vendredi 27 février 2015

► AMERICAN SNIPER (Oscar 2015 du Meilleur Montage sonore)

Réalisé par Clint Eastwood ; écrit par Jason Dean Hall, d'après l’œuvre de Chris Kyle, Scott McEwen et Jim DeFelice


... L'homme derrière le viseur

Clint Eastwood n’a pas fini de sonder sa patrie et il le prouve une nouvelle fois avec un film nommé 6 fois aux Oscars (dont celui de Meilleur film et Meilleur acteur). Son American Sniper clôt ce qui s’apparente à une galerie de portraits de certains visages marquants de l’Amérique. Entamée avec J.Edgar (2011), film biographique sur le patron charismatique du F.B.I durant quatre décennies, son approche s’est poursuivie il y a quelques mois à peine avec Jersey Boys (2014), inspiré d’un célèbre groupe de musique américain des années 60, pour s’achever avec son film consacré à un héros américain, le soldat Chris Kyle. Des histoires spécifiques mais toutes inspirées de vies réelles qui donnent à voir les différentes facettes d’une Amérique où se côtoient rêve et cauchemar. Clint Eastwood retrouve le film de guerre qu’il n’avait plus abordé depuis son diptyque Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima. C’est le conflit irakien qui occupe la scène dans American Sniper : dans un monde post-11 septembre, la traque des lieutenants de Ben Laden fait rage au Moyen-Orient. Dans l’unité spéciale des Navy SEALs, un homme se distingue particulièrement : le tireur d’élite Chris Kyle. Son habileté remarquable au fusil lui permet de protéger ses camarades lors des opérations à haut risque au cœur de villes infiltrés de terroristes. Mais comment gérer une vie de soldat, d’époux et de père de famille ? Surtout lorsque s’engage à distance un duel avec un tireur d’élite ennemi et que le tuer devient une priorité, quitte à y laisser plus que des balles. Avec ce film empoignant, Clint Eastwood traite d’un sujet fort et délicat en nous replongeant dans une guerre dont on n’a pas fini d’évaluer les conséquences. Au travers les missions ardues de Chris en Irak, c’est le complexe équilibre entre ici (son pays) et là-bas (l’endroit où l’on se bat) qui est mis en perspective d’une façon frappante.


Chris (imposant Bradley Cooper) a été initié au tir dès son enfance : « Tu feras un excellent chasseur » lui promettait son père qui avait une théorie bien à lui sur la composition de l’humanité. Il y distingue trois types d’individus : les brebis, qui se font terroriser par les loups, prédateurs dominateurs et les chiens de bergers, ceux qui protègent les plus faibles des assauts des autres. Bagarreur quand il s’agit de défendre son petit frère, Chris est clairement dans la troisième catégorie, Clint Eastwood montre là un caractère déjà bien affirmé qui prendra tout son sens lors de son engagement dans l’armée. Car cette volonté de faire acte de défense se concrétisera à l’échelle de la guerre : il est l’ange gardien de ses camarades. Toujours posté sur les toits, il domine les terrains d’action et anticipe l’affrontement en neutralisant l’ennemi potentiel. Son fusil à lunette est comme le prolongement de son bras, ce qu’annonce très bien le premier plan de l’apparition de Chris où la caméra découvre le personnage latéralement en commençant par la pointe du canon. Utilisant souvent la caméra subjective pour nous immerger dans la vision du tireur, Clint Eastwood pointe littéralement l’enjeu qui est au bout de la détente : tirer, c’est tuer une vie pour en sauver une autre. Il choisit à dessein de le confronter dès le début au pire choix pour marquer son entrée dans la réalité crue et sans état d’âme de la guerre. La scène avec la femme et son enfant confronte le tireur au devoir auquel il s’est engagé et crée le parallèle avec sa propre vie où sa femme est enceinte.


Car le parti pris du film est de faire alterner les Opex (opérations extérieures) de Chris avec ses permissions et donc son retour au pays, ce qui permet d’éprouver la brutalité du passage de l’un à l’autre et pose la question de la gestion de cet état nerveux, forcément éprouvé. Chris ne peut plus être le cow-boy qui faisait des rodéos dans la bonne humeur. « Tes mains ont changé » souligne sa femme Taya (Sienna Miller), litote qui dit la transformation qui affecte un mari dont les horreurs de la mission ne le quittent plus. La réalisation choisit la contamination sonore pour traduire les effets néfastes de situations violentes traumatiques. Ainsi, la vengeance d’un des terroristes, dit le Boucher, à l’encontre d’une famille ayant aidé les soldats américains, va-t-elle hanter Chris à la simple écoute d’un son similaire à celui provenant de la perceuse qui a servi à l’innommable. Une tondeuse à gazon ou une deviseuse deviennent pour lui d’insupportables piqures mémorielles. Cette utilisation optimale du son culmine dans un plan où Chris est devant la télévision alors que s’entendent des bruits de guerre avant qu’un mouvement de caméra révèle le poste éteint. Terrifiant constat. Sa femme vit ainsi par procuration la fureur lointaine et pourtant à portée de téléphone. En effet, outre les permissions, Chris l’appelle parfois en pleine mission. Incongru ? Pas s’il s’agit là d’instaurer un lien qui l’empêche de sombrer dans une traque devenue obsédante. Même s’il repart à chaque fois, malgré l’insistance de Taya, il ne rompt jamais la relation qu’il a avec elle. Elle est l’écho de sa vie d’avant.


Son présent est devenu celui d’un duel rappelant le Stalingrad de Jean-Jacques Annaud. En effet, il  découvre son pendant dans le camp adverse : Mustafa, un tireur d’élite tout aussi expérimenté que lui qui élimine un à un les soldats américains. Chris trouve là un adversaire inédit, lui qui est devenu une référence dans l’armée et un symbole. Il est surnommé la Légende mais sa tête est mise à prix. Ce statut glorieux est à son corps défendant : ce sont les autres qui vantent ses mérites, lui ne pense qu’à protéger ses camarades et décide même de descendre de son poste sur les toits pour participer aux assauts. Une séquence d’anthologie fait culminer cet esprit d’équipe, ce désir d’être avec l’autre jusqu’au bout. A la faveur d’une tempête de sable, une attaque contre Chris et ses camarades prend des allures du siège de Fort Alamo (John Wayne, 1960). Sans musique, rythmée par les rafales de balles et du vent sableux, cette impressionnante et remarquable séquence est à l’image d’un film qui privilégie l’entraide et la camaraderie, même au cœur du chaos. American sniper est avant tout l’histoire de l’homme derrière le viseur qu’une nation, dans une communion patriotique, s’est appropriée pour en faire un héros mais dont le défi le plus dur fut de tenter de redevenir lui-même.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

21/02/15    

mardi 17 février 2015

► IT FOLLOWS (Prix de la critique internationale, Deauville 2014)

Écrit et réalisé par David Robert Mitchel


... La virée du virus

C’est en 2010 que le Festival du film américain de Deauville révèle le réalisateur David Robert Mitchell en lui décernant son prix du Jury pour The Myth of the American Sleepover. Mais, faute de sortie en salle, les spectateurs devront attendre 2015 pour se laisser séduire et envouter par son deuxième long métrage It Follows. David Robert Mitchel bénéficie à nouveau d’un prix à Deauville l’année dernière (celui de la critique internationale), le festival prouve qu’il ne s’est pas trompé en misant sur un réalisateur que beaucoup vont découvrir et apprécier à cette occasion. Car It Follows est un film de genre protéiforme aux images soignées qui nous attire irrésistiblement dans son atmosphère frissonnante. Habitué du monde adolescent à qui il avait déjà consacré son premier film, le cinéaste aborde cette fois-ci sa thématique par le biais de la peur et du surnaturel. Jay est une belle jeune fille qui flirte avec Hugh, tout semble allait pour le mieux dans cette tranquille zone résidentielle américaine, jusqu’au basculement soudain dans un cauchemar éveillé. Hugh lui transmet, volontairement et pour se sauver lui-même, quelque chose qui n’a pas de nom, quelque chose qui suit sa proie pour la tuer, quelque chose qui peut prendre l’apparence de n’importe qui. Voilà Jay prise au piège d’un phénomène inexplicable, son seul avantage : la chose traque en marchant, ce qui lui laisse la possibilité de fuir, encore et encore, mais jusqu’à quand ? David Robert Mitchel captive avec un film à l’adrénaline addictive qui se double d’une métaphore sur la transmission d’un plaisir devenu un fléau mortel.


Dans la file d’attente d’un cinéma, Jay (Maika Monroe) propose à Hugh de jouer à un jeu basé sur l’observation : troquer sa vie contre celle de quelqu’un d’autre. A savoir, l’un doit deviner qui l’autre aimerait être parmi les gens alentour. Jay ne sait pas encore à quel point cet amusement anodin est prémonitoire, elle qui va être contrainte de scruter tous ceux qui l’entourent, devenus de potentielles menaces. En effet, la chose qui a infecté Jay peut prendre l’apparence d’un inconnu comme d’un ami. Ce qui place le film dans la lignée des classiques de la science-fiction comme L'Invasion des profanateurs de sépultures (Siegel, 1956). David Robert Mitchel revendique d’ailleurs sa cinéphile à travers It Follows en mettant à l’honneur deux extraits de films des années 50, le genre était alors en plein essor, dont Les tueurs de l’espace (W. Lee Wilder, 1954) qui met en scène des êtres aux yeux globuleux venus d’ailleurs. Le film n’est pas sans évoquer aussi The Faculty (Rodriguez, 1999) et son groupe d’adolescents confrontés à un organisme inconnu. Car Jay n’est pas seule à affronter cette innommable menace : ses amis l’accompagnent dans cette épreuve. Le réalisateur conserve à dessein un ton adolescent mais son esthétique et sa formidable mise en scène le distingue durablement des productions plus conventionnelles. Comme dans The Myth of the American Sleepover, ces jeunes personnages (les adultes sont pour ainsi dire absents) ont les préoccupations de leur âge, sauf que le badinage a laissé place aux rapports physiques et que ces derniers sont devenus vecteurs d’un mal insidieux.


Une des amies de Jay leur lit un texte évoquant la torture qui pointe le fait que le pire n’est pas d’avoir des plaies mais la certitude qu’une mort prochaine est inéluctable. Telle est la situation de Jay qui se trouve confrontée à une menace latente. L’influence du cinéaste culte John Carpenter est indéniable dans It Follows et en particulier via le mythique Halloween (1978) qui reste un modèle du genre. La séquence où Jay regarde par la fenêtre de la salle de classe est un renvoi à la scène où Jamie Lee Curtis fait de même dans le film de Carpenter : la menace est à l’extérieur dans les deux cas et elle rôde sans cesse. La chose qui poursuit Jay est « lente mais pas idiote » comme la prévient Hugh, elle avance pas à pas mais surement, à l’instar de Michael Myers. La mise en scène joue de cette épée de Damoclès cachée dans les plans : la profondeur de champ devient un outil d’ironie dramatique d’où le danger surgit avec d’autant plus de force qu’il n’y a pas de précipitation, comme lors de la séquence de la plage. Magnifié par des lumières travaillées et soutenu par une musique électronique de Disasterpeace (Rich Vreeland, pas encore 30 ans et bien connu des amateurs de jeux-vidéos pour lesquels il a composé de nombreux morceaux) à l’efficacité redoutable (nappes sonores très marquées années 80), le film provoque une attraction fascinante. La réalisation alterne des mouvements de caméras signifiants (des travellings latéraux) conférant aux rues pavillonnaires un aspect anxiogène avec des instants poétiques où le romantisme trouve sa place dans la terreur.  


Filmé dans la banlieue de Detroit (comme son précédent film), It Follows établi un contraste entre les beaux quartiers résidentiels et les zones déshéritées livrées à l’abandon. A la recherche de Hugh, Jay et ses amis explorent ce paysage ravagé qui prend des allures symboliques : la vie a été happée hors de ces lieux comme le mal qui pourchasse Jay est en train de la vider de ses forces vitales. Épuisée, sa chambre est devenue un camp retranché, le petit groupe vit reclus, rappelant les jeunes de Destination finale (James Wong, 2000), voulant, eux aussi, échapper à la Mort. Les films des années 50 auxquels fait référence le réalisateur étaient marqués par leur aspect métaphorique : en pleine guerre froide, les cinéastes américains exprimaient à travers leurs œuvres la peur de l’énergie atomique comme la défiance envers des concitoyens vus comme de potentiels traitres. It Follows, que l’on peut situer dans les années 80 (un anachronique poudrier tactile faisant symboliquement le lien avec le monde d’aujourd’hui), procède de la même démarche : sous son apparence d’objet fantastique, il exprime la naissance d’un mal, le danger d’une transmission liée aux ébats sexuels. Car c’est ainsi que Hugh afflige Jay de la chose qui va la traquer. Tel un virus, la chose se répand dans cette décennie pas anodine et passe de l’un à l’autre, n’existant que pour contaminer à la chaîne. Avec des effets minimaux et une réalisation enivrante, David Robert Mitchel livre un film étonnant à la beauté vénéneuse où le péril à la tournure d’une étreinte.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


07/02/15

dimanche 8 février 2015

► IMITATION GAME (2015)

Réalisé par Morten Tyldum; écrit par Graham Moore, d'après l’œuvre de Andrew Hodges 


 ... L'épitaphe du cryptographe

Sélectionné dans 8 catégories aux Oscars (dont Meilleur film et Meilleur acteur), Imitation Game de  Morten Tyldum, inspiré de la vie du mathématicien de génie Alan Turing, est, à raison, un des films incontournables de ce début d’année. Quatrième film du réalisateur norvégien dont aucun n’était sorti sur grand écran chez nous jusqu’à présent, Imitation Game fait donc une entrée par la grande porte dans le monde du cinéma international. La réputation du réalisateur, même si ses films précédents Buddy (2003) et  Headhunters (2011) avait récolté plusieurs prix nationaux, entre dans une autre dimension avec un film d’Histoire à taille humaine. Car là est le parti pris de Mortem Tyldum : poser un contexte, celui de la Seconde Guerre Mondiale, pour mieux se consacrer à l’une de ses figures, longtemps restée dans l’ombre puisque soumise au secret, qui a mené le combat non pas physiquement mais intellectuellement. Alan Turing rejoint les Services Secrets Britanniques en 1939 pour les aider à décrypter les messages que l’armée allemande envoie via la redoutable machine à coder Enigma. Réputés incassables, ces codes ont des milliards de combinaisons possibles et ont mis en déroute bien des spécialistes. Alan Turing trouve là un défi à la hauteur de ses ambitions et de son intelligence. Mais c’est sans compter sur une hiérarchie militaire obtuse, un temps qui joue contre lui et son équipe ainsi qu’une culture du secret qui le met face à des choix personnels douloureux. S’imbriquant autour de trois périodes (l’avant, le pendant et l’après), ce film attachant qui consacre Benedict Cumberbatch dans le rôle de Turing, est le portrait intime d’un homme qui poursuit un idéal mathématique qui dépasse la résolution d’une énigme. Se greffe sur cette course effrénée, la quête de sens d’un homme qui s’est toujours vu différent des autres et qui tente, à travers l’approche mécanique, d’appréhender un monde qui est une équation qui le fait souffrir. 


« Ce sont ceux dont on attend rien qui font des choses auxquelles nul ne s’attend » : véritable phrase leitmotiv du film (elle revient à trois reprises), cette assertion s’applique à Alan Turing dont l’arrogance aurait bien pu lui coûter sa place au sein de l’équipe chargée de déchiffrer le code. C’est qu’il détonne, lui l’universitaire misanthrope, au milieu des plus grands cryptologues du pays. Familier des chiffres, il l’est beaucoup moins du genre humain dont il ne maitrise pas les codes. L’acteur britannique Benedict Cumberbatch compose en cela un personnage pas si éloigné de celui qui l’a rendu célèbre, l’illustre Sherlock Holmes dans la série de qualité de la BBC. Son interprétation sensible et solide, qui lui vaudra peut-être un Oscar, fait corps avec le film. Il a une prestance qui confère à l’ensemble ce ton à la fois sérieux et joueur. Car c’est ainsi qu’Alan Turing aborde la mission : « C’est un jeu comme un autre ! » s’empresse-t-il d’affirmer en toisant la machine Enigma. C’est là une source de stimulation, ne trouve-t-on d’ailleurs pas dans l’équipe un champion d’échecs et une amatrice de mots croisés ? L’enjeu n’en reste pas moins présent, ce que le film distille par ponctuation avec des images brèves mais évocatrices du conflit en cours. De la même façon, Imitation Game alterne entre trois époques qui vont permettre de mieux saisir la personnalité de Turing. Également nommé aux Oscars pour le Meilleur montage, le film agence son histoire de telle sorte que ces séquences, à des années d’intervalles, dialoguent finement entre elles.


Aux méthodes traditionnelles de décryptage, Turing apporte sa révolution : une machine complexe capable de percer le code allemand, quitte à se mettre à dos une équipe qui voit là une perte de temps. « Et si une machine pouvait battre une autre machine ? » déclare-t-il. Mais le film choisit judicieusement de ne pas s’appesantir sur le développement et la construction de l’entité mécanique, mais de privilégier les rapports de Turing avec son entourage et en particulier avec Joan Clarke (Keira Knightley), seule femme de l’équipe. Au-delà de son expertise, elle y apporte une fraîcheur et une bonne humeur qui secouent un Alan Turing toujours dans la réserve. Ainsi, en face de l’imposante machine qui occupe tout le hangar et qui ne donne pas encore de réponses se construisent des relations humaines. Si le code demeure un mystère, les autres commencent à avoir une signification pour Turing ; ce qui donnent lieu à d’amusants moments, comme lorsque, sous l’impulsion de Joan, il tente de faire rire ses collègues à une plaisanterie. L’empathie est forte pour ce personnage à l’adolescence malheureuse qui semble avoir oublié les sentiments alors même que ce sont ces derniers qui ont influencé sa vie par le passé. 

L’énergie qu’il déploie pour monter sa machine est un alliage du souvenir et de l’avenir. En avance sur son temps, il n’en n’est pas moins marqué par le passé. N’a-t-il pas donné un prénom à sa machine ? Celui de son amour de jeunesse, Christopher. Cette personnification confère un aspect métaphorique à son entreprise titanesque. Il a le rêve de créer un « cerveau électrique », d’insuffler une autonomie à ce qui est mécanique, pour conjurer la mort ? Celle-là même qui lui a provoqué son plus grand traumatisme et l’a privé de la déclaration d’amour à son seul ami. Car si son ingénieux mécanisme a changé le cours de l’Histoire, c’est la mélancolie d’un homme hors norme, bafoué par une époque intolérante, qui s’impose durablement dans nos mémoires. Son attachement à sa machine, l’œuvre d’une vie, est le témoignage d’une ambition autant que d’un manque, le film de Mortem Tyldum se révèle comme l’épitaphe du cryptographe.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

31/01/15

dimanche 1 février 2015

► FOXCATCHER (Prix de la mise en scène Cannes 2014)

Réalisé par Bennet Miller ; écrit par E. Max Frye et Dan Futterman


... Emprise en main

Découvert en 2005 grâce à son premier film retentissant, Truman Capote, qui valut à Philip Seymour Hoffman un Oscar, le réalisateur Bennet Miller a pris son temps pour remplir la carrière qui s’ouvrait devant lui. Troisième film en 10 ans, Foxcatcher est dans la veine de ses deux précédents films biographiques. Les histoires vraies sont sa matière de prédilection et il s’intéresse à des personnes qui ont tout de personnages cinématographiques. Son précédent film, Le stratège, était une incursion dans l’univers du baseball via l’arrivée d’un manager chargé de faire beaucoup avec très peu de moyen. C’est un sport à nouveau qui donne sa trame de fond à Foxcatcher : la lutte. Moins populaire et pratiquée en France qu’aux États-Unis où elle est très suivie, on en a beaucoup parlé en 2013 lorsque le CIO a mis dans la balance la présence de cette discipline aux J.O de 2020. Avant de finalement la réintégrer après un vote favorable. Et des Jeux Olympiques il en est question dans Foxcatcher, mais de ceux de 1988. En effet, nous suivons le parcours vrai de Mark Schultz et de son frère Dave, tous deux médaillés d’or en 1984. Le plus jeune, Mark, bien qu’il ne soit plus dans les mêmes dispositions qu’auparavant, s’entraîne en vue de l’échéance. Jusqu’au jour où John E. Du Pont, issu d’une des familles les plus fortunées des États-Unis, souhaite le rencontrer. Il a une mission pour lui : remporter la médaille suprême. L’amour du sport n’est cependant pas la motivation première du milliardaire : il voit en Mark l’homme capable de redonner son essor au pays par l’exaltation des valeurs patriotiques. Mais l’influence grandissante de John, gangréné par un idéal ambigu, va dramatiquement bouleverser le destin des deux frères. Prix de la mise en scène à Cannes, Foxcatcher est un film intelligent qui entremêle lutte physique et combat psychologique dans un corps à âme interprété par des acteurs magistraux.


Le contraste est saisissant entre le modeste appartement que quitte Mark et la somptueuse demeure (une bâtisse ressemblant à la Maison-Blanche au milieu d’un domaine gigantesque) de John du Pont. La gouvernante hésite d’ailleurs à faire rentrer le sportif. C’est que Mark (Channing Tatum, maîtrisant un corps musculeux et un côté adolescent) détonne dans ce monde aux antipodes de la vie plutôt terne qu’il mène : il a beau avoir gagné une médaille d’or quatre ans plus tôt, seuls les objets souvenirs témoignent encore de cette réussite oubliée des autres (rappelant Mickey Rourke dans The Wrestler). John, précisément, n’a lui pas oublié. Les compliments passés, c’est presque un programme politique qu’il expose à un Mark un peu pataud. Le voilà devenu malgré lui un symbole en devenir, un exemple de réussite à force de travail et de conviction comme l’Amérique aime en voir émerger. John, bannière étoilée encadrée au-dessus de son bureau, se voit comme un pygmalion : « Je veux vous voir gagner une médaille, c’est pour cela que vous êtes là ». A la sombre salle d’entrainement succède un espace magnifique et tout équipé : l’entreprise de séduction a fonctionné. Et au-delà des moyens matériels et financiers, Mark est convaincu par cet homme qui lui offre le moyen d’accéder à une reconnaissance perdue. L’emménagement sur le domaine de Foxcatcher (qui est aussi le nom de l’équipe) marque une rupture avec sa vie d’avant tout autant que son appropriation par John qui a réussi à le couper de son seul repère : son frère.


 « Vous ne pouvez pas continuer à vivre dans l’ombre de votre frère » assène John à un Mark attentif. Le milliardaire a bien compris la rancœur sourde qui étreint son protégé et il se sert de ce ressenti pour galvaniser subtilement Mark. Cette discordance entre les deux frères est parfaitement exprimée lors d’une des premières scènes qui les montrent à l’entrainement : le caractère progressif de la lutte, qui passe de l’échauffement à l’affrontement agressif, contient cette tension en latence. Le cadet n’a pas autant marqué les esprits que son aîné ; d’ailleurs, la secrétaire de l’école où il est venu parler de son parcours le confond avec Dave. « J’ai l’impression qu’on lui attribue tout ce que j’ai fait » déplore-t-il à un John qui l’a amené à se confesser. Paradoxalement très proche physiquement, puisque partenaires d’entrainement, c’est l’éloignement qui domine. Dave (Mark Ruffalo, convaincant de bout en bout) est celui qui tente de renouer la communication avec un petit frère pour qui il a de l’affection. Qu’il lui transmet comme il peut, à l’instar de la scène dans le couloir de l’hôtel où il apaise une dispute en lui expliquant une prise de lutte. Mais l’émancipation du plus jeune, forgée par John, est fragile et une simple décision de sa part peut ramener le chaos.


C’est Steve Carell qui incarne brillamment ce personnage trouble, l’acteur, plus habitué aux comédies (Crazy Night, Little Miss Sunshine) qu’aux drames, est épatant dans le rôle de John. Il lui confère un caractère, un phrasé trainant et une attitude proche d’un certain autisme qui marquent. Bennet Miller sait choisir et diriger ses acteurs : on se souvient de la performance de Philip Seymour Hoffman dans Truman Capote. John du Pont instaure une relation triangulaire qui n’a pour but que de servir ses intérêts et d’exister comme un vainqueur aux yeux de sa mère. Car là aussi, il y a le poids de la famille, ce que la réalisation de Bennet Miller va particulièrement mettre en avant dans les scènes se déroulant au domaine. John vit dans les reliques de la glorieuse histoire de sa dynastie, toisé sans cesse par les portraits de ses aïeux et nargué par « la salle des trophées » où siègent les triomphes des chevaux de sa mère. Lui aussi veut ses victoires et l’admiration d’autrui, s’il met en avant les valeurs de son pays, c’est pour se hisser en modèle. Capricieux et narcissique, il se rêve entraineur comme il avait pu se voir chef de gare avec le train miniature de son enfance (éloquente discussion avec sa mère), son nouveau jouet est une équipe de lutteurs. Mais n’est pas le charismatique Frankie qui veut (Million Dollar Baby). L’histoire vraie du destin de ces trois hommes est filmée dans toute sa saisissante tragédie par un Bennet Miller qui fait de Foxcatcher un combat où, à travers la lutte des corps, s’espère la prise de valeurs.

Publié par Le Plus du NouvelObs.com

24/01/15