dimanche 30 novembre 2014

► UN ILLUSTRE INCONNU (2014)

Écrit et réalisé par Matthieu Delaporte et Alexandre De La Patellière


... Sous la peau


Changement de registre radical pour Matthieu Delaporte, le réalisateur de La Jungle (2006), sympathique road-movie intra-muros avec un Guillaume Galienne pas encore aussi populaire qu’aujourd’hui puis du Prénom, succès public en 2012 qui a permis à Guillaume De Tonquédec d’obtenir le César du meilleur second rôle masculin. Co-écrit avec son complice de longue date, Alexandre de la Patellière, Un illustre inconnu est un drame identitaire qui tranche fortement avec ses films précédents. L’oxymore du titre met l’accent sur l’insignifiance d’une vie : celle de Sébastien Nicolas, agent immobilier terne aux costumes gris et étriqués, qui semble comme absent dans son rapport au monde et à ses semblables. Alors, pour fuir ce vide, Sébastien s’évade dans la vie des gens qu’il croise. Littéralement. Il observe puis décide de qui il va endosser l’identité et le visage. Car Sébastien ne se contente pas d’entrer dans la vie d’un autre, il devient cet autre. Passionnante, l’idée du film repose également sur la capacité d’un acteur à changer de physique en profondeur, défi que relève Mathieu Kassovitz avec réussite. Matthieu Delaporte met en scène, à travers cette incursion dans l’inquiétant changement de soi, les apparences pour mieux s’immiscer dans les carences. Jusqu’où Sébastien est-il prêt à aller pour vivre la vie de celui qu’il n’est pas ? A trop vouloir se défaire de son identité, ne risque-t-il pas de se prendre à sa propre métamorphose ?


« Si je n’ai pas existé, il m’a bien fallu vivre », c’est par cette terrible constatation que Sébastien Nicolas analyse son existence. L’homme est amer : alors qu’a lieu le baptême de son neveu, moment de joie et de partage, lui reste en retrait, comme étranger à l’agitation qui règne autour de lui. Des réponses brèves composent son discours. Assis dans la voiture à côté de son neveu, il semble l’ignorer. La non-spécificité de son patronyme (qui est aussi un prénom) semble contenir le banal et l’interchangeable. Dans une maison à l’intérieur dépourvu de tout intérêt, le temps semble s’être arrêté comme la routine (son armoire aligne les mêmes costumes) s’être inexorablement installée. « Connait-on vraiment les gens ? » s’interroge le prêtre à qui Sébastien s’est brièvement confié. Et en effet, dans le sous-sol de son pavillon, derrière une porte à code, il dissimule une tout autre vie : celle d’un homme qui prend l’apparence physique d’inconnus qu’il a au préalable repérés et étudiés. Cette pièce secrète est comme un compartiment mental qui renferme une psychologie déviante ; à la personnalité lisse de la surface répond une multitude d’autres, souterraines. Méthodique, il suit celui qu’il a décidé de devenir (rappelant en cela le Following (1998) de Christopher Nolan) avant de se grimer à l’identique pour, lors d’une absence de la personne, s’installer chez elle le temps de vivre à sa façon (mêmes gestes, même intonation de voix, mêmes activités). Si Walter Mitty (dans le film de Ben Stiller en 2013 comme dans l’original de McLeod en 1947) rêvait des instants de sa vie et devenait celui qu’il voulait par le pouvoir de l’imagination, Sébastien Nicolas a besoin, pour se sentir vivant, d’incarner une autre personne jusque dans sa chair. 


« Vous êtes comme un chat, on vous oublie puis on vous croise ». Ainsi est défini Sébastien par Henri de Montalte, illustre (deuxième sens du titre qui annonce la rencontre) violoniste misanthrope et vieillissant ayant dû abandonner sa passion suite à un accident, et qui va amener, malgré lui, Sébastien à se surpasser dans son art usurpatoire. Son métier d’agent immobilier est idéal pour le but qu’il poursuit : il fait visiter des lieux avant de visiter les vies qui vont y habiter. Une mécanique bien rodée n’a qu’une chose à craindre : l’enrayement. Sébastien a pu enchainer les incarnations car il est toujours parvenu à ne pas entrer en contact avec l’entourage de la personne dont il endosse l’identité (sauf de façon impromptue : scène du métro). Or, c’est bien ce qui va se produire avec Henri de Montalte, le mettant face aux limites de l’expérience. Dans L’homme qui voulait vivre sa vie (Éric Lartigau, 2010), Romain Duris était confronté à la même problématique, lui qui avait pris l’identité d’un autre pour se réaliser en tant que photographe. Mais que veut devenir Sébastien ? Entrer dans les peaux d’autrui, marcher dans des pas qui ne sont pas les siens étaient des actes à durée limitée dont la finalité semblait être de ressentir enfin quelque chose (le rire devant le spectacle d’un humoriste, la compassion à la réunion des alcooliques anonymes) par mimétisme uniquement. Un rôle de composition donc. L’interaction avec l’entourage du musicien va le faire entrer dans une nouvelle dimension de l’incarnation, la simulation faisant place à l’émotion, avec la tentation du point de non-retour. 


Matthieu Delaporte tisse habillement un piège psychologique et physique autour d’un personnage procédant nécessairement de la mise en abyme. En effet, Mathieu Kassovitz (investi et saisissant) joue Sébastien qui lui-même incarne d’autres personnages. On le voit ainsi travailler la tessiture vocale d’Henri de Montalte : c’est à la fois le personnage fictionnel qui répète tout autant que l’acteur du film. Encore plus troublant : Kassovitz interprète également Henri avant que Sébastien ne le devienne. Vertigineuses séquences où ils sont côte à côte : deux personnages, deux visages, un acteur qui dialogue avec celui qu’il est, qu’il n’est pas et qu’il va devenir. On pense évidemment dans une certaine mesure au magistral Holy Motors (2012) de Leos Carax et à la performance de Denis Lavant dans sa partition de rôles. Un illustre inconnu interroge la place de chacun dans son rapport aux autres et à soi-même, l’être humain se passionne pour savoir d’où il vient, mais sait-il seulement à quel moment il devient lui-même ?

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


22/11/14     

vendredi 21 novembre 2014

► MARIE HEURTIN (2014)

Réalisé par Jean-Pierre Améris ; écrit par Jean-Pierre Améris et Philippe Blasband 


 ... La pulsion de la connaissance


Le cinéma de Jean-Pierre Améris est celui de la rencontre, les personnages qu’il filme se découvrent, s’affrontent, s’aiment ou se quittent mais ils vont au moins emprunter une route commune face à l’adversité, et faire front, ensemble. Ainsi, Dimitri va-t-il accepter la mort grâce à Suzanne et sa joie de vivre dans C’est la vie (2010), tandis que la petite Élisabeth fera son voyage initiatique avec Yvon, échappé d’un asile dans Je m’appelle Élisabeth (2006). Marie Heurtin s’inscrit dans cette lignée à travers deux personnages, Sœur Marguerite et la jeune Marie, que la vie va mettre sur un même chemin. Inspiré d’une histoire vraie se déroulant à la fin du XIXème siècle, le film est le récit d’un apprentissage, celui d’une sourde et aveugle de naissance qu’une bonne sœur va prendre sous son aile. Jean-Pierre Améris sait traiter la particularité physique ou sentimentale, il l’a déjà fait dans Les Émotifs anonymes (2010) et dans son film précédent, L’homme qui rit (2012). Nombre de ses personnages ont ainsi un handicap, qu’il soit visible ou psychologique, qui complexifie en apparence leur rapport aux autres et au monde. Marie est donc de cette famille-là : n’ayant jamais quitté ses parents, son arrivée dans une congrégation religieuse qui s’occupent des sourdes est des plus compliquée. D’ailleurs, la mère supérieur n’en veut pas. Il faudra toute la détermination et l’enthousiasme de Sœur Marguerite pour que Marie devienne une pensionnaire. Mais, sans expérience, saura-t-elle s’occuper de cette enfant ? Jusqu’à quel point est-elle prête à s’engager ? Cette épreuve commune ne sera pas sans conséquences sur le ressenti profond de ces deux êtres que le réalisateur filme avec une belle délicatesse.


« Aujourd’hui, j’ai rencontré une âme ». C’est ainsi que Sœur Marguerite narre sa première rencontre avec Marie dans son journal. Par cette phrase, elle met l’accent sur une intériorité, sur ce qui vit dans ce corps sourd et aveugle et qu’elle souhaite vivement faire émerger. Il y a bien sûr une démarche proche de celle de la foi religieuse : elle croit à la possibilité d’amener la petite dans le monde de l’échange et du partage avec autrui alors même que cette dernière n’est que bruit et fureur. Sa croyance passe outre cette apparence : elle est déjà dans l’affect. Leur première rencontre est d’ailleurs symbolique puisqu’elle se passe par le toucher. Véritable « sauvageonne » comme Marguerite le dit elle-même, Marie s’échappe tel un animal effrayé et trouve refuge dans un arbre, faisant corps avec cette nature dont elle a l’habitude. La main de Marguerite (impeccable Isabelle Carré, toute en sobriété et empathie) ira alors chercher celle de l’enfant. Le contact est établi, la sœur a acquis sa certitude. Les sens sont ainsi au cœur du film comme de la vie de Marie, privée de deux, c'est grâce à l’olfactif et au toucher qu'elle appréhende le monde, d’une autre façon. C’est en palpant les visages et en sentant les mains qu’elle fait connaissance avec l’ensemble des sœurs, conférant une intimité certaine à cette interaction puisque toujours basée sur la proximité, ce que réussit bien à rendre Jean-Pierre Améris à travers le jeu d’Ariana Rivoire, elle-même sourde. Elle impressionne dans ce rôle, entre colère et apaisement, et rend prégnant les tourments de son personnage par ses gestes, ses expressions et sa manière de se mouvoir comme cela pouvait être le cas dans le film choc The Tribe (2014) avec uniquement des acteurs sourds.


Cette relation naît sous les coups : du refus de quitter la maisonnée parentale (scène du débattement) au rejet de conventions sociales dont elle ignore la pratique (scène du réfectoire). Le réalisateur choisit de faire durer ces scènes tendues et de les inscrire dans un temps qui est celui de la douleur : Marguerite effectue là son chemin de croix et elle en souffre physiquement (son état de santé est fragile) et moralement (à bout, elle envisage de renoncer). Ces scènes et cette histoire se regardent en miroir du remarquable  et incontournable Miracle en Alabama (Arthur Penn, 1962) qui s’inspirait également d’un cas réel similaire. Dans ces deux films, la figure de la femme dévouée émeut. Marguerite fait don de soi dans cet apprentissage long et difficile où elle est liée viscéralement à Marie. N’est-elle pas attachée, littéralement, à elle lors du trajet inaugural ? La ceinture qui les retient l’une à l’autre est un cordon de vie, un lien physique d’abord subit qui devient émotionnel et sensitif.


Comme dans L’enfant sauvage de Truffaut (1970), Marguerite va enseigner, par la répétition des attitudes à avoir dans la société (s’assoir à table, s’habiller, se coiffer, tenir une fourchette), une conduite que Marie se doit de suivre. Tout est à apprendre pour cette enfant qui n’a jamais été obligée à rien. La démarche de la bonne sœur est de pousser celle qui est aveugle et sourde à comprendre les choses en leur donnant un sens. Une des scènes les plus emblématiques est celle du couteau. L’objet préféré de Marie qu’elle hume et touche sans avoir conscience de sa définition et de sa fonction. Il fait sens pour elle, à Marie de lui faire comprendre le sens commun. L’enseignement du langage étant l’étape suivante et déterminante. Investie de tout son être, Marguerite se met d’ailleurs brièvement dans la situation physique de Marie en se bandant les yeux et en se bouchant les oreilles pour éprouver ce qu’elle ne connaît pas. Dans Peindre ou faire l’amour (2005), les frères Larrieu faisait d’ailleurs de même avec le spectateur en proposant momentanément un écran noir pour épouser la vision du personnage aveugle. Ainsi, ces partages de sensations (Marguerite dira de Marie qu’elle lui fait découvrir « un monde où tout ce qui est vivant palpite sous les doigts ») font du film de Jean-Pierre Améris un accomplissement ; d’une légèreté grave, il est une leçon de persévérance qui mène à la pulsion de la connaissance.

Publié par Le Plus du NouvelObs.com

15/11/14     

mercredi 12 novembre 2014

► INTERSTELLAR (2014)

Réalisé par Christopher Nolan ; écrit par Christopher et Jonathan Nolan


... Aux confins de l'être

Après avoir achevé avec succès sa trilogie consacrée au Chevalier Noir, le désormais très attendu Christopher Nolan nous fait quitter les bas-fonds de Gotham pour nous proposer avec Interstellar un voyage spatial des plus métaphysique. Inception (2010) lui avait déjà permis de mettre en scène les tourbillons de la conscience à travers l’attrait séduisant mais dangereux des possibilités du rêve. Sa nouvelle réalisation l’amène à étendre son propos au sort de l’humanité qui, précisément, a renoncé à l’éventualité d’un ailleurs. La Terre ne permet plus à ses habitants de vivre correctement, l’agriculture a décliné au fil du temps et seule la culture du maïs est encore envisageable. L’air est balayé de tempêtes de poussière qui empoisonnent lentement des humains résignés. Ancien pilote et ingénieur, Joseph Cooper (Matthew McConaughey) survit dans sa ferme avec son père et ses deux enfants, sa fille Murphy et son fils Tom. De mystérieux messages vont le conduire à découvrir avec sa fille une base secrète de la NASA qui, à l’insu de tous, poursuit un programme spatial des plus ambitieux : découvrir une autre planète hors du système solaire pouvant accueillir une humanité à bout de souffle. Première incursion remarquable dans la science-fiction spatiale pour Christopher Nolan qui trouve dans cette aventure sensible et épique une nouvelle dimension pour sa thématique récurrente du rapport à l’autre et à soi-même.  


Largement couvert par la littérature et le cinéma (à peine né, ce dernier emmenait déjà ses spectateurs au-delà de la Terre avec le fameux Voyage dans la lune de Méliès en 1902 alors que plus tard, le monumental 2001 de Kubrick (1968) ouvrait la voie matricielle qu’emprunte aujourd’hui Christopher Nolan), le thème de la conquête spatiale a ses figures et ses motifs. La singularité première d’Interstellar est précisément d’instaurer un monde qui a renoncé à sa volonté conquérante et donc savante. En effet, les politiques ont abandonné ces programmes trop couteux pour se concentrer sur le développement d’une agriculture moribonde. Éloquente séquence de l’école où on s’aperçoit que les manuels ont soit fait disparaître les exploits astronautiques, soit les ont fait passer pour de la propagande ennemie. Ce que déplore Cooper : « Par le passé, nous levions les yeux pour nous interroger sur notre place dans les étoiles ». La terre poussiéreuse est à présent le seul horizon.  


C’est donc par un renoncement que débute  l’histoire pour mieux bifurquer sur un commencement. Dans la lignée d’un Bruce Wayne, contraint au retour héroïque dont a besoin le peuple dans The Dark Knight Rises (2012), Christopher Nolan fait de Cooper son héros stellaire de façon assumée : « Vous avez besoin de moi pour sauver le monde alors » peut-on l’entendre répliquer au professeur chargé de la mission (Michael Caine). Derrière cette phrase volontairement grandiloquente figure en filigrane la mission de Cooper : se mettre au service des autres et donc faire des choix profonds. Dont celui de quitter son foyer. Pour que la philosophie du Magicien d’Oz (Fleming, 1939) : « Il n’y a pas de meilleur endroit que chez soi » perdure, il y a nécessité à se trouver un nouveau cocon. Car le réalisateur est resté fidèle à sa vision, celle où s’entremêle le destin d’un individu avec celui des autres et en particulier des proches. Ainsi, l’intime sera au cœur de ce voyage dans l’univers, l’astronaute Amelia Brand (Anne Hathaway), qui l’accompagne, a le souvenir d’un homme aimé qu’elle espère retrouver tandis que Cooper est affecté d’avoir dû laisser sa famille, en particulier sa fille qu’il a quittée fâchée (jouée adulte par Jessica Chastain). Comme dans Sunshine (Danny Boyle, 2007) qui voyait un équipage chargé de réanimer un soleil mourant, ils vont être amenés à prendre des décisions cruciales au risque de leur entente. Se mettre en péril, c’est mettre l’humanité en danger.


L’exploration des mondes censés pouvoir accueillir l’être humain leur rappellera douloureusement le poids des résolutions. L’une d’elle illustrera de façon émouvante cette donnée sur laquelle ces explorateurs n’ont pas prise : le Temps, dont la notion devient relative au sein de l’espace. Le visionnage des messages transmis depuis la Terre devient la projection concrète d’un éloignement temporel irréversible. En un instant Cooper éprouve une myriade de sensations, celles d’une vie, celle de son fils, témoin éloigné d’une humanité qu’il s’est promis de sauver. De simples bribes de voix entendues à la radio offraient au personnage de Sandra Bullock, perdue en orbite autour de la Terre dans Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), cette présence émotivement salvatrice de l’Autre. Chez Christopher Nolan, la force de continuer vient de cette réalité réduite au souvenir, ne pas céder à l’abattement et enlacer le vivant encore et encore, jusqu’au bout. Tel est le sens du célèbre poème Do not go gentle into that good night (1951) du poète gallois Dylan Thomas, lu à deux reprises dans le film et qui exhorte tout un chacun à « Hurler à l’agonie de la lumière ». Interstellar, servi par une esthétique qui privilégie les échanges au spectaculaire, est une ode galactique aux sentiments humains, même dans l’espace sidéral, ils sont ce qui confère à l’existence son plus bel espoir. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com    

08/11/14

► UNE NOUVELLE AMIE (2014)

Écrit et réalisé par François Ozon, d'après une nouvelle de Ruth Rendell


... Comme une évidence

Le Ozon nouveau est arrivé ! Avec la régularité qu’on lui connaît (pratiquement un film par an), le réalisateur revient avec un film singulier, dans la veine d’une thématique qui lui tient à cœur, celle de l’expression d’une différence avec ses choix et ses conséquences. Son film précédent, Jeune et jolie (2013), accompagnait déjà les désirs particuliers d’une étudiante ayant décidé de se prostituer, par envie, et amenée à faire face à l’incompréhension de son entourage. Une nouvelle amie (librement adapté d’une nouvelle de Ruth Rendell) poursuit cette démarche à travers un bouleversement, celui qui se produit dans la vie de David qui vient de perdre  Laura, son épouse et mère de sa toute petite fille. Ce drame est vécu tout aussi profondément  par Claire, l’amie d’enfance de Laura qu’elle n’a jamais quittée. Inconsolable, chacun vit de son côté son deuil jusqu’au jour où Claire reprend contact avec David, ce qu’elle découvre alors va modifier sa vision de l’existence. 

En effet, elle s’aperçoit que David a pris l’habitude, chez lui, de s’habiller en femme, avec les vêtements de la défunte. Mais point ici d’aliénation mentale comme un Norman Bates qui se glissait dans la peau de sa mère pour commettre ses crimes dans Psychose (Hitchcock, 1960) mais plutôt une version adulte de Ma vie en rose (Alain Berliner, 1997). L’effet de surprise passée, une nouvelle relation émerge alors entre David et Claire, qui accepte étrangement rapidement cette situation inédite. Si Ozon choisit le drame sentimental, il le traite avec une certaine naïveté assumée dans une réalité idéalisée, comme dans Angel (2006) où il choisissait une esthétique grandiloquente pour faire corps avec son héroïne. Une nouvelle amie joue avec les apparences pour soulever les jupes de l’ambivalence et permettre l’expression d’un autre sens.


« C’est peut-être parce que je les désire que je veux leur ressembler ». David (Romain Duris) aussi s’interroge sur cette envie de devenir femme qui semble être naturelle pour lui, il en a même acquis les manières et les attitudes (intonation de voix, gestuel…) et puis n’est-ce pas également un moyen, certes particulier, d’offrir une mère à sa petite fille ? Les justifications ne sont cependant pas ce qui préoccupe David, il préfère montrer à Claire (Anaïs Demoustier) sa garde-robe et envisager des retouches ici et là. D’abord choquée, Claire va commencer à trouver son compte en celui qui est en train de devenir sa nouvelle amie. Mais cela est-il bien sain ? N’est-ce pas dans le souvenir de Laura que tous les deux s’enferment à travers ce mimétisme d’une histoire passée (le portrait peint de Laura les toise lors de la scène à la campagne)? 

S’il emprunte parfois le ton de la comédie (la visite de la belle-mère, la scène de l’ascenseur), Ozon n’est cependant pas dans le registre de Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959) avec les mythiques transformations en femmes de Tony Curtis et Jack Lemmon. Le travestissement à l’œuvre n’est pas une farce, il y a quelque chose de profond à l’œuvre dont ni David ni Claire ne maitrisent complétement l’évolution. Le film se situe d’avantage du côté de La fausse suivante (Benoît Jacquot, 2000) où Isabelle Hupert s’éprenait d’un homme qui était en réalité une femme (Sandrine Kiberlain) ou du cinéma de Polanski dans le trouble et le malaise que provoque le changement d’apparence comme dans La Vénus à la fourrure (2013) où Mathieu Amalric se paraît d’attributs féminins. Car David n’en reste pas moins attiré par les femmes et l’ambiguïté devient forte entre lui, Claire et Virginia (prénom donné à David par Claire à la consonance loin d’être innocente). 


Ozon n’a pas décidé de faire un film qui montrerait la difficulté d’un homme travesti en femme à s’intégrer dans la société. Il passe rapidement sur l’épreuve que représente la sortie de la maison vêtu en Virginia puis préfère la focalisation sur la relation naissante et équivoque entre les deux amies alors même que Claire est mariée à Gilles (Raphaël Personnaz). Ainsi, la séquence du shopping montre une complicité bien plus que les quelques regards en biais. Comme si le fait d’être accepté tel quel par Claire était gage d’existence épanouie pour Virginia. Lawrence Anyways (Xavier Dolan, 2012) était du même ressort et pointait la sensation viscérale d’être autre, mettre ce qu’il y avait au fond de soi en avant, rendre visuel son ressenti intérieur. Et la performance de Romain Duris est à souligner car il incarne avec une sensibilité certaine un rôle exigeant qui demande un travail d’interprétation fort afin que Virginia ne soit pas qu’un corps transformé mais bien une personne. Une fois acquis cette personnalité, l’importance de l’habillage est tout aussi soigné, pomponnée comme ses consœurs de 8 femmes (2001), Virginia est d’abord dans une certaine outrance (robe rose bonbon) que double la mise en scène par la descente de l’escalier façon diva. 

C’est qu’il y a un côté conte de fée revendiqué dans Une nouvelle amie, la demeure de Claire dans une campagne sublimée en étant le château rêvé. La ritournelle au piano en étant la parure musicale. Claire est cependant celle qui brise cette bulle enchantée forcément éphémère et tente de se raccrocher à la réalité : « Tu es malade ! » assène-t-elle comme pour se convaincre de quelque chose qui ne cesse de la troubler, l’amenant à la confusion mentale et à la spirale du mensonge envers son mari et elle-même. Ainsi, dans l’horizon du cinéma d’Almodóvar, Ozon filme l’éclosion d’un homme à une nature qui lui devient intensément évidente, comme lors de la scène du cabaret où le spectacle qui s’offre à lui est cette émotion vive qui transforme une supposition en affirmation. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

09/11/14