jeudi 28 juin 2012

► QUAND SOUFFLE LE VENT (1986)

Réalisé par Jimmy T. Murakami; écrit par Raymond Briggs d'après sa bande dessinée.


 ...L'agonie à l'unisson

Jamais sorti en France bien qu’il ait reçu le Grand prix du long-métrage au Festival international du film d'animation d'Annecy en 1987, le film d’animation de Jimmy T. Murakami, adapté de la bande dessiné de Raymond Briggs, peut enfin déployer sa belle mais tragique histoire. Réalisé en 1986, le film situe son intrigue en pleine guerre froide et même si cela n’est pas explicite, on peut en déduire que la période concernée est celle de la course aux armements à la fin des années 70. En effet, la terreur règne et un couple de charmants retraités vont vivre une attaque nucléaire, sans prendre la mesure de ce qui vient de se passer…

Formellement très différent des films d’animations d’aujourd’hui, au-delà de la technique d’animation, le film de Murakami se distingue par le mélange qu’il fait d’images réelles et de celles en dessin. Tout commence ainsi par des images d’archives d’actualités en noir et blanc montrant une évacuation de civils. Le ciel, qui a une place importante, apparaît également sous sa forme réel avec parfois une image retravaillée. De même, l’intérieur de la maison nous est présenté en mêlant des prises de vues de miniatures construites comme pour un film traditionnel aux dessins des personnages et des décors. La frontière semble ainsi sans cesse osciller entre deux univers, la fiction animée et le réel filmé, étrange sensation comme une piqûre de rappel, comme pour nous maintenir en alerte et ne pas se laisser complétement adoucir par la forme du dessin animé. La guerre est là, la menace est concrète et le contraste des formes filmique scande que la fable à tout du réel. Des images symboliques de la menace rythment d’ailleurs le récit. Dans des tons monochromes surgissent successivement un sous-marin, un missile et un bombardier qui ne rendent que plus pathétique le douillet quotidien du couple.

Ce qui saisit de surcroit, c’est donc la douce naïveté qui anime Jim et Hilda, personnages tendres et attachants qui attendent la menace sans peur, sans énervement, patiemment. La situation est assez surréaliste : Jim construit un abri antiatomique de fortune (avec 3 planches posées contre un mur pour former une petite cabane) tandis qu’Hilda vaque avec bonhommie à ses tâches ménagères, trouvant que son mari en fait trop. On ne sait pas dans un premier temps qui est le plus déconnecté, celui qui s’attend au pire ou celle qui préfère rêver. Pendant que Jim s’active, Hilda s’évade le temps de souffler sur un pissenlit et de déclencher une séquence onirique où règnent la paix et l’amour. Scène brutalement interrompue par le son du marteau de Jim qui cloue ses planches. Le principe de réalité s’impose, deux approches s’opposent tout en concordant. En effet, tous les deux font acte d’ostalgie avant l’heure, appliquée à la seconde guerre mondiale : le bon temps ! s’exclament-ils. Et de regretter cette période où, enfant, il fallait se cacher. Ils ne sont pas nostalgiques de l’horreur, bien sûr, mais du mode de vie de l’époque.

L’inéluctable surgit brutalement : à peine la radio annonce-t-elle l’attaque que l’explosion surgit, l’abri va servir finalement, quant à son utilité…Un oiseau désorienté avait annoncé le pire, quand tous s’envolent c’est qu’il est déjà trop tard. Le huis clos devient anxiogène, les couleurs ont cédé la place au terne, au noir, au ravage. Du paysage bucolique qu’offrait la fenêtre du salon, il ne reste plus que la vue d’arbres calcinés. La bande son a également changé : le souffle du vent devient la marque sonore du désolé, on entend même le hurlement d’un loup tandis que des cloches sonnent le glas. Rien n’est plus sauf la logorrhée du couple qui continuent à discourir sur les choses du quotidien, ignorant superbement le chaos, constatant que le laitier n’est pas passé mais que c’est normal vu les circonstances…

Dire, c’est vivre. Et ne pas prendre en compte l’horreur les maintient en vie malgré la décrépitude physique qui s’accentue (la verticalité des corps laisse sa place, dans la douleur, à l’horizontalité forcée), notre tendresse envers cette lente agonie n’en n’est que plus forte. Ils peuvent bien disparaître dans des sacs dans une mimèsis des Amants de Magritte, leurs voix continuent de parler, de nous parler. L’élégie finale, belle et bouleversante nous ramène aux nuages, laissant espérer que tout ceci ne sera qu’un mirage de passage et que l’Humain tiendra compte des ravages du passé pour que n’existe pas ce funeste présage…


Romain Faisant, 27/06/12

► LA PART DES ANGES (2012)

Réalisé par Ken Loach; écrit par Paul Laverty


...Ceux qui trinquent

Après un film dur et politique avec la guerre d’Irak en toile de fond (Route Irish), présenté à cannes en 2010, Ken Loach nous revient avec plus de légèreté avec un film amusant et humain, une bouffée d’optimisme dans un environnement inhospitalier et qui a obtenu le Prix du Jury au dernier Festival de Cannes. La part des Anges est une rocambolesque aventure de quatre pieds nickelés qui ont décidé, pour fuir la médiocrité, de dérober une chose pas banale : un fût d’un grand cru de Whisky !

Les actes d’inculpations tombent et s’enchaînent dans la première scène au tribunal, autant de couperets symptomatiques d’une certaine misère sociale, un terreau fertile pour Ken Loach qu’il avait cependant délaissé ces dernières années. Il faut remonter à Sweet sixteen pour retrouver cette plongée dans l’univers violent et glauque des ados difficiles. Cependant, on comprend vite que le ton sera cette fois-ci bien plus léger : les actes commis par Albert, Rhino et Mo, jeune voleuse compulsive, prêtent à sourire. Le pré-générique nous avait déjà montré Albert titubant sur le quai d’une gare déserte en proie à la voix d’un haut-parleur qui se prenait pour Dieu, rien que ça ! Le gag est de mise et cela fait du bien !

Ken Loach n’oublie néanmoins pas ses fondamentaux et ne saurait nous livrer une simple comédie. Son film est donc articulé autour de problèmes sociaux qui sont ceux que rencontrent ces jeunes et en particulier Robbie (Paul Brannigan, révélation du film, écorché vif à l’écran comme dans sa propre vie). Ainsi, si la scène avec Albert déclenche la bonne humeur, elle met toutefois en exergue deux particularités fortes qui seront celle du film. Dangereux équilibriste, il manque d’un rien de se faire écraser par un train, à l’image de ces futurs comparses, toujours sur le fil du rasoir, hésitant sans cesse entre le bon et le mauvais côté. De même, la bouteille d’alcool qu’il tient à la main et qui le fait divaguer est précisément la métonymie de leur aventure à venir puisqu’il va s’agir de dérober un fût de whisky. Ironie amusante : ce contenu, symbole de décrépitude et d’enlisement pour cette jeunesse égarée, est appelé à devenir l’espoir de leur émancipation.

Le film prend ainsi un premier départ qui va se focaliser sur Robbie, qui devient père alors même que son passé peu glorieux le rattrape et que son présent se présente sous des auspices bien peu favorables. Comme souvent chez Ken Loach, on assiste impuissant à cette fatalité qui coupe l’élan de celui-là même qui tente de s’en sortir. Robbie échappe ainsi à la prison pour mieux être puni par ceux qui lui en veulent. De même, en conflit avec sa belle-famille, et alors qu’il s’apprête à voir son enfant qui vient de naître, c’est un déchainement de violence qui l’attend lors d’une scène pathétique où il se fait tabasser dans les escaliers, mis d’office à la marge, poussé hors du couloir de la normalité. Le bonheur n’est pas toujours gai. Souvenons-nous de Ladybird (du même Ken Loach en 1994).

Le second départ du film sera celui de la petite troupe mené par Robbie qui, initié par son mentor à la dégustation du Whisky a décidé, comprenant que ses agresseurs ne renonceront pas et que dans ces conditions, il ne peut vivre sa vie de famille, de dérober le fût d’un grand cru de Whisky, à la valeur démesuré. A l’instar des Pieds Nickelés et de leur goût pour le déguisement, les voilà attifés en Ecossais pur souche en kilt ! Eux, les jeunes en réinsertion, côtoient ce monde des amateurs d’alcool, si loin du monde des amateurs de beuveries qu’ils avaient plutôt l’habitude de fréquenter. Bien loin de la violence urbaine, nos compères traversent les paysages d’Ecosse et marquent ainsi la rupture avec leur environnement.

L’entraide et l’amitié sont au cœur de l’escapade et ces voleurs d’un nouveau genre s’en donneront à cœur joie même si l’enjeu est des plus importants pour Robbie : lui permettre de fuir avec sa copine et son nouveau-né. On est presque dans la fable, comme cette allégorie de l’homme à l’âne raconté au début, et on s’y sent bien ! Les effluves qui prennent le dessus sont celles du rire et pour une fois que l’alcool mène à la rédemption, c’est avec bonheur qu’on s’enivre du délaissement du médiocre à la lumière de l’ocre. 


Romain Faisant, 27/06/12

jeudi 21 juin 2012

► FAUST (2011)

Réalisé par Alexandre Sokourov; écrit par Alexandre Sokourov et Marina Korenava, d'après l’œuvre de Goethe.


...Une ténébreuse aventure

Le mythe de Faust a fasciné les arts et donc les cinéastes dès les premiers temps du cinéma, Méliès en faisait ainsi déjà une adaptation en 1897 avant que Murnau nous livre une œuvre de référence en 1926. Beaucoup d’autres suivront, de façon fidèle ou en réinterprétant ce conte populaire allemand du XVIème siècle érigé au panthéon de la littérature par Goethe. Lion d’or à la Mostra de Venise, le dernier film d’Alexandre Sokourov se saisit à son tour du monument pour nous immerger dans une splendide odyssée démoniaque et onirique. Sombrement puissant.

Le signifiant mouvement inaugural nous installe d’emblée dans la thématique de la chute, celle de Faust qui, voulant s’élever, ne fera que s’abaisser à l’instar du plan liminaire qui nous fait passer du ciel étoilé à la vue du village dans les montagnes, lieu de l’action montré en plongée. La lune apparaît, troublée par les nuages, annonciatrice des bouleversements à venir tandis que résonne le tonnerre. Aperçu apocalyptique qui par un fondu enchaîné lie le village au cadavre pourri qu’examine Faust, métaphore de la Mort qui plane dans une atmosphère putride.

Le deuil de l’élévation vers un salut céleste doit ainsi déjà être fait, à la belle voute étoilé a succédé la crasse et la salissure, le repoussant et l’immonde. Les recherches plastiques de Sokourov trouvent ici de nouveau une ampleur magnifique, les décors minutieux et réalistes habitent l’écran sous une photographie sublime qui oscille entre teintes jaunâtres et verdâtres. La texture de l’image (tournage en 35mm) et ses contours vaporeux tendent vers la rêverie comme vers le cauchemar. Sublimant le laid comme Baudelaire en son temps, la mise en scène de Sokourov nous conduit à l’émerveillement mais aussi au bord d’une certaine asphyxie. Il fait d’ailleurs le choix de revenir au format 1.37 : 1, le format proche du carré, pour mieux enfermé ses personnages, pour mieux restreindre leur liberté et augmenter cet étouffement à l’intérieur d’espaces sordides. Déjà perdu, Faust (Johannes Zeiler) sera d’ailleurs souvent associé au motif de la cage qui reviendra à plusieurs reprises (on y voit enfermés des chats et surtout des oiseaux). L’emprise du Mal est aussi celle du cadre.

Un principe formel qui va devenir récurent traduit également ce basculement, cette perte progressive d’humanité et cette avancée inexorable vers la mort. Il s’agit de la distorsion de l’image qui s’augure juste avant la rencontre avec l’usurier (Anton Adasinsky) comme pour mieux annoncer le glissement. En effet, il y a littéralement passage puisque Faust franchit une arcade où il se fait agresser et chasse les mécréants comme il se chasse de sa propre vie. Il y a eu franchissement et l’étape suivante est l’entrée dans le bouge de l’usurier. Voyage sans retour. Cette séquence en huis clos, oppressante par son contenu et sa mise en scène (plans serrés) sera intégralement filmée en distorsion : le basculement est effectif, l’horizontalité de la réalité a succombé à l’attrait du Malin.

Le voyage de Faust, quête d’amour et de sublime se poursuivra dans le même esprit, le personnage de l’usurier, personnage à la fois grotesque et difforme tout autant que diabolique (il suspend les objets en gages comme autant de cadavres en devenir), rythmera la marche vers l’inéluctable en entrainant celui qui a signé sa perte de son sang. Il va soumettre à la tentation l’errant pour mieux le contraindre à lui céder. La belle scène de la rencontre avec la jeune femme,  Margarete, au lavoir, est vite souillée par la monstration du corps dégénéré de l’usurier, l’immonde s’immisce comme une prémisse. Plusieurs étapes se succèdent ainsi, entre tableaux merveilleux (la séquence lyrique dans le bois et son tapis de verdure miroitant) et peintures désenchantées (l’errance finale en territoire mortuaire). Un choix a été fait, une destinée a été scellée et le pacte avec le Maudit n’a rien perdu de son impact.

La puissance visuel du film ne fait qu’un avec son propos et c’est à une singulière sensation filmique que nous convie Sokourov, celle de nous faire basculer, nous aussi vers le sublime et le sordide, vers ce voyage intérieur que ressent l’extérieur. Le cinéma de Tarkovski et Bergman est tapi dans l’écho spéculaire. Et il faudra bien l’imposante musique finale pour nous extirper de cet étrange cheminement où les âmes perdues ne sont plus que des pas perdus.


Romain Faisant, écrit le 20 Juin 2012.


 

mardi 5 juin 2012

► PROMETHEUS (2012)

Réalisé par Ridley Scott; écrit par Damon Lindelof ,Jon Spaihts et Ridley Scott 



...La filiation monstrueuse

Attendu comme le messie, le dernier film de Ridley Scott devait nous ramener, sinon aux origines d'Alien, tout du moins dans un univers semblable à cette saga, entre science-fiction et épouvante, commencée en 1979. C'est donc chose faite avec ce nouvel opus qui dresse de nombreuses passerelles entre le présent et le passé. Trop peut-être. Le terrain est connu et l'inconnu n'est pas forcément le plus prégnant même si l'atmosphère soignée, oppressante et mystérieuse séduit toujours. Le thème de la filiation qui parcourt le film est donc également celui d'un univers filmique qui ravive malgré tout en nous peurs primaires et plaisirs horrifiques.

Le retour vers le passé est ce qui motive la marche du film, tous les événements n'auront de cesse, alors même que les personnages tendent vers l'avant, de converger vers un point inaugural, vers une source mystérieuse, celle de la vie humaine. Question métaphysique ultime de l'être humain: comment tout a commencé? Là où la saga Alien nous confrontait au présent de la bête, à son affrontement et in fine à sa destruction, il s'agit ici de trouver la bête pour la questionner sur notre passé. Mais cette créature, qui n'est pas celle que l'on connaît, se révèle être au contraire un ancêtre humanoïde, dessiné sur des supports antiques et en particulier dans une grotte où l'on fait connaissance avec le docteur Elisabeth Shaw (Noomi Rapace, qui a un air de Winona Rider dans Alien IV). Elle met à jour, littéralement, une fresque qui se révèle être une carte stellaire. 

Les premiers pas à bord du vaisseau nous sont familiers, Ridley Scott nous propose un nouveau dédale high-tech avec les fameux caissons de voyage, ces sarcophages où les membres de l'équipage sont plongés dans le sommeil, le temps du voyage. Image culte. Souvenirs tenaces. On pense bien sûr aussi à 2001 (Kubrick, 1968), non seulement pour l'environnement, mais également pour ce côté métaphysique de la quête des origines. Ce désir de comprendre, de remonter le temps est le véritable renouveau du film qui a parfois cela-dit tendance à trop revenir sur son propre passé fictionnel.
 
L'importance des traces et de la transmission est ainsi au cœur de l'action: David, le robot, lit les souvenirs d’Élisabeth lorsqu'elle dort, celle-ci se souvient précisément d'une discussion avec son père ethnologue. De même, un conflit se fait jour entre le robot, fils spirituel du financier de l'expédition et sa fille légitime, jalouse de sa place. Cette recherche des pères fondateurs renvoie à Élisabeth sa propre incapacité à procréer tandis que de nombreux hologrammes font revivre ce qui "a été". Cela met alors sur le même plan passé et présent, à l'image des personnages humains, eux-mêmes héritiers de ceux qu'ils sont venus côtoyer. Héritage fictionnel également, avec par exemple les combinaisons des ancêtres rappelant Predator, le liquide visqueux découvert par David sur une roche annonçant la future bave des Aliens ou encore l'hallucinante scène médicale, comme un écho à ses origines fictionnelles. 

Vie et mort sont liées, création et destruction sont les deux faces d'une même interrogation qui en toute logique trouve quelques réponses dans l'origine même du film, à savoir sa séquence pré-générique. Ne sommes-nous pas au final les seuls témoins, au début et à la fin, de deux instants clés, majeurs dans le chaînon fictionnel de la saga. La dernière séquence réserve ce qui est le véritable climax. Jouissive scène finale tout autant que fondatrice, tandis que les images liminaires, au bord d'une cascade, nous montrent la chute, dans les deux sens, de celui qui devient le père créateur, l'alpha et l'oméga au même instant. Pour nous aussi tout avait commencé avant. Ou quand de la destruction naît l'émancipation... 

Romain Faisant, écrit le 31/05/12 et mis en une de la rubrique Express Yourself sur le site de l'express.fr.


► COSMOPOLIS (2012)

Écrit et réalisé par David Cronenberg; d'après l’œuvre de Don DeLillo


...Les mots du monde


Quand Cronenberg s'attaque à la crise financière, c'est depuis l'intérieur d'une limousine high-tech et les propos d'un de ces jeunes maîtres du monde, froid et régi par les chiffres. A travers cette tour d'ivoire en mouvement, c'est au bouleversement d'un monde et d'un homme que nous allons assister, bien assis, comme son protagoniste, dans notre fauteuil. A l'instar du titre, le casting fait acte de cosmopolitisme en organisant une improbable rencontre entre l'acteur star de la saga Twilight, Robert Pattinson (enfin extirpé des griffes de la franchise) et notre Juliette Binoche nationale. Mais ils seront nombreux à croiser sa route lors de ce trajet initiatique où le monde défile tandis qu'un homme s'effile...  

Nous suivons donc le parcours dans les rues d'un New-York au bord de l'implosion, d'un de ces maitres du monde financier qui ne maitrisent rien au final. Et encore moins leur chute. Car c'est à cela qu'Eric Packer (Robert Pattinson) est confronté, puisqu'il n'a pas anticipé la montée du yuan, le voilà ruiné et avec lui tout un monde. Insensible au bouleversement qui s'augure, il reçoit dans sa limousine (une limo blanche, identique à toutes les autres, uniformité des hautes sphères) divers protagonistes (informaticien, jeune geek, théoricienne financière...) avec qui il exprime son cynisme, son obsession du contrôle, sa suffisance mais aussi ses premières interrogation sur lui-même. Le basculement est à l’œuvre.
 
Cela avait commencé par une première prise de parole d'Eric lui-même avec un souhait inattendu et insolite qui inaugure le déroulement du film, à savoir de longues conversations qui vont émailler le trajet fait en limousine. Il veut en effet aller chez le coiffeur. Première touche dissonante d'un portrait qui va progressivement s'émanciper de sa propre image, ou tout du moins tenter d'y parvenir. Et le lieu récurent de cette métamorphose sera donc ce bureau mouvant, cette lino dans laquelle il siège, sur un grand fauteuil aux accoudoirs connectés aux informations financières. On retrouve là l'idée d'ExistenZ (1999) du même Cronenberg, où déjà, l'attachement au virtuel était viscéral et même organique. C'est de nouveau le cas ici, puisqu'Eric agit et réagit comme ces machines qui alimentent les marchés financiers. Froideur du chiffre, statistiques, automatisme.
 
Ainsi, quand tout s'écroule (la faillite), le monde gronde mais lui reste impassible, l'émotion ne surgit pas. Il est blindé de l'intérieur comme l'est sa carrosserie, il est sourd au monde des rues comme l'est sa limousine, insonorisée. La dualité des deux mondes est sans cesse présente par cette opposition entre intérieur / extérieur, standing du dedans / fracas du dehors où la révolte se fait entendre. Et où s'observe la récurrence de la symbolique du rat (citation liminaire, les rats exhibés par des quidams, la mascotte des émeutiers), image forte, à la fois péjorative pour celui qui a de l'argent et repoussante car renvoyant à la saleté, à la déchéance. Pourtant Éric s'en amuse, jouant avec ce mot, se l'accaparant pour sa propre convenance (nouvelle unité monétaire), n'accordant aucune importance à ceux qui l'ont érigé en symbole, ces gens, là, dehors et à ce qu'ils expriment. 
 
Mais cette perspective de la perte, cette chute annoncée et pas encore ressentie, cette confrontation avec la mort (on ne cesse de l'avertir d'une menace sérieuse) va vraiment éclater avec son entartrage par un contestataire. Cela a un côté trivial et bouffon, qui tranche avec le sérieux des conversations mais qui exprime cette revanche du sans grade qui avec presque rien souille le grand du monde. L'humiliation est là car c'est la première fois que l'on voit Éric exprimer quelque chose, en l'occurrence de la colère. 

Acte fondateur puisqu'il est un marquage, au sens propre comme au figuré : il gardera les traces de la souillure sur son visage et ses cheveux jusqu'à la fin. Le monde vient de le heurter en pleine face et la machine qu'il était, définitivement hors service. La frontière n'est plus, désormais il est pleinement dehors, seule la crasse et la misère lui seront opposées. Lui qui était toujours dans le futur, se confronte au présent des émotions à travers son double inversé, son image en devenir : celle d'un de ses ex-employés, homme du haut qui a déjà chuté. Il lui faudra alors affronter les mots de la réalité mais peut-il aller jusqu'à en éprouver les maux...?
  
En alliant le récit et la conversation, le chaos et la recherche de soi, le pouvoir et la décadence, l'abstrait et le concret des émotions, Cronenberg revisite ses thématiques à travers les affres de la crise financière. Il réalise un film étonnant et détonnant, loin des décors financiers habituels, sur non seulement une chute mais surtout sur une quête du ressenti se substituant au pressenti.  


Romain Faisant, écrit le 25/05/12 et également publié dans la rubrique Express Yourself sur le site de l'express.fr.



► DE ROUILLE ET D'OS (2012)

Réalisé par Jacques Audiard; écrit par Jacques Audiard et Thomas Bidegain d'après l’œuvre de Craig Davidson.


...Les coups du sort


Le nouveau film de Jacques Audiard (en compétition à Cannes), toujours un événement, confronte avec force et fracas un homme et une femme qui, chacun, ont un combat à mener. Au sens figuré pour elle qui se retrouve en fauteuil roulant, au sens propre pour lui qui se lance dans des combats à mains nues. Dur et marquant, le film de Jacques Audiard, adaptation du roman de Craig Davidson, nous heurte sans complaisance et avec puissance. 

De rouille et d'os, c'est l'histoire d'une rencontre, celle de Stéphanie (Marion Cotillard, épatante), belle jeune femme qui aime plaire et d'Ali (Mathias Schoenaerts, qui en impose) homme rustre et brutal mais père aimant, même s'il ne sait pas toujours y faire. Il débarque chez sa sœur à Antibes avec son fils de cinq ans, Sam. Vivotant, il finit par devenir videur dans une boîte, c'est là qu'il rencontre Stéphanie, lors d'une bagarre. Premier face à face qui inaugure ceux à venir: violence et entraide sont déjà les deux maîtres mots. Attentionné malgré ses airs de brute, Ali raccompagne celle à qui il est désormais lié, un plan sur ses jambes découvertes tachées de sang annonce la meurtrissure.
 
En effet, alors que chacun a repris sa vie, on suit le quotidien de Stéphanie, dresseuse d'orques dans un parc d'attraction et le drame qui la frappe. Un accident lors du spectacle, un choc violent avec un des mammifères la condamne à l'amputation des deux jambes. Comme les photos d'elle que l'on a vues dans des cadres, sa vie n'est plus dorénavant qu'un souvenir. A la musique tonitruante et aux chorégraphies du spectacle succède la froideur d'une chambre d'hôpital, ses tuyaux et ses fils, le gris de l'acier du lit. Éprouvante scène que celle de la découverte de la mutilation, Stéphanie est réduite à l'état d'animal rampant.
 
Métaphore animale qui n'est pas anodine puisque à l'opposé s'exprime le corps puissant et fonctionnel d'Ali qui devient une bête de combat, enragée. Ce corps brut et musculeux, c'était déjà celui de Bullhead (Michael R. Roskam, 2011). Arrivé sans but chez sa sœur, il semble trouver là un accomplissement, ce qui n'est pas sans déplaire à Stéphanie qui a repris contact avec cette rencontre du passé, avec cette vie d'avant. Ne faisant preuve d'aucune commisération, Ali ne semble pas prendre en compte le handicap de son amie, il la considère comme les autres. Inenvisageable au départ pour elle, sous l'impulsion de ce dernier, la voilà qui met le nez dehors et qui, emmenée sur son dos, va se baigner. Là où elle voit des obstacles, il ne voit que la normalité d'une relation amicale. 

Dans l'eau Stéphanie retrouve sa liberté, dans les combats à mains nus Ali se défoule. Un équilibre semble s'instaurer et même sur le plan intime, où lors d'une amusante scène, Ali propose à Stéphanie de raviver ses ardeurs, en bon copain. Elle redevient femme, dans sa chair et dans son âme, comme dans cette scène intimiste où le retrait des bas de protection qu'elle porte devient un geste sensuel. C'est le début d'une réappropriation de jambes devenues étrangères. Sans oser se l'avouer, chacun galvanise ainsi l'autre, comme la scène du combat difficile où la seule vue de Stéphanie, de façon métonymique avec ses prothèses, redonne à Ali le courage de vaincre. 

Mais le caractère assez bestial et indépendant de ce dernier ne va pas sans poser de problème, quant à Stéphanie, le regard des autres peut s'avérer blessant et quelle place donner à Sam dans ce nouveau cap qui s'instaure et où les choses demeurent bien instables. Fidèle à son cinéma, Jacques Audiard réussit à imposer un nouveau choc filmique à travers des destins poignants, entre ombre et lumière. Combatifs, ces personnages gardent une trace dans leur chair, l'empreinte des blessures de la vie tout autant que l'ascendant pris sur elle. 


Romain Faisant, écrit le 18/05/12 et également mis en une dans la rubrique Express Yourself sur le site de l'express.fr.


► BABYCALL (2012)


Écrit et réalisé par Pal Sletaune

...Les voies de l'incertitude

Quand une mère au quotidien déjà menaçant bascule dans la psychose, la raison s'emmêle et les chemins se mêlent. En provenance de la patrie des Millenium, voici un nouveau thriller nordique qui mérite d'être découvert.  
 
Troisième film de Pal Sletaune, on y retrouve Noomi Rapace, la frêle et implacable interprète de Lisbeth Salender dans la trilogie sus-citée. Elle incarne ici avec force et désarroi une mère apeurée, fuyant avec son fils, Anders, un mari violent. Le film ne sera jamais ce qu'il semble être. Tout d'abord drame social (barre d'immeuble grise, services sociaux...), c'est à un triller que nous sommes soudainement confrontés avant que le récit n'évolue encore vers une inquiétante étrangeté aux limites du fantastique.
 
Pal Sletaune continue son exploration de l'autre, du voisin suspect, de l'immersion dans cette vie, là, derrière la porte du couloir. C'était déjà le cas avec son premier film, Junk Mail (1997), sur le registre de l'humour noir et encore dans son second, Next Door (2005), avec cette fois-ci une plongée perverse et horrifique dans l'appartement de deux jeunes femmes manipulatrices. Babycall explore une autre facette de cet univers au travers d'un fil rouge, certes classique, mais bien exploité. En effet, Anna, mère inquiète et possessive, s'équipe d'un babyphone pour être à l'écoute du moindre souffle de son enfant, dans la chambre voisine. En pleine nuit, elle capte les cris d'un enfant provenant d'un autre appartement. On songe bien sûr à Hitchcock pour Fenêtre sur cour (1954) et à Brian de Palma pour Blow out (1981). Mais ce drame qui couve alentour ne fait qu'amplifier celui que vit Anna, tout devient menaçant dans cette barre d'immeuble où les couloirs ressemblent à ceux d'un hôpital...
 
D'hôpital, il en est justement question de façon parallèle avec le personnage de Helge que rencontre Anna, vendeur c'est lui qui lui fournit les appareils. Ce dernier veille en effet sa mère, mourante, et doit prendre une décision cruciale. Ainsi, la mort, avec ses choix et ses hésitations, rôde, tandis qu'Anna se lance dans une enquête pour déterminer d'où viennent les cris. Guidée par le son, il lui faudra remonter à la source. Mais à la source de quelle histoire ? Car les personnes et les souvenirs se troublent, pourquoi cet ami qu'Anders ramène à l'appartement lui ressemble-t-il étrangement ? Et ces endroits où Anna oublie être allée... 

Ainsi, les esprits se révèlent hagards dans un film qui nous égare subrepticement, sans effets grandiloquents, mais en maintenant un malaise constant. Cette immersion anxiogène et troublante dans des vies à leur tournant, où le passé hante le présent, n'est pas sans nous rappeler l'atmosphère de Morse (Tomas Alfredson, 2008), petite merveille norvégienne, où, déjà, dans la banalité d'un décor quotidien se jouait la vie et se donnait la mort.   


Romain Faisant, écrit le 04/05/12 et également publié dans la rubrique Express Yourself sur le site de l'express.fr.