Réalisé par Joaquim Lafosse ; écrit par J. Lafosse, F. Bourdino, M. Pingeot et T. Van Zuylen
... La désunion passionnée
Le belge Joaquim Lafosse avait entamé
l’année avec son film tiré de la rocambolesque histoire de L’Arche de Zoé, un
fiasco humanitaire dont on se souvient encore. Les chevaliers blancs, avec Vincent Lindon, a donc déjà son
successeur et malgré une sortie inhabituellement aussi rapprochée, la qualité
est toujours au rendez-vous pour son nouveau film. L’économie du couple a bénéficié d’une exposition au dernier
festival de Cannes lors de la très prisée Quinzaine des réalisateurs. Le
cinéaste s’installe de plus en plus dans la sélection cannoise après avoir commencé
par y présenter A perdre la raison
dans la catégorie Un certain regard en
2012. Avant d’intégrer la compétition officielle ? Car ses films
sont d’un intérêt certain, toujours subtil et habile dans son approche des
relations humaines, le réalisateur pointent sa caméra là où ça fait mal, là où
les limites se heurtent à la résistance ou à la déchéance. C’est précisément
dans cet infernal entre-deux que se trouvent les protagonistes de L’économie du couple : un homme et
une femme sont en pleine crise conjugal, devant le regard inquiet de leurs deux
jeunes filles. La rupture est consommée mais pas la séparation : en
conflit sur le partage de l’appartement commun, Marie et Boris refusent chacun
d’abdiquer et continuent donc de vivre sous un même toit devenu le lieu de
leurs virulentes disputes quotidiennes. Cette cohabitation forcée aggrave la
douleur d’un bonheur qui n’est plus qu’un leurre, l’entente de façade ne
résiste pas aux rancœurs que cristallise le différent sur l’habitation. Cela ne
peut plus durer mais comment y mettre un terme quand chacun refuse de
comprendre l’autre ? Thème majeur du cinéma, la crise conjugale n’a pas
épuisé tous ses ressorts pour celui qui sait s’en emparer avec intelligence et
c’est le cas de Joaquim Lafosse qui fait d’une passion devenue confrontation un
film fin, tendu et ambigu.
« Je
l’ai vraiment aimé, mais là c’est pathétique » : Marie constate
amèrement l’impasse dans laquelle elle s’est engouffrée et dont elle ne sait
comment se sortir. La situation est en effet des plus détestables : vivre
avec une personne qu’on ne supporte plus est un supplice que cette mère de
famille se refuse à endurer plus longtemps. La mise en scène toujours aussi
inspirée du réalisateur ne tarde pas à signaler l’anomalie d’un quotidien
ritualisé : entre les devoirs, le bain et le dîner vient s’intercaler un
mari qui n’est pas attendu. Il n’est d’abord qu’une voix qui surprend Marie
puis un corps qui ne rentre pas dans le cadre : il n’est pas le bienvenu
dans le champ comme il n’a plus sa place dans la maison. « C’est pas ton jour ! » :
on comprend que ce qui reste du couple a dû s’organiser pour certes cohabiter
mais en laissant le plus possible d’espace à l’autre… Pas si simple ! Le
choix du huis clos est pertinent puisqu’il est un rappel incessant de ce qui
étouffe Boris et Marie dans une destruction journalière. On pense bien sûr au
modèle du genre : Le Chat
(Pierre Granier-Deferre, 1971) avec l’affrontement d’un couple vieillissant
joué par les deux monstres sacrés qu’étaient Gabin et Signoret. Chez Joachim
Lafosse, c’est l’appartement qui devient l’objet de toutes les attentions et de
toutes les discordes : il appartient à Marie mais Boris y a fait des
travaux conséquents, l’un et l’autre revendiquent donc sa propriété. Devenu le catalyseur des reproches, il est le
témoin muet d’une unité transformé en frontière (de la chambre séparée à
l’étagère du frigo !) puisqu’il faut bien se partager cet environnement de
vie, avec toute l’ambivalence que cela suscite. L’excellente scène du repas
avec les amis de Marie (et donc de Boris) installe un malaise communicatif et
une tension exacerbée : quelle est la place de chacun dans ce règlement de
compte ? Marie vit toujours avec
Boris mais ne l’aime plus, ses amis sont venus la voir mais
peuvent-ils ignorer le mari ? Et lui, doit-il faire profil bas ou jouer
les victimes ? Dans un écho à la célèbre scène de repas d’A nos amours (Pialat, 1983), le cinéaste
donne à cette séquence une pulsion dramatique dont les acteurs s’emparent avec
force.
Car une histoire de couple se
doit d’avoir des interprètes à la hauteur des ambitions du réalisateur et c’est
bien le cas ici. Le choix de Bérénice Bejo (qui avait déjà joué une femme au
cœur d’un conflit familial dans Le passé
d’Asghar Farhadi) s’avère d’une grande justesse, elle porte le rôle de Marie
avec un entrain qui se ressent, laissant éclater sa colère comme ses moments de
détresse. La répartie cinglante et masculine est assurée par un Cédric Kahn
qu’on connait plus réalisateur qu’acteur, même si ce n’est pas sa première
expérience. Le réalisateur de Vie sauvage
(2014) compose un contrepoids solide, lui qui a souvent mis en scène le couple
comme dans L’Ennui ou encore Les Regrets. Sans oublier une Marthe
Keller en matriarche dépassée, aux
mœurs d’un autre temps, qui déplore le manque de combattivité des couples
d’aujourd’hui pour durer. Les deux acteurs nous rendent leur personnage
consistant et vibrant, faisant de Marie et Boris des adultes entêtés mais à
l’écoute de leurs enfants qu’ils essayent malgré tout de préserver. La belle
scène de la danse familiale illustre le piège d’une situation en trompe-l’œil
où chaque moment ravive un souvenir ou en crée un nouveau dans l’artifice d’un
vivre-ensemble qui n’a plus lieu d’être. L’économie
du couple est un déchirement physique et psychologique intense de deux
amoureux devenus odieux l’un envers l’autre, emmurés dans un lieu comme en leur
passé et dont l’avenir ne pourra s’espérer que hors les murs…
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
10/08/16