mardi 29 décembre 2015

► STAR WARS VII : LE RÉVEIL DE LA FORCE (2015)

Réalisé par J.J Abrams ; écrit par J.J Abrams, Lawrence Kasdan et Michael Arndt


... La transmission de l'histoire


Et dire qu’il avait d’abord dit non ! Mais il est des défis qui se doivent d’être relevés : J.J Abrams avait donc finalement accepté la responsabilité, ô combien fatidique,  de lancer la suite de la franchise certainement génératrice des plus grands superlatifs. Réaliser un épisode de Star Wars, c’est prendre part à une épopée spatiale mythique qui dure depuis presque quarante ans mais c’est également succéder au créateur en personne, Georges Lucas. J.J Abrams est le troisième à oser l’aventure après Irvin Kershner et Richard Marquant (généralement oubliés du grand public) et les épreuves n’étaient pas ce qui manquaient tant l’univers de cette galaxie est riche. Le choix du réalisateur s’était révélé cohérent, voire évident. Son parcours recèle de nombreux atouts qui servent cet épisode VII : que ce soit à travers ses séries (Lost) ou ses films (Star Trek), il a brassé les genres et les thèmes (action, science-fiction, mythologie…) qui nourrissent la saga. Chacune des deux trilogies s’inscrivait dans une chronologie qui marquait les étapes d’une vie, celle de la famille Skywalker. Le père et le fils furent ainsi les protagonistes d’une histoire générationnelle. C’est en conservant cet esprit que l’épisode VII, qui se déroule 30 ans après la bataille d’Endor qui voyait la victoire de l’Alliance Rebelle, met en scène une nouvelle descendance. Secret bien gardé, l’intrigue défile dans un générique inchangé au son de la musique familière de John Williams : Luke Skywalker a disparu, sa sœur, la princesse Leia, fait tout pour le retrouver car les forces obscures menacent à nouveau. Elle envoie un pilote chevronné, Poe, récupérer une carte révélant l’endroit où Luke se serait exilé. Mais attaqué par l’armée du Premier Ordre, mené par le sinistre Seigneur Kylo Ren, il est obligé de confier la précieuse carte à BB-8, un droïde qui trouve refuge auprès de Rey, une jeune pilleuse d’épave qui vit sur Jakku, une planète désertique…Quelques secondes suffisent à J.J Abrams pour faire renaître la saga de nos souvenirs étoilés (dix ans après le dernier épisode en date) et comme le laisser présager le talent du réalisateur, cet épisode hautement convainquant devrait satisfaire les spectateurs de la première heure et surtout en conquérir de nouveaux. Le réveil de la force atteint l’équilibre entre le passé et le présent, l’action et l’émotion, la nostalgie et la tragédie. 


C’est sur un rythme soutenu que se mène ce nouvel opus qui fait fortement écho à l’épisode IV : la planète Jakku rappelle par de nombreux points Tatooine et son sol sableux, tout comme la faune qui y réside, même s’il n’y a qu’une seule aube. De même, le film ranime la mémoire du spectateur en instaurant une mise en parallèle des situations d’hier et d’aujourd’hui. Poe transmet à BB-8 (à l’anthropomorphisme réjouissant) une information capitale, qui rappelle celle que Leia avait laissée à R2-D2, elle était alors capturée par Dark Vador dont la place vacante est à présent occupée par Kylo Ren (Adam Driver). L’intrépide Rey (Daisy Ridley) hérite du message et du danger qui va avec, comme Luke en son temps. Ce système de renvois n’est pas un manque d’imagination mais un parti pris plus global qui met en jeu la destinée et la notion de répétition de l’Histoire (problématique en vigueur chez les historiens et les philosophes). Les décors sont d’ailleurs à l’image de la mémoire du spectateur : parsemés des traces du passé. Les déambulations de Rey dans les épaves (on verra celle d’un Destroyer Impérial) est une plongée à double temporalité : celle d’un monde qu’elle n’a pas connu (les héros qui nous sont familiers ne sont pour elle que des légendes) et les vestiges d’une guerre dont nous connaissions les protagonistes et les engins (un quadripode semblable à ceux de l’épisode V est enseveli sans parler du Faucon Millenium dont l’envol n’a pas pris une ride). L’apparition des figures à fort pouvoir évocateur que sont Han Solo, Leia ou Chewbacca procède du même ressort : ce sont autant les personnages de fiction qu’on retrouve que ceux qui les incarnent, en l’occurrence Harrison Ford et Carrie Fischer. La nouvelle génération évolue ainsi dans les pas tutélaires de leurs aînés : comment ne pas voir dans le tandem Rey et Finn (un stormtrooper repenti et sympathique joué par John Boyega), l’empreinte des caractères tranchés de Leia et Solo ? Les réparties fusent comme les lasers et ce duo prometteur est une digne relève dynamique pour le côté lumineux de la Force.


Car en miroir se déploie fatalement le côté sombre dans une continuité génétique et historique, l’épopée de la famille Skywalker se confondant avec celle de la galaxie. J.J Abrams et ses scénaristes (dont Lawrence Kasdan aux commandes des épisodes V et VI) ne pouvaient pas proposer le même mystère autour de l’identité du méchant de la nouvelle trilogie. C’est donc assez rapidement qu’est révélée l’ascendance de Kylo Ren qui hôte même son masque ! Moyen direct d’indiquer que l’essentiel n’est pas dans la révélation (les possibilités étaient connues et restreintes) mais dans sa gestion. Comment ce jeune homme qui basculé du côté obscur, comme jadis feu son grand-père, un certain Dark Vador, va-t-il se comporter avec sa famille et vice versa ? Tout dans son habillement et la manière de le filmer rappelle son dramatiquement illustre aïeul dont il conserve, telle une sombre relique, le casque légendaire (l’admiration du réalisateur pour Spielberg se ressent dans une atmosphère parfois à la Indiana Jones). Ce changement dans la continuité s’accompagne d’une variation dans l’aspect de son sabre laser. Dans l’épisode I, Dark Maul avait innové avec son fameux sabre à double lame tandis que le général Grievious dans l’épisode III s’était distingué en en maniant quatre à la fois. Kylo Ren s’octroie un sabre inédit en croix du plus bel effet. Il a d’ailleurs l’occasion de s’en servir lors du tant attendu premier affrontement au sabre laser de cet épisode VII. Dans un décor enneigé rappelant le duel entre Black Mamba et O-Ren Ishii (Kill Bill), le Seigneur défie ses ennemis dans une séquence déjà mémorable où l’habileté de J.J Abrams pour les scènes d’action fait merveille. Mais le choc stupéfiant du film est réservé à l’instant le plus fatidique : sur la passerelle de leur destin, Kylo Ren et son adversaire singulier changent à jamais la saga par l’issue de leur échange dans une séquence grave qui fait déjà partie des moments cultes de Star Wars. Ménageant l’intime au cœur du spectaculaire, soufflant sur la nostalgie pour mieux embrasser l’avenir, Le réveil de la force comble le spectateur et ravive puissamment un plaisir stellaire.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


16/12/15   

lundi 21 décembre 2015

► BACK HOME (Cannes 2015)

Réalisé par Joachim Trier ; écrit par Joachim Trier et Eskil Vogt


... Aux yeux des autres


Il y a quelques années encore, le cinéma nordique avait son festival dédié à Rouen, Joachim Trier s’y était fait remarquer en obtenant en 2007 le Grand Prix du jury pour son premier long-métrage Nouvelle donne. Son style minutieux et sa manière de raconter les hauts et les bas de deux amis écrivains en herbe faisaient déjà émerger les piliers thématiques d’un cinéaste de la mélancolie. Ce que confirma Oslo, 31 août qui lui valut les honneurs de Cannes en 2011 en étant sélectionné dans la catégorie Un certain regard. De retour cette année en compétition officielle, le réalisateur norvégien y a présenté Back home qui s’inscrit naturellement dans le sillage de ses œuvres précédentes. Il s’intéresse pour la première fois à la sphère familiale, ses films précédents, portés par le même acteur (Anders Danielsen Lie) s’articulaient autour des relations amicales et amoureuses. Cette approche lui permet d’aborder ses préoccupations sous un autre angle, celui de l’intimité des liens familiaux, entre failles et conflits. Les Reed ne sont en effet plus aussi unis qu’ils ont pu l’être : Gene, le père, n’arrive pas à communiquer avec son fils Conrad, en pleine adolescence, tandis que l’aîné, Jonah, fuit sa récente paternité. Tous sont restés marquer par la mort d’Isabelle, épouse et mère, qui était une grande photographe de guerre. Une exposition qui lui est consacrée ravive chez chacun des souvenirs où s’entremêlent des instants de bonheur, des douleurs enfouies et des non-dits. Joachim Trier reste fidèle à une orientation : montrer la gestion de l’après. Nouvelle donne évoquait l’ascension et la chute parallèle de deux amis dont la publication des romans provoquait des répercussions inverses. Oslo, 31 août, suivait la fragile réinsertion d’un toxicomane en proie aux incertitudes. Dans ces deux films comme dans Back home, les personnages font face à une crise existentielle qui est aussi une prise de conscience : la difficulté de celui qui subit devient par ricochet celle de ceux qui l’entourent. Présente, tel un souvenir fil rouge, dans ce film sensible sur le ressenti, Isabelle bouleverse un présent qui ne lui appartient plus : jusqu’à quel point les morceaux du passé sont-ils nécessaires au puzzle de l’avenir ?

La profession d’Isabelle (Isabelle Huppert) n’est en rien anecdotique (le titre original, Louder than bombs, y fait d’ailleurs référence), qu’elle soit une photographe de guerre induit d’emblée la notion de point de vue, ce que va intelligemment développer le film. En effet, chacun des personnages se révèle différent selon l’œil qui le regarde : Jonah (Jesse Eisenberg) apparaît comme un père de famille heureux avec sa femme qui vient d’accoucher mais saisit le premier prétexte pour s’en éloigner. Conrad (Devin Druid) est vu (et montré par une réalisation en trompe l’œil) comme un garçon renfermé, isolé du monde (récurrence de l’emprise du casque audio) alors que la réalité est plus contrastée. Le père (Gabriel Byrne) est ce mari aimant qui semble pourtant ne pas avoir toujours compris sa femme et cette dernière n’est jamais la même pour ces protagonistes. Conrad explique dans une des scènes comment elle lui a appris la facilité avec laquelle on pouvait manipuler une photo par son cadrage et c’est précisément ce qui arrive à la vision de chacun. Ils ont tous une part tronquée d’un ensemble plus complexe. Conrad s’imagine les différents scénarii ayant pu provoquer l’accident de sa mère (le réalisateur reprend là le principe des possibles à l’œuvre dans Nouvelle donne) et la voit donc comme une victime. Son père et son frère connaissent la nature réelle de l’accident et perçoivent par conséquent Isabelle autrement. Tout comme Richard, ami proche de la défunte, qui a encore un autre éclairage sur la femme. Tandis que les organisateurs de l’exposition ne retiennent que l’artiste dans un  reportage condensé. La caméra filme d’ailleurs en gros plan la pupille du mari lors du visionnage et met ainsi le regard en ligne de mire avec toute sa subjectivité.  

De la même façon, les membres de la famille s’observent entre eux sans s’avouer les vérités : le père cache sa liaison amoureuse, Conrad joue la comédie pour mieux agacer son père et Jonah ment à sa femme. Ils ne se sont pas réadaptés à la vie comme ils le devraient et pour cause : Isabelle elle-même n’arrivait plus à gérer cet entre-deux que sa passion lui imposait. L’ailleurs des combats et des risques contraste avec le quotidien familial lors des retours : les étrangers ne sont plus ceux qu’elle photographie mais son mari et ses enfants. Joachim Trier, qui saisit cet équilibre avec la mélancolie qu’on lui connait, inclut le personnage d’Isabelle comme si elle faisait toujours partie de l’ordinaire de la famille : son montage fluide ne distingue pas les flashbacks du reste de la narration. Elle occupe l’image comme les pensées des personnages, le film secoue les mémoires pour actualiser les souvenirs. Ils prennent même une forme onirique (mise en valeur par les ralentis) pour Conrad, encore jeune lors de sa disparition. C’est d’ailleurs lui, en apparence le plus fermé aux autres, qui s’expriment finalement le plus, à sa manière. La littérature occupe une place importante dans les films du cinéaste norvégien et c’est donc une nouvelle fois par l’écrit que les choses se disent, à travers le surprenant journal de bord de l’adolescent. Le spectateur partage les nombreuses pensées de personnages qui traduisent leur appréhension d’une vie qu’il faut repenser. Le réalisateur n’a pas son pareil pour cerner les âmes en peine. Dans Oslo, 31 août, une scène contenait à elle seule toute la violence de la lutte pour s’accrocher au bonheur : le toxicomane tentait de forcer son visage à exprimer la joie, seul un rictus tragique se formait. Back home propose, tel un écho, un plan long du visage d’Isabelle, le regard embué face à nous. Ne faut-il pas comprendre les morts pour entendre les vivants ?

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

12/12/15    

mardi 8 décembre 2015

► MARGUERITTE ET JULIEN (Cannes 2015)

Réalisé par Valérie Donzelli ; écrit par Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm, d'après un scénario de Jean Gruault


... La liaison dangereuse


Valérie Donzelli aime les histoires vraies : Marguerite et Julien, en compétition officielle à Cannes cette année, s’inspire librement des amours interdites entre un frère et une sœur au début du XVII ème siècle. La guerre est déclarée (2011), succès critique et public mérité, était une évocation du combat personnel qu’elle avait mené avec son compagnon et acteur fétiche, Jérémie Elkaïm, face à la maladie de leur fils. L’atypique réalisatrice sait donc doser les accents de vérité : elle avait réussi à transformer son épreuve intime en un virevoltant étendard d’espoir mais comment allait-elle s’approprier une authentique tragédie familiale ? Car la cinéaste française détonne, ses œuvres singulières oscillent entre comique de l’absurde et surréalisme : le fantaisiste La reine des pommes ouvrait le bal en posant les bases d’un univers qui allait s’avérer constant. La guerre est déclarée, malgré son sujet dramatique, déployait une énergie courageuse qui ne négligeait pas le rire tandis que le farfelu Main dans la main offrait à Valérie Lemercier un rôle pétillant. Tous s’articulent autour de la grande question qu’est l’amour : les personnages mis en scène par Valérie Donzelli sont sous le coup de grandes passions : amoureuses, amicales ou familiales. L’histoire de Marguerite et Julien de Ravalet ne pouvait donc que séduire une réalisatrice anticonformiste. Le sujet est délicat et peut mettre mal à l’aise mais la cinéaste n’est évidemment pas intéressée par l’odeur de soufre, ce qui exclut tout voyeurisme et complaisance. Fidèle à son cinéma, c’est dans l’émotion des sentiments qu’elle cale sa caméra, avec justesse et délicatesse. Inséparables depuis leur plus jeune âge, Marguerite et Julien coulent des jours heureux dans le domaine familial, entre le château et son parc, isolés d’un monde qui va bientôt les heurter de plein fouet. Devenus jeunes adultes, ils semblent les seuls à ignorer l’ambiguïté d’une relation devenue de plus en plus malsaine aux yeux des autres. La pression de la société comme de leur entourage va bientôt mettre en péril leur adoration, aussi vive que taboue. L’humour caractéristique de Valérie Donzelli laisse la place à une tendresse exacerbée et à un romanesque trépidant mais c’est toujours avec son style revigorant qu’elle se lance dans l’aventure amoureuse de cette liaison dangereuse.


La réalisatrice aborde son histoire avec malice en choisissant la forme du conte. En effet, elle adoucit ainsi la relation défendue en l’écartant du sordide pour en faire un récit intemporel qu’on écoute avec la distance adéquate. Le sésame du genre ouvre d’ailleurs le film « Marguerite et Julien ont vécu il y a longtemps, bien longtemps… », le plan du château qui suit joint le décor à la promesse. Située en Basse-Normandie, il s’agit de la véritable demeure de la famille de Ravalet (Château de Tourlaville) qui a tout du paysage merveilleux. Les films de Valérie Donzelli sont très liés entre eux, elle reprend ainsi son habituel principe d’un narrateur en voix off en la personne d’une surveillante d’orphelinat qui raconte aux petites pensionnaires la mythique histoire des amants maudits. Car c’est bien le statut auquel a accédé le tragique mélodrame et que la mise en scène instaure subtilement. Le public enfantin est celui des contes, l’heure est celle de la veillée, propice aux confidences. Le récit s’anime pour devenir une chanson de geste où les actes deviennent des exploits en ombres chinoises. La puissance de cet amour n’a d’égal que son interdit, ce qui évoque immanquablement d’autres grands destins de couples contrariés : Roméo et Juliette (les prénoms des protagonistes de La guerre est déclarée), Tristan et Iseut ou encore Orphée et Eurydice, tous ont lutté, envers et contre tout, animés par le seul désir amoureux. « Notre amour est une malédiction » déclare Marguerite (Anaïs Demoustier, gracile poupée de porcelaine) donnant à la force de l’attirance la valeur d’un destin. Comme elle le faisait dès son premier film, la réalisatrice utilise des ouvertures et des fermetures à l’iris (typique du cinéma muet) qui confère à l’ensemble ce côté suranné qui va dans le sens d’une temporalité fluctuante.


Car si l’époque de l’histoire originelle est le XVII ème, elle n’est pas exclusivement celle du film. On retrouve là l’extravagance dont est coutumière la cinéaste (Main dans la main mettait en scène un couple coquasse soudainement obligé de littéralement se suivre sans cesse suite à un sortilège mystérieux). Malgré la tonalité grave du propos, elle s’amuse d’anachronismes qui ne perturbent en rien l’histoire et participent à la séduction de l’étrange. On parle ainsi d’un roi de France alors que des forces de l’ordre interviennent en hélicoptère (on peut y voir un clin d’œil à la fameuse scène de Peau d’âne chez Jacques Demy, autre amateur de conte), on se déplace en carriole mais on peut apercevoir une voiture, on entend de la musique classique (souvent utilisée par Valérie Donzelli) côtoyer de la contemporaine. Ces ambivalences nous ramènent au couple de Marguerite et Julien qui cristallise les passions. Si le cinéma français a déjà filmé des amours défendus (Mourir d’aimer avec Annie Girardot ou Le souffle au cœur de Louis Malle, tous deux sortis en 1971), aucun n’avait pris la forme de cette course effrénée mêlant peur et bonheur. Influencée par le cinéma de François Truffaut, la réalisatrice trouve là l’occasion de s’en rapprocher explicitement puisque son scénario s’inspire de celui de Jean Gruault, écrit précisément pour le grand cinéaste. « La meilleure façon d’éviter le péché, c’est d’en fuir les occasions » : le prêtre de la famille met en garde Julien dont il a compris les intentions. Cette sentence résonne comme un écho inversé à la célèbre citation d’Oscar Wilde extraite du Portrait de Dorian Gray : « Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder ». L’amour réprimandé par la morale des deux fugitifs a ceci de singulier qu’il a la naïveté de l’enfance. Leur avis de recherche n’est d’ailleurs pas sans évoquer les dessins stylisés de Jean Cocteau, cinéaste du conte (La Belle et la Bête) et du mythe (Orphée) mais aussi des émois équivoques (Les parents terribles). Valérie Donzelli est une réalisatrice qui ose proposer des choses différentes, tant sur la forme que sur le fond, son Marguerite et Julien ne fait pas exception. Elle transcende un élan enfantin en un amour perdurant, par-delà les temps, par-delà les jugements.


05/12/15

lundi 7 décembre 2015

► KNIGHT OF CUPS (2015)

Écrit et réalisé par Terrence Malick


... Le passager


Celui qui se faisait si rare par le passé n’aura jamais été aussi productif que depuis ces dernières années. Le réalisateur Terrence Malick enchaîne les films depuis qu’il a retrouvé les chemins du cinéma avec The Tree of Life en 2011. Lui qui pouvait mettre jusqu’à 20 ans pour réaliser son prochain film (durée entre Les Moissons du ciel et La ligne rouge) n’est plus dans cette démarche. L’année 2016 verra d’ailleurs encore deux de ses projets portés à l’écran : un long-métrage et un documentaire. Les sorties rapprochées de ces derniers films correspondent à une effervescence créative qui obéit à une continuité certaine. Knight of Cups fonctionne comme une partie (la dernière ?) d’un tout entamé avec The Tree of Life et poursuivit avec À la merveille. Au-delà d’une homogénéité formelle et dramatique (choix de rompre avec le récit linéaire classique), on peut voir l’ensemble comme le long déroulement d’une introspection mystique et métaphysique où la connexion avec soi passe par la contemplation et la sensation au monde. Ceux qui avaient été séduits mais déroutés par The Tree of Life (Palme d’or Cannes 2011) et franchement perdus par À la merveille, n’embarqueront pas non plus pour le voyage singulier qu’est Knight of Cups car Terrence Malick y propose la même approche, faite d’une vie aux souvenirs éparpillées et à l’image berçante. Morcelées comme dans les films précédents, les choses se devinent et se construisent au fur et à mesure, se saisissent par bribes ou demeurent en suspens. Ainsi comprend-on plus ou moins que Rick, le personnage principal, (Christian Bale, qui n’avait pas pu jouer dans À la merveille mais qui avait tourné dans Le Nouveau Monde) est scénariste mais on ne le verra jamais au travail car l’important n’est pas l’histoire qu’il doit écrire mais celle qu’il a vécu, qu’il vit et qu’il vivra. L’homme aime les femmes et elles ont été nombreuses à passer ou à rester dans son existence, toutes lui ont apporté des émotions, des plus simples aux plus complexes. Son histoire familiale, entre un père croyant et un frère tourmenté, occupe également une place importante dans l’assemblage sensoriel qui constitue son être. Film à la douceur feutrée, Knight of Cups est un kaléidoscope sur la quête de sens d’un homme qui goûte la vie autant qu’il la questionne.

S’il peut apparaitre comme déstructuré, le film de Terrence Malick est en réalité tout le contraire (avec un travail magnifique et conséquent sur le montage) et il choisit même d’encadrer ses séquences par des intertitres qui sont la déclinaison de ce que le titre principal laisser envisager. À savoir une histoire placée sous le signe du tarot divinatoire (une scène montrera d’ailleurs Rick se rendre chez une cartomancienne). Knight of Cups désigne en effet le Cavalier (ou chevalier) de coupe et ce sont les intitulés des atouts qui vont introduire chacun des chapitres du film. Terrence Malick en utilise sept : la Lune, le Pendu, l’Hermite, la Tour (la maison de Dieu), la Justice, la Papesse et la Mort (la carte du Soleil sera aperçue brièvement sans pour autant faire partie des titres). Le dernier intertitre « Liberté » s’émancipe de ce principe. Le symbolisme de chaque carte va ainsi influer sur les évènements vécus par Rick. Lors du premier chapitre « La lune », qui appelle la féminité, on le voit faire connaissance d’une femme avec qui il va vivre une aventure enjouée tandis que « Le Pendu », rattaché à un sentiment de confusion et d’oppression, le confronte à son frère. Ce dernier semble perturbé par la mort de leur autre frère dont on ne saura rien. Tous ces éclats d’âme s’organisent donc autour de Rick : il est celui qui, tel le pèlerin évoqué en voix off, arpente les lieux comme on fouille en soi.  Personnage désigné par le titre, ses actions sont le reflet d’une personnalité symbolique : la carte du Cavalier désigne en effet quelqu’un de particulièrement touché par l’affectif et porteur de changements. Sa monture évoque les déplacements et Rick évolue dans de nombreux endroits (urbains, désertiques, aquatiques) où le mène une vie fébrile.

L’eau, qui est l’élément rattaché au Cavalier, est d’ailleurs omniprésente dans le film. On sait l’importance que Terrence Malick accorde aux quatre éléments dans son cinéma, Knight of Cups se focalise sur la consistance liquide : mer, piscines, fontaines, aquarium, ponctuent les déambulations de Rick. L’eau symbolise l’infinité des possibles et c’est bien ce qui préoccupe cet homme qui traverse sa vie sans réussir à garder un cap : « Comment trouver mon chemin ? » s’interroge-t-il à travers sa voix off qui sera pour ainsi dire sans seul moyen d’expression orale. Il y a d’ailleurs une épuration de la parole comme il y a un dépouillement de l’espace : le frère habite un lieu brut, Rick vit dans un appartement quasi vide et il est souvent filmé seul dans des étendues rocheuses ou désertiques. Les contrastes jalonnent le film à l’instar de la scène à l’exposition d’art contemporain, où trône une sculpture d’assiettes bleues empilées, que le cinéaste fait suivre de toiles de maîtres. De la même manière, alternent des plans sur des malades difformes et des corps sculpturaux de mannequins. Les images se suivent et se lient les unes aux autres précisément dans leur rupture, elles sont comme ces « fragments, morceaux d’un homme » que la voix off de Ben Kingsley évoque. Le mysticisme des deux films précédents devient celui d’une reconquête de soi-même : la famille de The Tree of Life se demandait pourquoi ? Le prêtre de À la merveille tentait de restaurer sa foi. L’homme de Knight of Cups cherche sa voie. Soucieux de la forme de son film, Terrence Malick tourne en courte focale, ce qui donne une certaine distorsion aux contours de l’image et nous immerge dans un cocon mental, à la fois apaisant et intriguant. Le réalisateur se sert d’une manifestation de la nature (le tremblement de terre) pour signifier les bouleversements qui agitent Rick, sans cesse se promenant entre le désir du plaisir et l’opportunité de saisir un avenir. « Tu ne cherches pas l’amour mais l’expérience de l’amour » lui assénera l’une de ses conquêtes. D’une grande richesse stylistique et réflexive, Knight of Cups est une succession d’haïkus cinématographiques.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

28/11/15