mardi 26 janvier 2016

►LES CHEVALIERS BLANCS (2015)

Réalisé par Joachim Lafosse ; écrit par Joachim Lafosse, Bulle Decarpentries et Thomas Van Zuylen d'après le livre de François-Xavier Pinte et Geoffroy d'Ursel


... Sauveurs menteurs
 

Joachim Lafosse est un réalisateur belge qui compte : Les chevaliers blancs est son quatrième film et il s’inscrit avec la même constance dans une approche fine d’un cinéma qui interroge les limites de personnages confrontés à une crise. C’est toujours à travers le groupe, qu’il soit familial (Nue propriété, 2006), amical (Élève libre, 2008) ou conjugal (A perdre la raison, 2012), que les films du cinéaste sondent les rapports humains entre complexité, paradoxe et engrenage. Le rapport qu’il peut y avoir avec les autres, dans sa convergence comme sa divergence, anime une démarche dramatique qui mène à un éclatement. On saisit donc d’emblée ce qui l’a intéressé dans l’histoire de ceux qu’il nomme Les chevaliers blancs, inspirée de la retentissante mésaventure de l’association humanitaire L’arche de Zoé qui se termina en fiasco en octobre 2007 alors que l’équipe tentait illégalement d’exfiltrer de leur pays une centaine d’enfants tchadiens prétendument orphelins. Les méthodes et les arguments des membres de l’opération avaient interloqué l’opinion et les politiques. C’est d’ailleurs dans le livre Nicolas Sarkozy dans l'avion? Les zozos de la Françafrique, que Joachim Lafosse puise les axes de son film qui va suivre le déroulé des manœuvres visant à collecter, car c’est bien le verbe qui convient, des enfants, de villages en villages. Outre l’action concrète, ce sont les interactions entre chacun qui vont nourrir la chronique de cet insensé projet qui commet nombre d’entorses à la notion d’humanitaire : peut-on s’autoriser à tout pour défendre une cause que l’on qualifie de juste ? L’équipe, qui est sous la responsabilité du meneur Jacques, est composée d’un côté de sapeurs-pompiers, de l’autre d’infirmières menées par Chris. Françoise, une journaliste, a été embauchée pour réaliser un reportage sur le travail du groupe. Tous débarquent dans un pays d’Afrique qui n’est pas nommé avec un objectif : recueillir le maximum d’enfants en un minimum de temps. Mais l’unité ne va pas tarder à se fissurer devant les difficultés et les doutes qui assaillent certains dans une mission qui se révèle beaucoup plus trouble que prévu. Le cinéaste belge ne cherche pas le jugement mais à cerner des profils dont les agissements posent des questions plus larges tout comme à saisir la montée du basculement, vers la confortation, le rejet ou l’adhésion des protagonistes dans ce film adroit et éclairant.

« Il nous faut les enfants » : l’exigence de Jacques ne supporte pas de contradiction. Ce leader charismatique (il faut le voir haranguer la foule pour recruter des employés) se montre aussi pressé qu’exaspéré par un chef de village qui promet mais sans donner. Tout rappel la transaction financière de marchandise (délais, argent, négociation) sauf qu’il est bien question d’êtres humains et en l’occurrence d’enfants de moins de 5 ans. Pourquoi cette limite sur laquelle il sera intransigeant ? Car au-delà, les parents adoptants ne sont plus demandeurs : une facette du marché de l’adoption crue mais réelle (qui sera illustrée par un coup de fil à l’une des mères en attente). Et quand le chef du village propose enfin des enfants, l’équipe se voit dans l’obligation de trier les jeunes des plus âgés. Malaise face à cet humanitaire sélectif qui dissimule son but : le transfert hors du pays de ces « orphelins ». Car au mensonge initial de l’ONG (création d’un orphelinat) s’ajoute celui des chefs de villages qui livrent des enfants ayant toujours de la famille. L’imbroglio est complet et fait naître les dissensions au sein de l’équipe. Joachim Lafosse est habile dans l’art de mettre en scène l’implosion latente, il se sert souvent de l’objet usuel qu’est la table à manger pour organiser les prises de paroles et les confrontations. Comme la mère et ses deux fils dans Nue propriété, c’est autour de la table (qui permet la réunion) qu’éclatent les tensions des personnages des Chevaliers blancs. Chris (Yannick Renier, fidèle au réalisateur), qui représente les infirmiers, s’oppose à Jacques (Vincent Lindon, toujours aussi inspiré) et incarne une certaine conscience (face au danger, à l’approximation, à l’infaisabilité) tandis que les autres sont totalement dévolus à leur cause, inconsciente par bien des aspects. L’une des volontaires, jouée par Louise Bourgoin, reproche ainsi à une infirmière sa tenue trop décontractée au petit-déjeuner. Au-delà de l’anecdote, ce sont deux visions qui s’affrontent, ils ne vivent pas l’enjeu de la même façon et avec la même intensité car tous ne sont pas dans l’optique d’accepter de franchir des limites éthiques.

« Tu as choisi ton camp ? » lance Jacques à Françoise (Valérie Donzelli). La réalité est celle d’une déchirure qui mine le groupe au fur et à mesure que les accrocs au plan se font jour : tout devient négociation (des enfants choisis à la piste d’atterrissage) jusqu’au point de non-retour. Le précepteur d’Élève libre franchissait une frontière licencieuse tandis que l’épouse d’A perdre la raison chavirait du côté de la tragédie, ces sauveurs menteurs basculent dans une quête rocambolesque où les principes volent en éclat. La journaliste se fait l’écho des interrogations du spectateur en poussant dans leurs retranchements les membres du groupe. Prise dans la spirale d’une action qui se veut aussi politique (créer un incident diplomatique pour mettre les autorités au pied du mur), Françoise est un alibi (montrer et justifier leur travail) à double tranchant car elle est également le témoin de leur invraisemblable intention. Ce que ne manque pas de souligner le réalisateur en la mettant face à ses contradictions (rester et ne rien dire, est-ce cautionner ?). Son personnage est intéressant car elle devra faire le choix entre avoir une caméra dans les bras (symbole de son métier d’investigation) ou céder à l’attachement d’un enfant, quitte à revoir ses priorités. Le titre aussi se veut un glissement, celui du sens : si l’expression « chevalier blanc » évoque la bravoure et une cause noble, l’adjectif de couleur fonctionne par contraste avec un pays à la population noire où l’homme blanc s’octroie, billets de banque à l’appui, le droit de venir enlever des enfants en toute connaissance de cause. La sincérité a ses dérives que le film aboutit de Joaquim Lafosse montre avec justesse en n’oubliant pas les enfants : victimes silencieuses de la déraison.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com
20/01/16

samedi 23 janvier 2016

► BANG GANG (2015)

Écrit et réalisé par Eva Husson


... Les nerfs de l'énergie


Pour son premier long-métrage, la réalisatrice française Eva Husson s’intéresse frontalement à un sujet sur la période souvent la plus instable de l’existence : l’adolescence et son envers le plus privé, à savoir la sexualité. Mais point ici d’eau de rose : l’heure est aux rapports décomplexés entre jeunes gens consentants qui trouvent là un exutoire à l’énergie de leur jeunesse, propice à l’insouciance et à l’expérience. « Bang Gang » a été très remarqué lors du dernier Festival de cinéma européen des Arcs, qui récompense les films indépendants, en raflant pas moins de trois prix dont celui du Jury (présidé par Sylvie Pialat) et de la jeunesse, à qui le film tend, précisément, un miroir. Si nombre de films ont été consacrés à l’adolescence, c’est que le sujet permet des approches multiples et différentes selon les époques : de Douches froides (2005) à Jeune et jolie (2013) en passant par Les quatre cent coups (1958) ou L’effrontée (1985), chacune de ces histoires reflète une facette de cet âge singulier. Le point de vue d’Eva Husson est celui de notre époque : alors que tout se partage sur les réseaux sociaux, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les corps ? Si l’amour libre fut l’étendard des années 70, qu’a fait notre décennie de cet héritage ? En s’inspirant d’une histoire vraie, la cinéaste s’immerge dans ce qui demeure souvent opaque pour des parents qui découvrent après coup des modes de vies qu’ils n’imaginaient pas. Un groupe d’adolescent va s’adonner à une série de fêtes baptisées « bang gang », sorte d’orgies baignant dans l’euphorie collective. On suit en particulier quatre jeunes : Alex, qui vit seul dans une grande maison de campagne, il sort avec George, une fille très amie avec Laetitia, la voisine du discret Gabriel. Tous ont des désirs qu’ils assouvissent, entre chassé-croisé amoureux et sexualité désinhibée, pour mieux être rattrapés par les conséquences de leurs actes et générer une prise de conscience. Comment capter cette énergie et lui donner un sens qui fasse résonnance avec notre époque, voilà la démarche de la réalisatrice qui soigne son premier film, journal intime d’une génération débridée à la recherche du choc qui la fera muter.

« Bang gang » sort tout juste un an après le film d’un « spécialiste du genre », à savoir Larry Clark et son très explicite The smell of us. Ils sont en relation car ils participent tous les deux d’une même vision d’un corps partagé mis au service des autres (prostitution chez l’américain, festif chez la française). Crue et brute d’un côté, la chair est présente de façon plus diffuse ici, la cinéaste montre ce qui constitue un contexte et une ambiance mais ne scrute pas, privilégiant une approche esthétique (comme ce corps nu traversant furtivement l’écran et la verdure qui fera écho aux coureurs du stylistique générique de fin). Les écrans ont une importance essentielle, ils sont le prolongement de ces corps adolescents : l’outil technologique leur permet de se mettre en relation, de se filmer, de se regarder et de devenir leurs propres personnages virtuels (comme les protagonistes du film x projeté sur le mur lors d’une des soirées). Le film fait jouer un rôle majeur aux réseaux sociaux et à leur ambiguïté perméable public / privé. En effet, Alex crée une page web où les participants publient les photos de ces fameuses soirées qui ne sont en théorie accessibles que via un code. La question de la trace numérique (une vidéo va évidemment fuitée) va de pair avec ce qui reste de ces ébats multiples et dénués de sentiments. A ces corps actifs s’oppose la passivité de celui du père de Gabriel, handicapé suite à un accident. Une façon d’en rappeler la fragilité : il offre la jouissance comme la déchéance, l’indépendance comme la dépendance. La perte d’intimité face à sa propre enveloppe charnelle est tout autant celle du père que de la jeune fille dont les « exploits » se retrouvent partagés sur YouTube. La mise en commun dans l’entre soi était accepté mais le fait que l’évènement sorte du lieu et du groupe brise l’illusion de cet éden licencieux (la maison de campagne est isolée et contraste avec la zone pavillonnaire, ce qui renforce cette idée de monde à part, coupé des adultes et de la société, comme le jeune trio retranché dans un appartement parisien dans Innocents : The Dreamers (Bertolucci, 2003).  

Film sur la libération de l’énergie adolescente (le titre joue sur l’inversion de sens et évoque aussi bien le big bang que la pratique sexuelle à plusieurs), « Bang gang » provoque la fusion de courants parfois contraires. Chaque personnage (interprétations réussies des acteurs, Finnegan Oldfield en tête, et actrices, comme Marilyn Lima) se plonge à corps perdu dans ces soirées devenues le dernier endroit à la mode mais tous n’y puisent pas la même chose. « La clarté ne naît pas de ce qu'on imagine le clair, mais de ce qu'on prend conscience de l'obscur », la citation de Jung au début du film annonce le chamboulement qui frappera les adolescents et mettra fin, en la questionnant, à cette parenthèse à risque. Car si au milieu des chevauchements éclot « une histoire d’amour moderne » (sous-titre du film), c’est bien une menace oubliée du passé qui repositionne le corps explorateur dans une conscience de lui-même. Malgré quelques maladresses (comme le discours moralisateur du père), ce premier essai d’Eva Husson, soutenu par Lars Von Trier dont on retrouve là certaines thématiques, propose avec assurance le portrait d’une jeunesse ardente qui vit l’excès avant de le mesurer, laisse libre court au désir avant de l’apprivoiser.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

13/01/16

samedi 16 janvier 2016

► LES HUIT SALOPARDS (2016)

Écrit et réalisé par Quentin Tarantino


... Au hasard du blizzard


Tarantino suivrait-il les pas de Spielberg et de son intérêt pour la question raciale dans l’histoire des États-Unis et en particulier de l’esclavage (ce dernier y a consacré ce qu’on peut qualifier de trilogie à travers La couleur pourpre, Amistad et Lincoln) ? Car Les huit salopards s’inscrit dans la droite ligne de son film précédent. Django Unchained était chronologiquement situé avant la guerre de Sécession tandis que le 8ème film du survolté réalisateur américain se déroule plusieurs années après ces événements fondateurs. Alors que Django faisait figure d’exception en tant qu’esclave noir affranchi, c’est à présent au charismatique major Warren, qui a combattu aux côtés des blancs nordistes, de faire face à un monde qui le considère encore comme un « nègre ». Il continue d’ailleurs sa besogne puisqu’il est devenu chasseur de primes. L’histoire douloureuse des États-Unis donc, mais dynamitée par Tarantino à travers un film de bande (comme Inglourious Basterds) au casting prestigieux. Si le titre français fait sciemment référence aux fameux Douze salopards (1967), le titre original (The hatefull eight) est également sans équivoque quant à la qualification des huit personnages principaux. L’intrigue va en effet reposer sur les personnalités de chacun (7 hommes et une femme, et pas des moindres) dans ce qui est le premier huis clos du réalisateur (et second western). La quasi-totalité du film a pour décor unique une mercerie au milieu de nul part faisant office de relais pour les voyageurs. Tous se retrouvent bloqués par le blizzard dans cet espace réduit qui va vite devenir un lieu de haute tension. Il faut dire que cette réunion impromptue a la particularité de concentrer sur un mode binaire traqueur et traqué, abolitionniste et confédéré, shérif et bandits, victime et bourreau, noir et blancs. L’équilibre est donc fragile, surtout lorsqu’un des chasseurs de primes, John Ruth, comprend qu’au moins une des personnes présentes n’est là que pour faire évader sa prisonnière, la redoutable Daisy Domergue…C’est dans un western singulier que nous entraine Tarantino avec la fougue qu’on lui connaît : son film se transforme en une enquête aux rebondissements sanglants où il est question aussi bien de politique et d’histoire que d’un ragout subtilement révélateur !

Le cinéaste fait d’emblée preuve de l’audace qui le caractérise dans la forme même du film : réfractaire au numérique (tous ses films sont en pellicule), il va même à contre-courant de la production actuelle en choisissant un format d’exception (le 70mm) inusité depuis son âge d’or dans les années 60 (et format des…Douze Salopards comme d’un classique du western, Alamo). C’est le format le plus large qui existe, offrant une qualité d’image supérieure d’une grande richesse. Ce choix se révèle a priori contradictoire avec le parti pris du film, à savoir un lieu clos. Le facétieux réalisateur s’en amuse d’ailleurs avec l’ouverture du film puisqu’il fait se succéder des paysages enneigés de plaines, de montagnes et de forêts, utilisant précisément le panorama somptueux que permet le format 70mm pour mieux le confiner dans un intérieur sombre par la suite. Un seul décor mais plusieurs personnages : ce sont eux qui vont emplir toute la largeur de l’écran en se substituant au paysage. La réalisation leur confère ainsi une importance visuelle considérable : les distances et les emplacements de chacun deviennent des enjeux dramatiques forts. Il y a le séparatiste qui ne bouge pas de son fauteuil ou encore John Ruth qui a son destin lié à celui de Daisy (Jennifer Jason Leigh) par des menottes. Le partage de l’espace se meut même en terrain géopolitique avec d’un côté les nordistes et de l’autre les sudistes tandis que la table à manger est…un terrain neutre ! Il faut tout le savoir-faire de Tarantino pour agencer la mise en scène de telle façon que l’espace démesuré permis par le format ne soit pas rempli artificiellement ou laissé à l’abandon. Le réalisateur anime sa profondeur de  champ en jouant entre autres sur les amorces de personnages et les mises au point de telle sorte qu’il donne à cet endroit restreint l’ampleur d’un champ de bataille à ciel ouvert. 

Si Les huit salopards reprend évidemment certains codes, archétypes et références au western, c’est naturellement du côté du western spaghetti (plus que du classicisme d’un John Ford) que se tourne le réalisateur (Ennio Morricone, compositeur mythique du chef d’œuvre Il était une fois dans l’Ouest signe d’ailleurs la musique). L’environnement neigeux et le blizzard rappelle immanquablement Le grand silence (1968), le western atypique de Corbucci. L’humour est partie prenante de l’histoire et s’exprime aussi bien à travers le running gag du cloutage de la porte que du personnage du shérif légèrement benêt. Le style de Tarantino (qui se permet deux caméos vocaux en intervenant en tant que narrateur) n’est pas entravé par la contrainte assumée du lieu, au contraire, il s’en donne encore plus à cœur joie dans ses joutes verbales si caractéristiques, usant même de son fameux travelling circulaire, épousant le tournis de la parole (scène du bar dans Boulevard de la mort). En créant ce microcosme, il offre à ses acteurs (de Tim Roth à Bruce Dern en passant par Walton Goggins) de longs échanges savoureux (comme le dialogue entre Samuel L. Jackson et Kurt Russell dans la diligence) qui sont, comme toujours chez Tarantino, les prémices de joutes physiques. Il sait ménager le spectateur et créer cette attente où le premier coup de feu sera tiré, il n’en sera que mieux récompenser car l’affrontement sera à la hauteur des paroles. Comme dans le thriller Identity (2003), les personnages ne sont pas ce qu’ils prétendent être et il faut bien les 2h47 que dure le film pour que chacun se dévoile et abatte ses cartes dans ce confinement psychologique et sociologique. Tarantino décape le contexte racial de l’époque pour livrer un film qui tient aussi bien des Dix petits nègres d’Agatha Christie que d’un Cluedo corrosif où un espoir mélancolique ose émerger d’un bain de sang.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

09/01/15