Réalisé par Joachim Lafosse ; écrit par Joachim Lafosse, Bulle Decarpentries et Thomas Van Zuylen d'après le livre de François-Xavier Pinte et Geoffroy d'Ursel
... Sauveurs menteurs
Joachim Lafosse est un
réalisateur belge qui compte : Les
chevaliers blancs est son quatrième film et il s’inscrit avec la même
constance dans une approche fine d’un cinéma qui interroge les limites de
personnages confrontés à une crise. C’est toujours à travers le groupe, qu’il
soit familial (Nue propriété, 2006),
amical (Élève libre, 2008) ou
conjugal (A perdre la raison, 2012),
que les films du cinéaste sondent les rapports humains entre complexité,
paradoxe et engrenage. Le rapport qu’il peut y avoir avec les autres, dans sa
convergence comme sa divergence, anime une démarche dramatique qui mène à un
éclatement. On saisit donc d’emblée ce qui l’a intéressé dans l’histoire de
ceux qu’il nomme Les chevaliers blancs,
inspirée de la retentissante mésaventure de l’association humanitaire L’arche de Zoé qui se termina en fiasco
en octobre 2007 alors que l’équipe tentait illégalement d’exfiltrer de leur
pays une centaine d’enfants tchadiens prétendument orphelins. Les méthodes et
les arguments des membres de l’opération avaient interloqué l’opinion et les
politiques. C’est d’ailleurs dans le livre Nicolas
Sarkozy dans l'avion? Les zozos de la Françafrique, que Joachim Lafosse
puise les axes de son film qui va suivre le déroulé des manœuvres visant à
collecter, car c’est bien le verbe qui convient, des enfants, de villages en
villages. Outre l’action concrète, ce sont les interactions entre chacun qui
vont nourrir la chronique de cet insensé projet qui commet nombre d’entorses à
la notion d’humanitaire : peut-on s’autoriser à tout pour défendre une
cause que l’on qualifie de juste ? L’équipe, qui est sous la
responsabilité du meneur Jacques, est composée d’un côté de sapeurs-pompiers,
de l’autre d’infirmières menées par Chris. Françoise, une journaliste, a été
embauchée pour réaliser un reportage sur le travail du groupe. Tous débarquent
dans un pays d’Afrique qui n’est pas nommé avec un objectif : recueillir
le maximum d’enfants en un minimum de temps. Mais l’unité ne va pas tarder à se
fissurer devant les difficultés et les doutes qui assaillent certains dans une
mission qui se révèle beaucoup plus trouble que prévu. Le cinéaste belge ne
cherche pas le jugement mais à cerner des profils dont les agissements posent
des questions plus larges tout comme à saisir la montée du basculement, vers la
confortation, le rejet ou l’adhésion des protagonistes dans ce film adroit et éclairant.
« Il nous faut les enfants » : l’exigence de Jacques ne
supporte pas de contradiction. Ce leader charismatique (il faut le voir
haranguer la foule pour recruter des employés) se montre aussi pressé
qu’exaspéré par un chef de village qui promet mais sans donner. Tout rappel la
transaction financière de marchandise (délais, argent, négociation) sauf qu’il
est bien question d’êtres humains et en l’occurrence d’enfants de moins de 5
ans. Pourquoi cette limite sur laquelle il sera intransigeant ? Car
au-delà, les parents adoptants ne sont plus demandeurs : une facette du
marché de l’adoption crue mais réelle (qui sera illustrée par un coup de fil à
l’une des mères en attente). Et quand le chef du village propose enfin des
enfants, l’équipe se voit dans l’obligation de trier les jeunes des plus âgés.
Malaise face à cet humanitaire sélectif qui dissimule son but : le
transfert hors du pays de ces « orphelins ». Car au mensonge initial
de l’ONG (création d’un orphelinat) s’ajoute celui des chefs de villages qui
livrent des enfants ayant toujours de la famille. L’imbroglio est complet et
fait naître les dissensions au sein de l’équipe. Joachim Lafosse est habile
dans l’art de mettre en scène l’implosion latente, il se sert souvent de
l’objet usuel qu’est la table à manger pour organiser les prises de paroles et
les confrontations. Comme la mère et ses deux fils dans Nue propriété, c’est autour de la table (qui permet la réunion)
qu’éclatent les tensions des personnages des Chevaliers blancs. Chris (Yannick Renier, fidèle au réalisateur),
qui représente les infirmiers, s’oppose à Jacques (Vincent Lindon, toujours
aussi inspiré) et incarne une certaine conscience (face au danger, à
l’approximation, à l’infaisabilité) tandis que les autres sont totalement
dévolus à leur cause, inconsciente par bien des aspects. L’une des volontaires,
jouée par Louise Bourgoin, reproche ainsi à une infirmière sa tenue trop
décontractée au petit-déjeuner. Au-delà de l’anecdote, ce sont deux visions qui
s’affrontent, ils ne vivent pas l’enjeu de la même façon et avec la même
intensité car tous ne sont pas dans l’optique d’accepter de franchir des
limites éthiques.
« Tu as choisi ton camp ? » lance Jacques à Françoise
(Valérie Donzelli). La réalité est celle d’une déchirure qui mine le groupe au
fur et à mesure que les accrocs au plan se font jour : tout devient négociation
(des enfants choisis à la piste d’atterrissage) jusqu’au point de non-retour.
Le précepteur d’Élève libre franchissait
une frontière licencieuse tandis que l’épouse d’A perdre la raison chavirait du côté de la tragédie, ces sauveurs
menteurs basculent dans une quête rocambolesque où les principes volent en
éclat. La journaliste se fait l’écho des interrogations du spectateur en
poussant dans leurs retranchements les membres du groupe. Prise dans la spirale
d’une action qui se veut aussi politique (créer un incident diplomatique pour
mettre les autorités au pied du mur), Françoise est un alibi (montrer et
justifier leur travail) à double tranchant car elle est également le témoin de
leur invraisemblable intention. Ce que ne manque pas de souligner le
réalisateur en la mettant face à ses contradictions (rester et ne rien dire,
est-ce cautionner ?). Son personnage est intéressant car elle devra faire
le choix entre avoir une caméra dans les bras (symbole de son métier
d’investigation) ou céder à l’attachement d’un enfant, quitte à revoir ses
priorités. Le titre aussi se veut un glissement, celui du sens : si l’expression
« chevalier blanc » évoque la bravoure et une cause noble, l’adjectif
de couleur fonctionne par contraste avec un pays à la population noire où
l’homme blanc s’octroie, billets de banque à l’appui, le droit de venir enlever
des enfants en toute connaissance de cause. La sincérité a ses dérives que le
film aboutit de Joaquim Lafosse montre avec justesse en n’oubliant pas les
enfants : victimes silencieuses de la déraison.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
20/01/16