mercredi 22 février 2017

► DANS LA FORÊT (2017)

Réalisé par Gilles Marchand ; écrit par Gilles Marchand et Dominik Moll


... Les pas de l’appât


Gilles Marchand est un réalisateur rare : Dans la forêt est son troisième film en 13 ans mais on lui doit également une importante activité scénaristique pour des films comme Ressources humaines (1999) ou Harry, un ami qui vous veut du bien, lauréat de 3 Césars en 2001. Fidèle aux réalisateurs Laurent Cantet et Dominik Moll (qui co-signe là le film de son compère) qu’il a rencontré sur les bancs de la prestigieuse Fémis (à laquelle Claire Simon vient de consacrer un savoureux documentaire : Le concours), il scénarisera plusieurs de leurs films et développera ainsi son goût pour le thriller et l’étrange (on pense en particulier au très réussi Lemming de Dominik Moll). Sa collaboration avec Cédric Khan ira d’ailleurs dans le même sens, que ce soit le film noir Feux rouges ou L’avion, à la tonalité fantastique. Ses propres films sont empreints d’une atmosphère de mystère où le frisson est toujours au coin du cadre : Qui a tué Bambi ? (2003) avec l’inquiétant Laurent Lucas et une Sophie Quinton à ses débuts lui permet de réaliser un film angoissant à la mise en scène formaliste tandis que L’autre monde l’amène à mélanger fantasme et réalité, virtuel et réel dans une atmosphère toujours travaillée. Dans la forêt marque le retour d’un réalisateur qui avait manqué et cette nouvelle réalisation est à la hauteur du passé. Un père de famille expatrié en Suède reçoit pour quelques jours la visite de ses deux jeunes fils, Tom et Benjamin, qui vivent le reste du temps avec leur mère en France. Il décide de les emmener camper dans la forêt, loin de tout, dans le but de rejoindre une maison isolée, quelque part dans la nature. Mais le comportement du père va brusquement changer au cours du périple, taciturne et colérique, il semble vouloir obtenir quelque chose du cadet avec qui il partage un lien singulier. Car le père a remarqué que Tom n’était pas comme les autres et va l’inciter à exercer ses facultés parapsychologiques, quitte à causer une terreur qui pourrait bien tous les mettre en danger… Film de genre à la mise en scène au cordeau, Dans la forêt séduit par un suspense crescendo qui flirte avec l’épouvante dans un cheminement énigmatique à la fois extérieur et intérieur.

Gilles Marchand va s’ingénier à distiller cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud (Das Unheimliche). Si le père semble bien intégré (voir la scène dans le restaurant où il plaisante avec la serveuse), il est également insomniaque : « Ça me permet de voir des choses que les autres ne voient pas » confesse-t-il à Tom, étonné de le trouver seul dans le noir. Ce dérèglement biologique va de pair avec un dérèglement psychologique qui n’aura de cesse de croitre et dont le plus jeune fils a eu le pressentiment. Le film s’ouvre à ce propos sur la consultation de Tom dans le cabinet d’une pédopsychiatre : outre la mise en avant du thème de l’esprit et de ses méandres, s’immisce déjà un sentiment de malaise. L’enfant exprime en effet sa peur à l’idée de séjourner chez son père, sans qu’il y ait de raison objective à cela. Ce don de prescience nous rappelle celui du Danny de l’incontournable Shining de Kubrick, le jeune acteur n’est d’ailleurs pas sans avoir une certaine ressemblance physique avec lui. La prestation de Timothé Vom Dorp est à saluer car le film repose beaucoup sur sa capacité en faire passer l’effroi d’un enfant confronté au surnaturel. Les spectateurs attentifs remarqueront en arrière-plan, dans le bac à jouet, la présence d’un avion dont on peut fortement penser qu’il y a là une référence du réalisateur au film de Cédric Kahn qu’il a co-scénarisé (L’avion) et qui mettait également en scène un jeune garçon héritant d’un jouet doué de pouvoirs… L’irruption du fantastique dans le quotidien n’attend ainsi pas le décor propice qui sera celui de la forêt : Tom a sa première vision, glaçante, dans les toilettes du travail de son père, ce qui le convainc que ce dernier n’est pas étranger à cela. Le récit intensifie son basculement vers le bizarre en corrélation avec la progression dans la forêt ; le paysage urbain et les repères disparaissent ainsi au profit des feuillages et de l’inconnu : « On est perdus ? » s’inquiète l’un des enfants. Le trouble en latence gangrène ce petit groupe que le père n’aura de cesse d’isoler.

Car outre ce départ précipité dans cet ailleurs boisé, le père irascible (impeccable Jérémie Elkaïm) semble vouloir couper tous liens avec la civilisation : du téléphone portable volontairement détruit au rejet du groupe de touristes, rien ne doit venir perturber ce qui s’apparente de plus en plus à une expérience cauchemardesque. Il confronte en effet Tom à son don, sous couvert d’un jeu, pour le pousser à stimuler ses capacités hors du commun à travers une démarche égoïste. L’enfant ressort terrorisé de ces séances. Gilles Marchand excelle dans la mise en scène de cette atmosphère anxiogène : utilisant la profondeur de champ tel un John Carpenter, il y fait surgir la menace et la peur, exploitant avec dextérité le potentiel de son décor. Qui a tué Bambi ? (qui, déjà, s’achevait dans une forêt macabre) avait prouvé sa capacité à rendre angoissant un lieu (en l’occurrence un hôpital) grâce à une mise en scène millimétrée. Il n’a rien perdu de son inspiration et avec une économie d’effets et un soin apporté aux éclairages, arrive à rendre palpable une ballade devenue un calvaire. Refusant sciemment un rythme frénétique, le réalisateur n’en rend que plus intense l’immersion dans une forêt où chaque bruit déclenche un stimulus. Le travail sur le son concourt à cette volonté tout comme la musique, ou plutôt la percussion qui ponctue régulièrement cette plongée vers l’invisible ; un gong répétitif qui suffit à entretenir l’angoisse d’une histoire et d’un lieu que le film laissera à dessein auréolés d’un mystère poudreux. Dans la forêt, qui n’est pas sans rappeler le film Le retour (Andreï Zviaguintsev, 2003), montre la vitalité d’un cinéma français qui ose le film de genre et qui surtout transforme l’essai en alliant le thriller fantastique et le film d’auteur.

22/02/17

mercredi 15 février 2017

► LOVING (Oscars 2017)

Écrit et réalisé par Jeff Nichols


... Histoire d'un retour au pays natal


Jeff Nichols poursuit un parcours cinématographique sans faute entamé en 2007 avec Shotgun story. Le cinéaste américain était pour la seconde fois en compétition à Cannes cette année avec Loving, après y avoir obtenu le prix de la critique internationale en 2011 pour Take Shelter. Son nouveau film ne sort qu’un an après Midnight Special, son premier film de science-fiction, qui ne faisait pas pour autant fi d’une constance : celle du thème de la famille qui irrigue chacune de ses réalisations. Qu’elle soit au cœur du sujet comme dans son premier film à travers les rancœurs familiales d’une fratrie, en filigrane dans Mud où le jeune Ellis souffre du divorce de ses parents, la famille est également abordée via le couple, en crise, dans Take Shelter mais aussi le rapport père /fils dans Midnight Special. Loving est donc une nouvelle branche à ce tronc d’ensemble et pas des moindres car Jeff Nichols s’inspire d’une intrigue vraie qui appartient à l’Histoire de son pays : la vie contrariée de Richard Loving et sa femme Mildred. Ce couple d’un homme blanc et d’une femme noire qui, à la fin des années 50 aux États-Unis, ont bravé l’interdit en vivant maritalement dans l’état de Virginie où cette union mixte était alors considérée comme un délit. Si on cite souvent le cas exemplaire de Rosa Parks, entrée dans les livres d’histoire, d’autres citoyens ont lutté au quotidien pour faire changer des lois ségrégationnistes ancrées dans les mœurs. Le film s’intéresse à l’une de ces histoires qui conduisit à mettre fin à l’interdiction des mariages entre personnes de races différentes, plus de cent ans après l’abolition de l’esclavage. S’inspirant en partie du documentaire The Loving Story de Nancy Buirski (2011), Jeff Nichols retrace sur plusieurs années le combat personnel puis législatif de ce couple de gens simples ne demandant qu’une chose : le droit de vivre leur amour auprès des leurs, sans se cacher et sans risquer l’arrestation. Mariés à Washington, ils ne peuvent néanmoins mener une vie commune chez eux… De la clandestinité à l’exil puis du retour à la menace juridique, Loving est l’histoire éloquente à la réalisation dignement sobre d’un destin duel qui modifia en profondeur une Amérique sans cesse hantée par ses vieux démons raciaux.


«Je suis enceinte » est la première phrase du film, qui fera par ailleurs preuve d’une certaine économie dans la parole. La mise en scène opte pour le gros plan pour cette annonce ô combien intime, valorisant un instant privilégié bientôt mis à mal par la société. Ce moment bienheureux n’arrive à ce propos que dans un second temps, après un moment de latence où le spectateur est indécis quant aux réactions des personnages car les visages sont fermés. Car Richard et Mildred vivent dans un de ces États du sud où il est mal vu qu’un homme blanc fréquente une femme noire mais ils n’ont pas l’intention de s’empêcher d’aimer et avancent au grand jour. La désapprobation est insidieuse, on le voit lors de la séquence de la course de voitures : s’ils ont concouru ensemble, il y a bien les noirs d’un côté et les blancs de l’autre. C’est parfois un simple regard, comme celui de la vendeuse noire sur le couple mixte. Le reproche agite même la cellule familiale des deux conjoints : la mère de Richard, si elle apprécie sa belle-fille n’en désapprouve pas moins l’union. Quant à la sœur de Mildred, elle reproche à son beau-frère d’être la cause de leurs ennuis. Les jeunes mariés sont en effet traité comme des criminels : la scène de leur arrestation en pleine nuit montre le décalage insensé entre l’application d’une loi injuste et le bonheur entravé. L’officier de police, qui sera montré de façon récurrente, a la stature et l’allure d’une procédure rigide et figée d’un pays à géométrie variable : ce qui vaut dans un État ne vaut pas dans un autre (le contrat de mariage accroché au mur de la chambre conjugal, symbole de légitimité du lit partagé, est caduc). Le cinéma américain se penche régulièrement sur l’histoire raciale controversée du pays : 12 years a slave et The Birth of a Nation sont récemment revenus sur les tragédies de l’esclavage tandis que deux films, Devine qui vient dîner ? (1967) et Un coin de ciel bleu (1965), modèles du genre, avaient abordés, chacun via la rencontre entre une blanche et un noir, cette fameuse période historique qui est celle de Loving.


Un contexte qui contraint les époux à un douloureux déracinement : au champ dans lequel Richard (Joel Edgerton) désirait construire la maison familiale succède la ville et son habitation qu’ils doivent partager. L’existence choisie est devenue subie et Mildred (Ruth Negga, au personnage doux mais déterminé, nommée aux Oscars) en particulier le vit mal : « Ils sont en cage » dit-elle à propos de ses enfants qui doivent slalomer entre les voitures de leur rue plutôt que de gambader dans la campagne. La justice leur laisse ainsi une fausse liberté puisque regagner leur ville d’origine veut dire se mettre en infraction : l’entrave topographique se meut en obstacle psychologique. Braver l’interdit est moins un acte politique qu’une nécessité de vie, comme lorsque le couple décide que l’accouchement de leur premier enfant se fera à domicile, par la mère de Richard et donc dans un lieu désormais interdit au couple. Le combat politique vient appuyer une réalité de fait que les amoureux inflexibles tentent de dissimuler : retournés en cachette en Virginie, ils vivent cachés mais dans l’environnement qu’ils veulent. Le film traite avec subtilité le thème de la clandestinité et la naissance de la paranoïa, par petites touches, à l’instar de Richard qui panique quand une voiture le suit d’un peu trop près. Loving (en cohérence avec l’ensemble, le titre est réduit à un mot polysémique) évite judicieusement les écueils d’un drame émotionnel mal maitrisé, Jeff Nichols substitue au pathos la sincérité d’une histoire d’amour à l’image de la réalisation du film : d’une grande et belle retenue.

15/02/17   

mercredi 8 février 2017

► SILENCE (2017)

Réalisé par Martin Scorsese ; écrit par Martin Scorsese et Jay Cocks, d'après l’œuvre de Shusaku Endo



 ... La foi embrumée


Le cinéma est aussi une histoire de patience : Martin Scorsese, figure emblématique du cinéma américain, avait ce projet de film depuis fin 2006, il venait alors de terminer Les Infiltrés, son polar tragique. S’en est suivi des films aux genres très différents : l’oppressant thriller Shutter Island, Hugo Cabret, son premier film fantastique et sa première réalisation en 3D, puis Le loup de Wall Street, un biopic sur toute la démesure d’un courtier en bourse. Avec Silence, c’est vers un tout autre registre que se tourne le réalisateur palmé en 1976 pour Taxi Driver : celui de la religion dans un film personnel qui touche à l’intime des convictions. On le sait, Scorsese est issu d’une famille sicilienne très pieuse et cela a eu une influence certaine sur sa filmographie. Lui qui enfant se destinait à la prêtrise avait, pour notre bonheur, finalement embrassé le vœu cinématographique. C’est dans le fameux La dernière tentation du Christ qu’il aborde frontalement la figure la plus représentative de la chrétienté (comme il s’intéressera à celle du bouddhisme dans Kundun), à sa façon, entrainant un déchainement polémique qui causa de graves incidents. Les terribles évènements de ces dernières années montrent que la religion reste un sujet crispant et clivant dans la malheureuse continuité de l’Histoire des sociétés. Silence, adapté du roman éponyme de Shūsaku Endō, auteur japonais majeur du XXe siècle (qui donna lieu à une première adaptation filmée par Masahiro Shinoda en 1971), se passe en effet au XVIIe siècle dans un contexte qui est celui de l’évangélisation du Japon par des missionnaires jésuites portugais. Le film se déroule lors de la répression violente et systématique que subir les convertis ainsi que les prêtres qui s’étaient installés sur place. Les jeunes padre Rodrigues et Garupe souhaitent partir à la recherche du père Ferreira dont ils ont été les disciples car ce dernier est non seulement porté disparu mais est également accusé d’avoir renié sa foi. Impensable pour les deux compères qui lui vouent une grande admiration, ils convainquent leur hiérarchie de les laisser partir à sa recherche pour rétablir la vérité… Avec ce film historique, l’oscarisé Martin Scorsese réalise une fresque spirituelle sincère  et éprouvante dans un voyage au bout de la foi qui met en tension le choix, la volonté et la croyance dans l’accomplissement d’un sacerdoce jusqu’au bout des os.


Profondément touché et certainement marqué par l’histoire de ces missionnaires et de leurs fidèles martyres, le réalisateur américain leur dédie un film qui est un témoignage en forme d’hommage : « Aux chrétiens japonais et à leurs prêtres ». Dans ce Japon féodale, la chasse aux catholiques s’avère particulièrement cruelle, le pouvoir a son grand Inquisiteur, un vieil homme imperturbable, chargé de faire apostasier ceux qui ont été convaincus par le message catholique. Scorsese va jouer sur la répétition du rituel d’abjuration : en public et pour l’exemple, les accusés sont contraints, tour à tour, à fouler aux pieds une icône religieuse. S’ils refusent, ils sont alors convaincus de catholicisme et soumis à une mort par torture. La réalisation a un principe : ne pas éluder ces actes pour montrer le calvaire de la chair, celui-là même qui a marqué le corps du Christ. Du pervers (des louches d’eau ardente) au monstrueusement subtil (l’incision derrière l’oreille qui fait lentement s’écouler le sang) en passant par l’atroce (le bûcher), ces supplices affreusement inventifs sont un défi à la foi. C’est l’engagement contre le renoncement. Ce qu’exprime très bien une scène parmi les plus marquantes : attaché à une croix menacée par la marée montante, un fidèle résiste aux assauts des eaux (sur lesquels la réalisation insiste) comme pour mieux encore affirmer sa croyance. Il garde même la force de prier pour son compagnon d’infortune. Ces exécutions aussi spectaculaires qu’inhumaines contrastent avec « la simple formalité », comme l’appelle l’un des bourreaux, du pas en avant qui consiste à renier sa conscience, son moi intime. Le fait de marcher sur l’icône est même mis en scène dans une séquence étonnante de démonstration censée expliquer comment il suffit de faire : à la terreur s’associe la méthodologie. 


Le film est frappant dans sa façon de faire de cet acharnement le marqueur d’une résistance d’autant plus forte : malgré les atrocités, les villageois font preuve d’une ferveur clandestine incroyable. Il faut voir ces hommes venir chercher à même la mer le padre Rodrigues comme le messie ou ce dernier se dépouillant de son chapelet pour contenter ces chrétiens avides de symboles de foi, ce qui montre à quel point il se donne tout entier à sa mission. L’une des plus signifiantes scènes est aussi la plus simple : à la lumière chaleureuse des bougies, dans le huis clos de leur foi, le père cède à un fidèle sa croix dans le creux de la main.  Tout est dit de sa mission dans cet acte de transmission. C’est Andrew Garfield qui incarne ce père happé par une tâche qui va mettre sa foi à l’épreuve. Il faut saluer le travail d’interprétation du jeune acteur qui change clairement de dimension avec ce rôle exigeant qui laissera des traces. Lui qui était surtout connu pour avoir joué dans le premier reboot de Spider-Man en 2012 compose ici avec conviction un personnage déterminé qui passe par plusieurs états moraux et physiques : la frustration (vivre reclus), l’effroi (devant les horreurs que subissent ses fidèles) et surtout le doute face au silence de Dieu (ce qui donne son titre au film mais pas forcément son sens, qui s’avère plus complexe). Scorsese habille ses images d’une beauté brumeuse dont il fait un motif récurrent, ce voile va et vient comme la métaphore d’un voyage spirituel aux confins de soi-même, dans le vaporeux de l’âme qui nous constitue. Car à la résistance s’ajoute les questions théologiques et la peur de la tentation et donc de la perdition. Deux approches du monde s’opposent dans ce qui devient le duel d’une vie entre la fidélité à des vœux et un machiavélisme forcené. Scorsese livre ainsi un film intense qui revendique sa compassion et sa fascination pour ses prêtres qui ont fait preuve d’une telle abnégation.

08/02/17     

dimanche 5 février 2017

► JACKIE (Oscars 2017)

Réalisé par Pablo Larraín ; écrit par Noah Oppenheim


... Les jours d'après

C’est un de ces rôles qui marque une carrière, quand une actrice se glisse dans la peau d’une figure iconique : Natalie Portman est Jackie Kennedy dans le film éponyme de Pablo Larraín. Le réalisateur a pris du galon en se retrouvant propulsé à la tête d’un film mettant en scène un pan tragique de l’histoire américaine à travers l’une de ses représentantes les plus appréciées. Il s’agit typiquement du genre de rôle qui pourrait valoir à l’actrice une seconde récompense suprême. En effet, nommée dans la catégorie Meilleure actrice, elle avait déjà remporté l’Oscar pour son rôle de danseuse étoile dans Black Swan (de Darren Aronofsky, qui devait d’ailleurs à l’origine réaliser Jackie). Ce qui la ferait entrer dans le cercle très restreint des actrices ayant eu deux fois la prestigieuse statuette, à l’instar de Jodie Foster. C’est donc un réalisateur chilien qui pose son regard sur cette période singulière qui suit le funeste 22 novembre 1963 où John Fitzgerald Kennedy, le trente-cinquième président des États-Unis, fut assassiné. Pablo Larraín est un cinéaste engagé dont la plupart des films traitent de l’histoire politique de son pays natal à travers des destins individuels, ce qui sera également le cas pour Jackie, avec ce regard extérieur pertinent. Tony Manero se passe sous la dictature de Pinochet tandis que Santiago 73, post mortem, a lieu pendant le coup d’état et No relate les derniers instants du régime, quand le peuple votera le départ du général lors du référendum de 1988. Récemment était sorti son biopic protéiforme et surprenant consacré au célèbre poète Pablo Neruda. C’est donc en cinéaste habitué à mêler l’intime et le public, l’histoire officielle et les vies imaginées que Pablo Larraín aborde Jackie en partant de l’interview qu’elle donna une semaine après la mort de son mari au magazine Life. Tel est le point d’ancrage d’un film admirablement mis en scène, bénéficiant de l’interprétation saisissante d’une Natalie Portman habitée ; Jackie est le portrait élégiaque d’une femme dans le tourbillon d’un deuil qui appartient à l’Histoire.

Comme dans tout biopic se pose la question de l’angle et de la période : quel regard poser et sur quels moments ? Ce choix est déterminant car il oriente le film et lui donne sa saveur. La décision de consacrer le film aux jours qui suivent la tragédie se révèle des plus intéressantes car il y a là un nœud dramatique qui donne matière à récit. C’est également peut-être l’approche la plus intime qui soit : celle de la mort d’un mari, d’un père et du président d’une nation. De Jackie Kennedy on connait les images officielles, protagoniste malgré elle du célèbre film amateur d’Abraham Zapruder qui filma en direct les événements, mais comment cette femme a-t-elle vécue de l’intérieur ce choc mondial qui était avant tout pour elle une horreur personnelle ? Pablo Larraín inscrit d’emblée son film dans une démarche formelle en faisant le choix inaccoutumé du 16 mm (improbable à l’heure du numérique mais également pour une production de cette ampleur !), ce qui donne un format de projection resserrée, là-aussi inhabituel, de 1.66 : 1. Il en résulte un grain important que l’abandon de la pellicule avait fait disparaître des écrans. Ce pari cinématographique se révèle gagnant : outre un côté suranné et séduisant de l’image qui rappelle l’époque, ces options permettent au réalisateur d’insérer avec une grande fluidité et souvent discrètement des images réelles issues des archives télévisuelles. Il en fait même d’ailleurs un fil rouge à travers la visite filmée de la Maison-Blanche que Jackie avait organisée en 1962 pour la chaine CBS, le montage alterne subrepticement le réel et la fiction, en conservant une partie du son d’origine pour que les deux espaces-temps se superposent dans un effet troublant et gracieux. Cette séquence morcelée qui ponctue le film prend la valeur symbolique d’un destin qui se fera, pour le meilleur et pour le pire, devant les caméras du monde et pose la problématique de la représentation.

Car la question de la trace laissée par Jackie et son mari, elle qui va devoir laisser la place, est fondamentale pour une veuve qui a peur de finir oubliée, voire indigente comme la femme de Lincoln. Le reportage, rejoué en grande partie par Natalie Portman, s’intéresse aux changements décoratifs effectués par la première dame, qui a souhaité laissé ainsi son empreinte. La scène où il lui faut quitter une maison qui n’est désormais plus la sienne est terrible et la réalisation impeccablement allusive : un simple coup d’œil vers sa successeuse en train de choisir de nouveaux tissus dit tout du trouble d’une femme dépouillée d’une vie. Pablo Larraín met le funeste en scène d’une façon entêtante, accompagné en cela par un motif musical leitmotiv dissonant qui fait ressentir profondément le vacillement de Jackie. De la même façon, les séquences où elle déambule seule dans les pièces vides de la Maison-Blanche sont remarquables dans ce qu’elles expriment du désarroi. Natalie Portman impressionne dans sa composition, elle réussit ce qui était nécessaire : nous emmener au-delà du personnage connu, faire vibrer les failles d’une femme traumatisée qui a tenu dans ses mains les restes du cerveau de son mari. Le cinéaste n’élude pas ce geste tant il est un acte d’amour désespéré. Le fameux tailleur rose que Jackie Kennedy portait ce jour-là nous est montré taché de sang, tout comme son visage : derrière l’apparat pour lequel elle était réputée et que la prestance de Natalie Portman restitue bien, émerge la souillure, rare moment d’abandon à l’émotion pour celle qui ne veut pas perdre le contrôle de son image. L’organisation des funérailles montre une femme qui n’hésite pas à tenir tête aux officiels lors de savoureuses scènes à l’ironie mordante : les choses se feront à sa façon. Voilà pourquoi elle dicte même au journaliste sa vision idéalisée de son séjour à la Maison-Blanche en faisant une comparaison avec la comédie musicale de Broadway Camelot. A la douce rêverie d’un lieu protégé légendaire répond un film à la séduction funèbre où le cauchemar peut-être vécu à condition de se l’approprier.

04/02/17