Réalisé par Nicolas Winding Refn ; écrit par Nicolas Winding Refn, Mary Laws et Polly Stenham
... La plastique diabolique
La sortie d’un film du danois
Nicolas Winding Refn est toujours un événement tant le réalisateur propose un
cinéma radical, stimulant et esthétique qui laisse toujours le spectateur
marqué par ce qu’il a vu. C’est véritablement avec Drive que le grand public a fait connaissance avec le talent et la
singularité du scandinave : prix de la mise en scène à Cannes en 2011, le
film est un succès critique et public, porté par un Ryan Gosling imposant à qui
le réalisateur fera d’ailleurs de nouveau appel pour Only God Forgives. Sélectionné également à Cannes en 2013, le film
ne fera par l’unanimité, contrairement à son prédécesseur. Les spectateurs en
particulier, qui étaient restés sur le souvenir de Drive, sont surpris de cette plongée abyssale et formaliste dans le
vice, la vengeance et la violence. C’est pourtant là que réside en partie le
cinéma de Nicolas Winding Refn : ceux qui ont vu son indispensable
trilogie Puscher (sur le monde sordide
des trafiquants de drogues) savent jusqu’où peut aller le cinéaste pour mettre
mal à l’aise le spectateur et l’acculer au destin tortueux de ses personnages.
Rien d’étonnant alors qu’il se soit intéressé à la vie du prisonnier le plus
dangereux d’Angleterre avec Bronson,
permettant à Tom Hardy de réaliser une performance d’acteur. Explorateur
visuel, le réalisateur aime conférer à l’image une puissance évocatrice qui
choque, éblouit ou intrigue, il en fait le principe même de The Neon Demon (présenté en compétition
officielle à Cannes) où les lumières et la colorimétrie enveloppent un drame
fantasmagorique qui flirte avec l’horreur. C’est dans l’univers du mannequinat
qui se déroule cette histoire anxiogène qui offre la possibilité au danois
d’exploiter précisément la thématique de l’image avec tout ce que cela implique
de dualité : derrière les reflets se cachent d’affreux enjeux où la beauté
est autant une bénédiction qu’une malédiction. La très jeune Jesse, adolescente
contrainte de mentir sur son âge, possède une splendeur naturelle telle qu’à
peine arrivée en ville, la voilà déjà sollicitée par le gratin de la mode,
toujours avide d’un nouveau visage. Elle fait donc une entrée spectaculaire
dans un milieu dont elle va découvrir et subir les coulisses impitoyables. Mais
si la jalousie est de mise, ce sentiment va prendre des proportions
terrifiantes aux conséquences extrêmes. The
Neon Demon est dans la continuité de Only
God Forgives et va donc à coup sûr dérouter nombre de spectateurs mais oser
regarder ce film droit dans ses flashs fluorescents procure une sensation
hallucinogène qui nous fait basculer
dans un pays où les merveilles ont viré au vermeille.
Alice, Blanche-Neige ou
Cendrillon : il y a un peu de chacune d’elles dans un film qui joue sur la
féérie, mais une féérie dangereuse et pervertie. Jesse (Elle Fanning, qui
jouait d’ailleurs la princesse de La
Belle au Bois Dormant dans le film Maléfique) est
en effet cette beauté juvénile et candide qui arrive en ville (Los Angeles,
forcément) pour y réaliser son rêve, comme des milliers d’autres, celui d’être
mannequin. C’est évidemment jouissif de voir comment Nicolas Winding Refn s’empare
de ce canevas convenu pour le
transfigurer en un dédale délirant et malsain, en objet cinématographique
attractif et luminescent. « Un diamant
au milieu d’un océan de verre » : voilà comment est décrite
Jesse, pierre angulaire du film avec qui on pénètre les arcanes des séances
photos et qui fait la connaissance des froides Gigi et Sarah, deux mannequins
bien installées, et de Ruby, maquilleuse à la familiarité suspecte. Le cinéaste
ne pouvait pas passer à côté du motif du miroir dont il se sert pour pointer
d’emblée un désir lié à l’image du physique et à l’illusion : Jesse et Ruby
échangent leurs premiers mots dos à dos mais face à face grâce au jeu des
glaces. Le film déclinera ces miroirs inauguraux comme autant de rappels au
défi des apparences car c’est un combat au quotidien pour ces filles
interchangeables dont la quête de perfection devient uniformité. La séquence du
casting pour le défilé dans un environnement immaculé inscrit dans sa mise en
scène ce côté étalage clinique de chairs déshumanisées. Jesse a au contraire ce
quelque chose qui fait d’elle une exception suscitant la fascination des
professionnels et la répulsion de ses collègues pour qui elle est une menace
d’autant plus insupportable que son corps est intact de toute chirurgie
esthétique.
A sa fraîcheur, sa gaîté et son
rêve étoilé (il faut la voir marcher nuitamment sur la pointe des pieds, telle
une funambule sur les hauteurs de la ville et ses lueurs) s’oppose le cauchemar
pailleté des rancœurs féminines. Le parcours de Jesse est d’ailleurs comme
rongé par le macabre : mannequins filiformes et livides, séance photo
mimant la mort, course contre un vieillissement inéluctable synonyme de mort
artistique. Le travail de Ruby résume à lui seul cette gangrène d’un métier où
la fin est inhérente à l’activité : à la fois maquilleuse de modèles
et…thanatopracteur. Nicolas Winding Refn, comme le laissait entendre le titre, exploite
un parti pris basé sur des éclairages travaillés afin de donner une atmosphère
tour à tour onirique et angoissante en cohérence avec l’histoire qu’il conte.
Le générique du début présente cette riche palette de couleurs en faisant se
succéder différentes teintes sur du verre dépoli, ce qui annonce également
l’abstraction que le film va cultiver avec des séquences esthétiques qui
fascinent l’œil. La scène du spectacle sous une lumière stroboscopique sur fond
de musique électro est puissante, surtout qu’elle ne se contente pas de briller
par son formalisme, elle dit des choses sur les tensions ambiantes au rythme
d’échanges de regards saccadés. Ces tableaux baroques aux couleurs
psychédéliques sont donc reliés entre eux dans un film à la démarche artistique
assumée (le réalisateur allant toujours au bout de ses idées, quitte à
déstabiliser) qui interroge le jusqu’au-boutisme de personnages obnubilés par
le dictat du corps parfait. The Neon
Demon est un film à la plastique diabolique et au contenu hypnotique.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
08/06/2016