Écrit et réalisé par Jacques Doillon
... La beauté du geste
A l’occasion du centenaire de sa
disparition, le sculpteur Auguste Rodin est célébré : outre une rétrospective
au Grand Palais, il y a donc ce film de Jacques Doillon, présenté en
compétition à Cannes. Ce qui constitue en soi un événement puisqu’il n’avait
plus concouru dans cette catégorie depuis 1984 et La Pirate ! Son film est néanmoins incarné par un acteur qui
lui a eu récemment les honneurs du festival cannois : Vincent Lindon y a
en effet obtenu le prix d’interprétation masculine en 2015 pour son rôle dans La loi du marché. Ce n’est pas la
première fois que Jacques Doillon s’intéresse à des personnages faisant partie
du patrimoine culturel : on se souvient qu’il avait mis en scène la
relation entre les écrivains Benjamin Constant et Germaine de Staël dans Du fond du cœur (1994). Mais cela reste
néanmoins une exception dans sa filmographie, à laquelle s’ajoute désormais ce
portrait du sculpteur aux œuvres iconiques. Vincent Lindon avait en revanche
déjà eu l’occasion d’interpréter un personnage historique, en l’occurrence le
docteur Charcot, dans Augustine
(2012). Et qui dit Rodin dit Camille Claudel : l’élève devenue sa
maîtresse dans une relation aussi stimulante qu’orageuse, cette histoire de
passion amoureuse et créatrice qui s’entremêle avait tout pour séduire un cinéaste
qui depuis plus de 40 ans déjà dépeint les amours troublées et troublantes de
couples à tous les âges de la vie : que ce soit les adolescents de La fille de 15 ans (1989), les adultes
polyamoureux du Mariage à trois
(2010) ou encore de la jeune Camille qui veut donner son amour au Premier venu (2008). Les sentiments dans
tous leurs états, ça le connaît, et il fallait bien la finesse de son approche
pour s’immiscer dans l’intimité de ces deux artistes qui ont un temps lié leur
art et leur cœur. Comme l’indique le carton liminaire : le film commence
avec un Rodin qui, à 40 ans, va enfin acquérir la reconnaissance. L’état vient de
lui commander ce qui restera son œuvre la plus monumentale, bien qu’inachevée,
sa Porte de l’Enfer, d’après La Divine Comédie de Dante. Le film va
suivre ces années fructueuses qui verront éclore certaines de ses œuvres les
plus emblématiques comme se faner sa relation avec Camille Claudel avec, tel un
fil rouge, la création de sa statue de Balzac qu’il lui faudra imposer comme on
impose un style. C’est avec la beauté d’un geste gracile que Doillon réalise un
portrait d’une douceur passionnée où l’image est comme la main qui palpe la
matière.
L’artiste face à son œuvre :
ainsi s’ouvre Rodin dans un subtil
plan séquence, une image en continue comme une masse de terre, un bloc, qui
deviendra sculpture, qui deviendra film. La séquence opère d’ailleurs un
signifiant retournement de posture puisqu’elle s’achève par un Rodin qui nous
fait désormais face : la silhouette anonyme s’est muée en figure adoubée. « Je n’étais
personne avant » confesse-t-il plus tard à un Cézanne en manque de
reconnaissance. Doillon installe par la même occasion l’indissociable Camille
Claudel (Izïa Higelin, confirmant avec aplomb son césar du meilleur espoir
féminin obtenu en 2013) qui par sa perspicacité et son caractère enjouée se
fait un exégète séduisant et réconfortant. Leur relation est au cœur du film
qui peut être vu comme le contre-champ de celui de Bruno Nuytten (Camille Claudel, 1988, avec Isabelle
Adjani et Gérard Depardieu) qui suivait le parcours spécifique, en dehors de l’atelier
de Rodin, de l’artiste au destin tragique. Le cinéaste instaure à ce propos une
approche formelle qui réunit à l’écran le trio qui les constitue : lui,
elle et la sculpture. En effet, de nombreuses scènes s’organisent avec ce
principe comme disposition géographique : les deux protagonistes
dialoguent longuement avec au centre de l’image, et entre eux, une œuvre. A
deux reprises, il y a d’ailleurs une analogie entre la statue et le corps à
corps entre les amants : tout d’abord avec « Je suis belle », qui voit un homme porter la femme accroupie,
qui devient Rodin faisant corps avec Camille au lit dans la scène qui suit ;
puis « La valse » de
Claudel qui conduit les amoureux a esquissé un pas de danse. Ce mimétisme de la
mise en scène explore délicatement la liaison tant artistique que physique
entre les deux créateurs et comment cela les influence et les marque. Rodin ne
s’adressera-t-il pas seul face au visage de plâtre de son amante (L’Adieu) à la lueur d’une bougie
mélancolique ? De même, L’implorante
de Camille Claudel, dont il découvre dans le film une version primitive,
prend-elle une valeur tristement sentimentale à l’aune de leur histoire, tel un
dialogue artistique à distance.
L’homme aimant (mais pas
exclusif, ce qui précipitera sa rupture avec Camille) va ainsi de pair avec l’artiste
qui fait preuve de la même détermination dans son travail même s’il se heurte parfois
à l’incompréhension de ses contemporains : Les Bourgeois de Calais en sont un exemple frappant alors qu’ils
sont exactement ce que recherchait Rodin. Il fait presque s’animer les
personnages en demandant à ses modèles de tournoyer autour, inscrivant son œuvre
dans le vivant tel qu’il le conçoit. Sa représentation de Balzac, qui lui vaut
les critiques acerbes des commanditaires, lui fait dire : « Je ne cherche pas à plaire, je cherche le
vrai », et la conception en trois dimensions que permet la sculpture insuffle
effectivement à ses personnages une chair, quelle qu’en soit la matière. D’où l’importance
des modèles, nécessaire à l’acte créateur, Rodin n’hésitant pas à ruser quand
ce dernier se montre récalcitrant : il fera ainsi Victor Hugo de mémoire, allant
du modèle à la tête sculptée. Pour le fameux Balzac, il cherche un profil
approchant pour scruter et reproduire le vivant qu’il a besoin de contempler. Ce rapport au corps,
Jacques Doillon l’avait admirablement travaillé avec Mes séances de lutte (2013), hypnotique joute physique où, lors d’une
scène, la chair rose devenait boueuse, transformant le couple luttant en statue
en mouvement. Le film prend le parti de
plans longs pour accompagner dans son geste un Vincent Lindon époustouflant, habité
par la figure du maitre et qui, discrètement, prendra au détour d’un plan, l’attitude
de son mythique Penseur. Rythmé par
des fondus au noir qui confère au film son aspect de velours, Rodin est un film
passionnant sur un dompteur de matière qui donne vie à l’inerte.