mardi 19 novembre 2013

► LA VENUS À LA FOURRURE (2013)

Réalisé par Roman Polanski ; écrit par Roman Polanski et David Ives d'après sa pièce.


... Coups de théâtre

Projetée en compétition au dernier Festival de Cannes, La Vénus à la fourrure fait la part belle au jeu des joutes oratoires à travers ses deux seuls personnages, un dramaturge et une comédienne qui veut le rôle dans la pièce qu’il a adaptée d’un roman. Polanski retrouve avec une délectation certaine un décor qu’il affectionne : celui du huis clos (Carnage, La Jeune fille et la Mort), qui lui permet dans l’apparente contrainte du cloisonnement de ciseler sa mise en scène pour mieux lui conférer une intensité dramatiquement érotique. D’un face à face théâtral il fait un affrontement cinématographique où s’entrechoquent nombre de ses obsessions, là, sur quelques mètres carrés seulement, ceux d’un plateau de théâtre où un soir d’orage une apparition féminine nous entraîne au-delà des lignes…


Car ce duel évolutif ne va avoir de cesse de jouer avec les mots et les situations dans un trouble et enivrant cheminement où l’inversion et l’influence seront des maîtres ordonnateurs. Thème Polanskien par excellent, la manipulation se distille sur plusieurs niveaux grâce à des mises en abîmes multiples. En effet, un réalisateur tourne l’adaptation en train de se jouer de la pièce que lui-même adapte en film (d'après la pièce de David Ives, d'après le roman La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch). Le personnage féminin, Vanda (prénom du personnage comme celui du rôle qu’elle vient auditionner), n’étant autre que sa propre femme (Emmanuelle Seigner, Vénus vénéneuse) et le personnage masculin, Thomas, un adaptateur théâtral (Mathieu Amalric, qui nous offre une riche palette d’interprétations), autant dire une projection de Polanski dont la majorité des films sont des adaptations  de romans ou pièces de théâtre. Lui-même a joué dans des pièces et en a monté d’autres. D’ailleurs, certaines scènes de Mathieu Amalric soulignent à plusieurs reprises une ressemblance physique nette avec le Polanski d’une époque passée.  Ce brouillage des places ne tardent pas à devenir celui des personnages qui, comme de façon récurrente chez Polanski, sont frappés du sceau de la fatalité.


Ainsi, tout aurait pu s’arrêter dès le début puisqu’à l’issue d’une comique scène d’ouverture où une Vanda nunuche mâcheuse de chewing-gum plaide sa cause perdue à Thomas qui refuse de la voir jouer et s’apprête à sortir comme dans Carnage où le départ est sans cesse latent mais toujours répoussé car la confrontation est inéluctable). Et pourtant, en quelques plans la situation s’est inversée du tout au tout. Vanda se métamorphose sur scène et subjugue un Thomas pris de court. Jeu de l’ambivalence qui est celui du film puisqu’à l’instar du contenu de la pièce, les personnages, progressivement contaminés par ce qu’ils interprètent (comme dans Vous n’avez encore rien vu, Resnais, 2012), vont glisser vers l’ambigu. Qui s’adresse vraiment à qui ? Et surtout qui domine l’autre ? Car c’est là que se noue le drame en miroir entre cet homme et cette femme où derrière les mots échangés s’intensifient la lutte des sexes sur fond de sadomasochisme.


La séduisante Vanda est en effet bien mystérieuse, tantôt actrice sublime, tantôt gouailleuse, ici ingénue, là fine connaisseuse de son texte et que dire de son sac à malice d’où elle tire des accessoires étrangement si bien à propos. Elle qui était sur le point de se faire mettre dehors par Thomas prend au fur et à mesure une ascendance redoutable. N’est-ce pas elle qui s’approprie le réglage des lumières dans ce qui devient sa mise en scène ? Un Thomas extatique et colérique tente de reprendre le dessus précisément dans une scène où il doit jouer le dominé (forçant Vanda à se placer à tel endroit). Il semble n’avoir plus que l’insulte pour affirmer sa puissance d’adaptateur, dépassé qu’il est par son propre personnage. L’asservissement monte d’un cran par une transmission symbolique (le collier-chien) et plus encore dans une inversion ultime des rôles. Sans nous avoir fait quitter la scène du théâtre et par des glissements dramatiques successifs, Polanski vient passionnément et malicieusement de nous mener crescendo vers  les éclats filmiques d’une vengeance aux accents antiques dont l’épigraphe biblique de la pièce adaptée : « Le Tout-Puissant le frappa et le livra aux mains d’une femme », résonne comme tonne le ciel au-dessus du théâtre. 


13/11/13

mercredi 6 novembre 2013

► SNOWPIERCER (2013)

Réalisé par Bong Joon Ho ; écrit par Bon Jonn Ho et  Kelly Masterson d'après la b.d Le Transperceneige de Benjamin Legrand,  Jean-Marc Rochette et Jacques Lob.


... Wagons-vies

A l’instar de son compatriote Park Chan-wook il y a quelques mois (Stoker), le cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho réalise son premier film en langue anglaise adapté d’une bande-dessinée française des années 80. Un mélange hétéroclite pour un rendu qui ne l’est pas moins ! L’idée scénaristique est profondément séduisante : pour échapper à une nouvelle ère glaciaire provoquée par eux-mêmes, des êtres humains se retrouvent condamnés à être les passagers d’un train futuriste lancé à pleine vitesse, seul refuge de leur survie…Le cinéaste ne pouvait qu’être séduit par une trame éminemment cinématographique car formellement attractive. En effet, le huis clos est toujours un parti pris fort mais risqué, Bong Joon-ho ne manque pas sa correspondance et le train qu’il fait entrer dans les salles obscures est une réussite qui nous précipite vers des wagons-vies où chaque porte qui s’ouvre est à la fois signe d’espoir et marqueur de désespoir…


Le cinéma a toujours aimé filmé des trains et ses passagers. Un des premiers films de l’Histoire n’est-t-il pas précisément L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (Les frères Lumières, 1895) ? Et on y trouvait, déjà, l’utilisation de la profondeur de champ qui est particulièrement utilisée dans Snowpiercer. Le décor fait de wagons en enfilade induit bien sûr cette utilisation mais le film lui confère un sens plus profond puisque ce train de survivants n’est autre qu’une Humanité compartimentée dont on a récréé les inégalités. La machine a même son Dieu en la personne de Wilford (Ed Harris), le créateur de la locomotive high-tech, qui organise la vie et la mort au sein de son royaume ferroviaire. Le film est ainsi un trajet intérieur depuis les bas-fonds de la queue du train, cœur de la révolte menée par Curtis (Chris Evans), jusqu’à l’avant, le wagon de tête où demeure Wilford.


La réalisation a conscience de l’aspect très jeu-vidéo de sa construction : chaque wagon a son épreuve et son décor différent qu’il faut franchir pour accéder à l’étape suivante. Et comme dans un jeu de quête, il faut des adjuvants (l’expert en sécurité qui ouvre les portes et sa fille). Autant de niveaux de jeux dont se sert Bong Joon-ho (séquence en lumière infra-rouge et en caméra subjective qui assimile explicitement le spectateur à un joueur) pour mieux en dépasser le cloisonnement. Les scènes de combats, violentes et impressionnantes, s’entendent ainsi plus qu’elles ne se voient. Un travail sonore (coups et os brisés) confère aux scènes leurs réels chocs tandis qu’une accumulation en pagaille de personnages dans le cadre provoque la confusion dans l’effusion. Le montage fiévreux et le déchainement de Curtis donnent à ces scènes d’affrontements une tonalité bestiale, celle d’êtres humains traités en bêtes et qui viennent de sortir de leur cage.


On savait le réalisateur capable de manier le spectaculaire et l’étrange (The Host et son monstre) comme l’intime et le mystère (Mother et sa force de conviction), autant d’atouts qu’il embarque à son bord avec d’incomparables scènes surréalistes où l’humour se fracasse contre la tragédie (le personnage illuminé interprété par Tilda Swinton). Réjouissant mélange des genres qui n’enlève rien à la noirceur du propos qui contraste avec la blancheur des paysages. Car l’allégorie de cette Humanité sur rail nous glace. Plus les portes s’ouvrent, moins les compagnons de route sont nombreux dans ce mythe de Sisyphe où les années successives ont fini par doter ce voyage circulaire de sa propre Histoire. Et son récit le plus déchirant est certainement celui qu’on ne verra pas mais dont la simple évocation nous soulève le cœur. Quand Curtis dévoile frontalement l’horreur des conditions de vie au début de la survie dans la queue du train. Le plus impressionnant est là : celle d’une existence ravagée dont on se demande si du dégout peut renaitre le goût. Le goût d’ouvrir une ultime porte… 

Sélectionnée et publiée par Le Plus du Nouvelobs.com

30/10/13