mercredi 22 janvier 2014

► R (2010)

Écrit et réalisé par Tobias Lindholm et Michael Noer



... Emmurés vivants

Il est des films d’où l’on sort éprouvé, moralement et physiquement, R, réalisé par un duo danois, Tobias Lindholm et Michael Noer, est de ceux-là. L’univers carcéral a souvent fait l’objet de films jusqu’à en devenir un genre en lui-même, celui des réalisateurs s’inscrit violemment dans la lignée des immersions réussies, tant au niveau d’une réalisation cinglante par la froideur de ce qu’elle montre que des acteurs qui transmettent la dureté absolue d’un huis clos sans concession, sans échappatoire, sans espoir. Premier film, co-réalisé, de Tobias Lindholm (scénariste de l’excellent La chasse, 2012) que l’on connait en France pour le déjà marquant Hijacking (2012) dont le succès critique n’est certainement pas étranger à la sortie (4 ans après le Danemark !) de R. On y suit d’ailleurs  l’acteur Pilou Asbæk qu’on retrouvera dans Hijacking. C’est lui le protagoniste principal, lui qui donne l’initial de son prénom (Rune) au titre du film, focalisation lourde de sens tant elle annonce la déshumanisation, le caractère remplaçable des intermédiaires, l’effacement d’une grande partie de soi devant la noirceur qu’impose la survie dans cet univers. L’impact est radical et remarquable.


« Et moi, que va-t-il m’arriver ? ». Ce sont les premiers mots de Rune après une quinzaine de minutes où nous n’avons été confrontés qu’à son silence mutique. Il vient d’arriver en prison et n’a pas d’autre choix que d’obéir aux détenus pour qui il est un nouveau pion dont ils veulent disposer pour leurs affaires courantes. Sa question s’adresse ainsi à l’un de ceux qui lui demande de mener une expédition punitive, seul, contre un autre détenu. Premier fait d’armes réalisé sous la contrainte. Acte inaugural sanglant. L’amplitude de son interrogation s’étend à tout son parcours qui n’est pas sans rappeler celui qu’avait mis en scène Jacques Audiard dans le mémorable Un prophète (2009). Rune, qui a de la violence en lui, fait cependant profil bas dans son quartier de semi-liberté où les cellules sont ouvertes durant la journée. Son goût de l’ordre et du ménage (ce sera sa seule demande : pouvoir nettoyer sa cellule) lui permet d’acquérir un petit intérêt au sein des autres détenus (on se sert de lui pour faire diversion en lui demandant de nettoyer les vitres de la loge des gardiens). Paradoxalement, c’est en voulant l’humilier (nettoyage des sanitaires) qu’ils vont lui permettre de trouver le moyen (faire transiter de la drogue par une canalisation) d’acquérir un statut actif, là où il en était réduit à la passivité.


Rune se distingue des autres (baraqués, tatoués, rasés) par son allure (taille et poids moyen, cheveux blonds), s’il semble docile dans un premier temps, l’interrogatoire musclé des gardiens, suite à l’agression qu’il a menée, libère une rage dont on l’avait déjà vu se contenir. Sa découverte du moyen de faire circuler la drogue va lui conférer un certain pouvoir, lui permettant même de poser ses conditions. D’utilisé, il est devenu utile. Il sympathise avec celui qui devient sa «mule », Rashid (Dulfi Al-Jabouri), et qui réceptionne la drogue. L’autre moment de grâce dans cet endroit qui en est dépourvue est une surprenante scène autour de perruches : les détenus réunis s’amusent. Contraste saisissant rapidement annihilé. 


Ce petit commerce interne montre comment, dans ces conditions carcérales, tout est détourné de son affectation première. La canalisation devient réceptrice, le petit œuf en plastique permet le contenu de la drogue, la boule de billard sert d’objet d’attaque, de l’huile bouillante devient le liquide d’une vengeance immonde…De la même façon, Rune a été détourné, qu’il ait subi ou fait subir, il n’est plus celui qui est entré. Sa crise de nerf intense (qui lui vaut d’être sanglé) l’enferme un peu plus dans une spirale où le moindre faux pas vaut condamnation. Le fait qu’il se rase le crane entérine la perte de sa propre existence et l’illusion du pluriel (être comme les autres) là où ne s’assène que l’individualité.


La noirceur suinte à chaque plan de ses hommes en cage, l’allusion au zoo faite par la grand-mère de Rune (dans le contexte joyeux de l’enfance) prend un aspect sordide derrière les murs de la prison : la loi du plus fort et du plus offrant est reine et comme dans le règne animal, l’un finit toujours mangé par l’autre. Rune n’a-t-il pas d’ailleurs pris la place de celui dont il a essuyé les traces de sang ? Très bien construit dans sa forme, le film scande son atmosphère au-delà du pesant par un récurent bourdonnement instrumental des plus anxiogène qui resserre autour de Rune, puis de Rashid, l’implacable descente vers des abysses de brutalité. Lorsque le film prend un virage pour changer habilement de point de vue, il en conserve l’âpreté et l’ignoble. Chacun finit par rendre compte que ce soit pour cause d’obéissance comme de repentance. Cette inextinguible animosité, à la réalisation frappante, entraine chez le spectateur un vertige de stupeur.



18/01/13  

mercredi 15 janvier 2014

► YVES SAINT LAURENT (2014)

Réalisé par Jalil Lespert ; écrit par Jalil Lespert, Marie-Pierre Huster et Jacques Fieschi, librement adapté de l'ouvrage de Laurence Benaïm.


... Éclats

Troisième long métrage d’un Jalil Lespert que l’on connait plus en tant qu’acteur, cette réalisation vibrante du portrait d’Yves Saint Laurent devrait le faire découvrir en tant que réalisateur auprès du grand public. Disparu depuis 2008, le couturier aux nombreux qualificatifs laudatifs n’avait pas encore eu son image cinématographique fictionnelle, lui qui avait tant à faire avec les images précisément : celles de ses croquis, celles de silhouettes féminines qui l’inspiraient et sa propre image, celle certainement avec  laquelle il avait le plus de mal, lui le créateur à la timidité viscérale. C’est qu’il faut également du temps pour tisser sur grand écran une vie de cette ampleur que Jalil Lespert a voulu au plus près de ce qu’elle a été (librement inspiré par l’ouvrage de  Laurence Benaïm). Le compagnon de toujours, Pierre Bergé, lui a ainsi ouvert la malle aux souvenirs, faite de dessins orignaux, de photos, de costumes issus des collections, d’objets. Autant d’éléments épars, autant d’éclats d’existences que le réalisateur assemble avec soin pour faire défiler des décennies fondatrices de l’art de la mode en choisissant d’attirer notre regard vers l’alcôve refuge d’Yves Saint Laurent, les coulisses de sa propre vie…


Une scène située à la fin du film nous le montre d’ailleurs jeter un coup d’œil, comme au théâtre, dans un petit trou prévu à cet effet dans le rideau séparant les coulisses de la scène du défilé. Plus à l’aise en concevant qu’en se montrant, sa rencontre avec Pierre Bergé lui permit de se consacrer à la seule chose pour laquelle il n’éprouvait pas la sensation d’être perdu : la haute-couture. La marche en avant d’Yves (une focalisation sur le prénom lors de l’apparition du titre positionne sur le film sur l’objet de son attention) sera aussi le portrait en creux de Pierre Berger. « Qui êtes-vous ? » lui lance une journaliste. Il est l’homme de l’ombre tout autant que l’homme d’une vie, celle de celui qu’il va porter vers la lumière des défilés. Deux destins liés dont Jalil Lespert devait réussir le casting tant les éclats des personnages dans leur relation tumultueuse devaient trouver une juste interprétation.


Guillaume Gallienne continue ainsi de convaincre après son triomphe dans son propre film Les garçons et Guillaume, à table !, il compose une interprétation solide d’un homme à la fois amoureux, protecteur et accompagnateur. Et puis, bien sûr, il y a Pierre Niney, de la Comédie-Française, comme son camarade, qui devient Yves Saint Laurent. Le mimétisme saisissant se décline aussi bien physiquement qu’à travers le phrasé si particulier et reconnaissable du couturier en passant par la gestuelle jusqu’au détail qui fait sens (ce tic de réajuster ses lunettes). Loin de se retrouver piégé dans un carcan interprétatif, Pierre Niney arrive à faire siennes ces attitudes pour jouer sur les nuances et rendre la complexité d’un personnage à failles.


Car le réalisateur n’occulte pas les dérives qui ont été celles d’Yves Saint Laurent lors des premières  années de création. « Au pire, je ferai de mon mieux », cette belle formule est sa réponse lorsqu’il devient le directeur artistique chez Dior dont il était l’assistant. La déclaration, à valeur d’oxymore, contient en elle-même les descentes et les remontées qui seront celles du créateur. Sa timidité en public semble ainsi voler en éclats quand il s’agit, nuitamment, d’expérimenter les milieux interlopes, d’exacerber les désirs et de goûter aux paradis artificiels, sous les yeux désapprobateurs de Pierre Bergé. Subjugué par le talent et désemparé face à ce comportement destructeur. « Si tu veux mourir, moi je ne peux rien faire pour toi ». La force créatrice l’emportera sur le mal être et les tentations vers l’obscure, Yves atteignant même la sérénité dans une scène pleine de simplicité, celle du bonheur, lorsqu’il répond au « Questionnaire de Proust » dans la piscine. 


Ce portait ainsi intimiste consacré au couturier est fait de ces alternances d’humeurs, de privé et de public, d’éclats de voix et de génie. Jalil Lespert montre tout autant la naissance d’un créateur qui changea radicalement le vestiaire féminin que l’éclosion d’une passion, faite non pas de tissu mais de chair et d’esprit. Celle avec celui qui, en voix off, s’adresse précisément directement à son compagnon. A l’éclatant défilé final sur les envolées vocales de Maria Callas, aux lumières et aux flashes succèdent avec raison la silhouette au crépuscule (écho au début du film, dans la maison familiale à Oran, où de dos, face à la fenêtre, le jeune Yves trace des esquisses). Il y a le silence, l’apaisement, deux hommes, un amour.

12/01/14

dimanche 12 janvier 2014

► TEL PÈRE TEL FILS (2013)

Écrit et réalisé par Hirokazu Kore-eda


... La greffe des sentiments

Hirokazu Kore-eda est un explorateur. Un explorateur des relations humaines et la cellule familiale est son champ d’investigation de prédilection, n’est-elle pas en effet, à bien des égards, le reflet d’une société ? (son film précédent I wish (2011) traitait de deux jeunes frères séparés faisant tout pour se rejoindre, Still Walking (2008) était la peinture d’une réunion familiale).Ce microcosme permet au réalisateur japonais de mettre sous tension les émotions des uns et des autres pour provoquer, bien souvent, des prises de conscience. Son dernier film, qui a obtenu le Prix du Jury à Cannes cette année, est en quelque sorte une version asiatique de La vie est un long fleuve tranquille (Étienne Chatiliez, 1988). La comédie satirique laisse néanmoins ici la place à une tonalité résolument plus dramatique qui développe une belle sensibilité dans une chronique sociale poignante admirablement mise en scène. La trame est donc celle de l’échange de nouveaux nés, constaté six ans plus tard, de la rencontre des deux familles au style de vie opposé et de la décision à prendre, lourde de conséquences, pour les enfants comme pour les parents…Car le film joue sur plusieurs tableaux et l’étude de la figure du père, centrale, est d’une finesse touchante.


Ryota (Masaharu Fukuyama) est un père de famille travailleur et exigeant : il a construit sa vie comme l’architecte qu’il est. Tout doit se tenir selon ses plans, c’est lui qui travaille pendant que son épouse Midori (Machiko Ono) s’occupe du petit, il n’y a pas de place pour l’imprévu et si son fils fait du piano, c’est que lui l’a voulu. Il a des ambitions certaines pour ce dernier, Keita (Keita Ninomiya), et l’ouverture du film pose d’emblée plusieurs éléments importants quant au statut des personnages. Les parents et l’enfant passent un entretien devant le jury d’une école privée : la rigueur de la situation est à la fois amusante (les parents figés sur leur chaise avec les mains sur les genoux comme des élèves sérieux) tout autant qu’elle anticipe la thématique du film. En effet, on interroge l’enfant sur ces goûts et ses relations avec ses parents. Eux-mêmes sont comme redevenus des enfants à qui des adultes font passer une épreuve pour intégrer une école sélective. Et la question du rapport de l’adulte à l’enfant (plus que l’inverse) ainsi que l’intégration d’une nouvelle donne familiale (un enfant qui est le sien mais qu’on ne connaît pas) seront les points d’ancrage de l’histoire. La séquence qui suit immédiatement (Keita jouant gaiement) pose quant à elle la question du jeu enfantin et son opposition à l’aspiration du père qui projette l’avenir de son fils sans partager avec lui (ou alors de façon chronométrée) le moment présent. 


A la figure prédominante et rigide de Ryota répond la décontraction de Yudai (Lily Franky), le père de l’autre famille. Même si tout semble d’abord les opposer (riche/modeste, tenue / laisser aller, droiture / vénalité, langage soutenu / familier), il va moins s’agir de maintenir le contraste que de le nuancer en faisant comprendre à Ryota qu’il existe d’autre voies familiales, d’autres modèles. La notion de trajectoire est d’ailleurs reprise au sens propre au travers divers plans d’escaliers, d’ascenseurs, de routes (aller et retour), de rails, autant de motifs accompagnant la circulation du nœud familiale. La ligne droite de l’architecte Ryota qui pensait sa famille comme une maquette idéale (scène du bureau où il fait rajouter des figurines de couples avec des chiens pour faire plus « chez soi ») s’est brisée. L’appartement de standing est grand mais froid, la petite maison-commerce de Yudai est décrépie mais chaleureuse. Le traditionnel Ryota souhaite une bonne nuit à son fils à une distance respectueuse, là où le contact tactile est primordial dans l’autre famille, on y fait les choses ensemble.


Influencé par son propre conflit avec son père, Ryota est obnubilé par la filiation sanguine et la crainte de voir, avec le temps (toujours cette idée de la projection), celui qu’il pensait être son fils ressembler à Yudai dont il méprise ce qu’il considère être une vie sans ambition. Ce dernier, sous ces allures lunaires et négligées, tiendra pourtant à Ryota un discours simple mais révélateur (scène de la rivière) sur les rapports avec son fils. Car dans cette procédure d’échange progressif, Keita s’adapte bien mieux que Ryussei (l’autre garçon) et ce dernier, chez ces nouveaux parents, met même son père biologique face à ses propres incertitudes (en ne cessant de demander « nande » (pourquoi ?) en réponse aux exigences de comportement de Ryota qui y voyait dans un premier temps l'opportunité d’inculquer de nouveau son rigorisme à ce fils inattendu, la scène des baguettes est éloquente). Midori le vit comme un deuil (elle remplace les photos) et se sent coupable de n’avoir rien deviné en tant que mère. Ce sont ainsi les parents, et en particulier Ryota, qui vont vraiment vivre l’expérience du déracinement, avec leurs réactions d’adultes, forcément différentes de celles des enfants. Et ce sera au père de comprendre un statut qu’il n’a jamais vraiment endossé, une prise de responsabilités en plusieurs temps qui donnera lieu à des séquences marquantes et émouvantes pour que les sens de la conscience se frayent un même chemin.

29/12/13

Sélectionnée et publiée par Le Plus du Nouvelobs.com