mercredi 25 mars 2015

► STILL ALICE (Oscar Meilleure actrice)

Réalisé et écrit par Wash Westmoreland et Richard Glatzer, d'après l'oeuvre de Lisa Genova


... Les souvenirs en fuite


Voilà donc le film qui a permis à Julianne Moore d’être sacrée Meilleure actrice à la dernière cérémonie des Oscars, ce prix suprême couronnait une liste de pas moins 9 récompenses pour son rôle d’Alice, une femme atteinte d’un Alzheimer précoce. Still Alice a été réalisé et co-écrit à deux mains par un couple : Wash Westmoreland et Richard Glatzer, ce dernier étant malheureusement décédé quelques jours après la remise de l’Oscar à Julianne Moore. Adapté d’un roman de Lisa Genova, le film traite avec pudeur d’une maladie dont on ne guérit pas, encore mal connue il y a quelques années mais dont on prend de plus en plus conscience. Si certains films peuvent  y faire allusion, rares sont ceux qui en font leur sujet principal. Se souvenirs des belles choses (2002) avait abordé avec tendresse les troubles mémorielles tout comme Amour (2012) avait marqué en nous faisant partager le quotidien d’un couple âgé dont la femme avait, entre autres, des pertes de souvenirs. Et de la vie de tous les jours, il en est précisément question dans Still Alice car cette dernière est une femme active qui vient de fêter ses 50 ans et qui, comble de la maladie, est une spécialiste des sciences cognitives. La précocité des symptômes provoque d’ailleurs une phase de rejet de la part de son entourage avant que le diagnostic n’assomme les espoirs. Comment faire face à la vie quand on sait l’inéluctabilité d’une situation ? Comment avancer malgré tout et maintenir le lien avec sa famille ? Ce sont toutes ces questions que le film aborde sans misérabilisme en resserrant l’histoire autour du noyau familial, cocon protecteur qui est une des forces d’Alice. Porté par une Julianne Moore sobre et touchante, Still Alice est un film lumineux sur un sujet difficile.


« C’est le travail de toute une vie qui disparaît ! » s’exclame Alice quand elle prend conscience de ce qui lui arrive : tout ce que son cerveau a engrangé durant 50 ans est donc en train de mourir à petit feu. C’est pourtant le seul moment où cette linguiste de profession se laissera aller : c’est le portrait d’une femme digne et courageuse que dressent les deux réalisateurs. L’ironie du sort veut que la maladie s’abatte sur celle qui avait fait des mots sa spécialité : la scène qui la montre faire sa conférence sans notes aura pour écho celle où, la maladie s’étant installée, elle devra surligner chacune des phrases pour être sûre de ne pas se relire sans le savoir. Le film montre une progression rapide des pertes de mémoire, ce que la réalisation traduit par des effets de flou comme lors de la scène où Alice s’égare en faisant son jogging : son environnement perd sa netteté comme sa mémoire s’éclipse. Déterminer à retarder le processus, Alice entraîne son cerveau comme un muscle à qui il faudrait redonner de la vigueur. La préparation du repas de Noël devient un exercice où il faut retrouver des mots mais se souvenir de la recette peut aussi devenir une épreuve. C’est ce quotidien qui donne au film sa fraîcheur, sans emphase, il nous accroche à cette femme et à ses proches et n’élude pas les conflits sous-jacents, comme celui qui oppose Alice et Lydia, la benjamine dans cette famille de 3 enfants.


En effet, la mère et la fille ont une relation compliquée : Alice voulant à tout prix que sa fille, actrice de théâtre, fasse des études à la fac, elle est le vilain petit canard qui a préféré l’artistique au droit et à la médecine comme sa sœur et son frère. Cette différence de point de vue est paradoxalement ce qui va rendre leur rapport plus riches : les autres sont sur des rails tandis que Lydia a encore cette liberté du conflit. Elle veut choisir sa destinée alors que sa mère est précisément sur le point de perdre ce libre-arbitre. Car la maladie la contraint à être de plus en plus dépendante : son téléphone devient une boussole pour chaque évènement de la journée, son mari (Alec Baldwin) l’aide à s’habiller et le temps perd de sa notion. C’est Kristen Stewart, récemment césarisée, qui interprète avec aisance une Lydia qui, si elle est touchée par ce qui arrive à sa mère, n’en perd pas pour autant son caractère, comme lorsqu’elle reproche à sa mère d’avoir lu son journal intime. Ce contrepoint à la maladie donne de la consistance à un drame qui ne se laisse pas dominer par la compassion. C’est avec elle qu’Alice a le plus de conversations, en particulier par ordinateurs interposés car Lydia vit loin de la maison. Cette distance géographique fait écho à leur divergence d’opinion mais scande également un lien fort. Car bien qu’éloignée, c’est elle qui s’inquiète du fait que sa mère se retrouve seule un après-midi. Alice n’hésite d’ailleurs pas à se servir plus ou moins de sa maladie pour convaincre sa fille de rentrer dans le rang, non sans humour. C’est aussi la force du film : privilégier les bons moments sans occulter le déclin, ce que Julianne Moore arrive à nous transmettre avec tact et grandeur.


Sa prestation dans Maps to the stars (2014) avait déjà été unanimement saluée et lui avait valu le prix d’interprétation féminine à Cannes l’année dernière.  Son Oscar pour Still Alice récompense une actrice qui a su faire évoluer son interprétation avec la situation de son personnage, tant mentalement que physiquement. Le film met en scène une perte, de soi, des repères, d’un monde connu qui devient soudainement étranger et Julianne Moore le fait ressentir dans un regard qui s’enfuit, à travers un corps au ralenti, par des mots qui refusent de sortir de sa bouche. Son personnage est une belle femme, bien habillée et soignée à la chevelure impeccable. Le déclin d’Alice passe par une négligence de l’apparence : l’actrice apparaît les traits tirés, le maquillage a laissé place à un visage plus terne mais aussi plus vrai, la coiffure n’a plus la tenue des débuts. Mais Julianne Moore fait conserver à son personnage, pour lequel on sent son empathie, ce sourire et une certaine lueur que n’a pas réussi à éteindre la maladie. « C’est l’enfer. Mais je ne souffre pas, je lutte » : ces mots d’Alice ne disparaîtront pas : ils sont ceux d’un film qui participe à la rémanence contre la perte de l’essence.

Publié sur Le Plus du NouvelsObs.com


22/03/15          

► HACKER (2015)

Réalisé par Michael Mann ; écrit par Michael Mann et Morgan Davis Foehl


... Les nerfs du cyber

Michael Mann est de retour et c’est forcément un évènement. Après nous avoir fait un coup à la Terrence Malick, à savoir disparaitre des écrans pendant de longues années, le cinéaste américain revient avec un thriller cybernétique dans un  style qui est incontestablement le sien. Alors qu’il nous avait laissé au cœur des années 30 avec Public Enemies (2009), Hacker nous entraine dans un XXIème siècle où la menace passe par la manipulation informatique. Point de départ : un incident se produit dans le réacteur d’une centrale nucléaire en Chine ; l’acte d’un mystérieux hacker aux obscures motivations. Le réalisateur aime mettre en scène la traque et la confrontation : comment oublier le duel entre Pacino et De Niro dans Heat (1995), le combat de Russell Crowe et Pacino contre l’industrie du tabac (Révélations, 1999) ou encore la collaboration forcée entre un chauffeur de taxi et un tueur à gages dans Collatéral (2004). Dans Hacker, cet antagonisme s’exprime par la coopération entre deux puissances mondiales : les États-Unis et la Chine dont les relations ne sont pas optimales. Mais deux ennemis peuvent vite s’allier pour contrer une menace commune. Le représentant chinois, Chen Dawai, obtient sous conditions la libération de Hathaway, un américain emprisonné, ancien camarade avec qui il avait créé le code informatique dont le hacker se sert. La sœur de Chen se joint à l’équipe, chaperonnée par l’agent Barret du FBI et un marshal chargé de surveiller Hathaway. Les forces en présence sont multiples, ce qui permet à Michael Mann de nous plonger au cœur d’un système pour mieux en décortiquer les tenants et les aboutissants. Une course contre la montre s’engage dans ce film au rythme ciselé qui entremêle le technologique et le physique, les réseaux informatiques et les liens humains. 


L’ouverture du film pose les bases d’une nouvelle géographie : celle d’une Terre irriguée par ses réseaux de communications. Ces autoroutes d’énergie électrique composées de codes informatiques qui, si elles mettent en relation le monde entier, sont aussi capables, par des chemins de traverse, de provoquer le chaos si ceux qui les empruntent sont mal intentionnés. La réalisation nous fait passer de l’infiniment grand (vue depuis l’espace) à l’infiniment petit (les circuits informatiques) par un effet d’engouffrement des plus réussis mais qui traduit une vulnérabilité insidieuse. Le virus gangrène le système et la caméra explore ces entrailles comme le film va pénétrer l’univers de ces pirates numériques. Remonter à la source : tel est l’objectif d’Hathaway qui s’engage dans la traque contre une remise de peine car il a bien conscience d’être un pion dont le gouvernement se sert. Le bracelet électronique qu’il porte est là pour le lui rappeler. L’agent Barret (Viola Davis) est toujours hantée par le 11-septembre et l’allusion résonne comme un constat : le terrorisme change de forme et à l’action spectaculaire se substitue l’action souterraine et anonyme. L’une des scènes les plus fortes se situent précisément dans un tunnel où s’affrontent la police et les sbires du hacker, la configuration des lieux obligeant à une progression à l’aveugle avec sans cesse un angle mort. Et c’est bien de cette façon qu’Hathaway et son équipe doivent progresser : rien n’est plus trompeur qu’un message informatique, manipulable à souhait. Un mail piégeur en sera l’illustration.


Cette assise du virtuel s’articule autour d’une traque bien réelle : le choix de Chris Hemsworth pour incarner Hathaway s’avère judicieux dans le sens où, en plus de l’expert informatique qu’il est, son corps musculeux incarne l’humain face à la machine, le mouvement face à l’immobilisme du hacker, la puissance physique face à la force de frappe de l’ordinateur. Car le hacker reste désincarné pendant la majorité du film : il n’existe qu’à travers ses actions qui sont des traces informatiques, à distance d’un combat où l’on ne tape pas que sur un clavier. Hathaway apparaît au contraire tout aussi efficace derrière un ordinateur que sur le terrain : la scène du restaurant est exemplaire dans  ce qu’elle révèle de la nature de l’affrontement. Le hacker les observe via le système de surveillance qu’est la caméra tandis qu’il leur envoie ses sbires. L’organique et l’électronique n’en sont pas encore au point de rencontre. L’équipe d’Hathaway multiplie les déplacements dans divers pays (voiture, avion, hélicoptère, métro) pour se rapprocher de la source. Il est intéressant de constater que Michael Mann ancre son récit pour une bonne partie dans le vieux Hong-Kong alors même qu’il est question de haute technologie : l’ancien et le moderne sont deux notions autour desquelles se déploie le film. Hattaway se voit désigner comme « obsolète » par le hacker, il a en effet passer ces dernières années en prison. Chen (Leehom Wang) déclare qu’il va falloir aller débusquer la source « à l’ancienne », en se rendant physiquement sur place. La confrontation avec le hacker n’a-t-elle d’ailleurs pas lieu lors d’une cérémonie traditionnelle ?


Hathaway est comme un trait d’union entre deux mondes, deux époques car c’est bien son code qui est ressuscité par le hacker et qui, malgré lui, réactive aussi l’homme puisque cela provoque sa sortie de prison. Car le film de Michael Mann, s’il est conçu autour d’une traque informatique, est également une histoire humaine : à la froideur du hacker qui ne conçoit le monde que comme une suite de 0 et de 1 répondent les relations qui se tissent entre les personnages de l’équipe et en particulier entre Hathaway et la sœur de Chen (Wei Tang). Angela Bennett était seule dans Traque sur internet (1995), l’union est primordiale dans Hacker, ce que n’hésite pas à renforcer le réalisateur en provoquant de brutales disparitions de personnages dans un élan pathétique. La mélancolie des personnages est une constante du cinéma de Michael Mann et elle affleure aux détours de plans parfaitement imbriqués dans un ensemble remarquable et esthétique qui culmine dans un face à face qui n’a plus rien de cybernétique. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


21/03/15

mardi 10 mars 2015

► CHAPPIE (2015)

Réalisé par Neill Blomkamp ; écrit par Neill Blomkamp et Terri Tatchell


... L'éducation sentimentale

Les robots de Neill Blomkamp sont de retour ! S’il ne s’agit pas d’une trilogie à proprement parler, ce troisième film du réalisateur sud-africain entretient néanmoins des liens étroits avec ses précédents opus. Chappie lui permet de poursuivre sa réflexion sur le rapport entre humains et créatures qui ne  le sont a priori pas, en l’occurrence des droïdes, à travers la confrontation des corps faits de chair et ceux constitués de métal. Propulsé sur le devant des écrans grâce à Peter Jackson qui a produit District 9, son premier et intelligent long-métrage, Neill Blomkamp est resté fidèle à ses thématiques et à un univers de science-fiction robotique. Les créatures humanoïdes font partie des sociétés que dépeint le réalisateur : soit pour en être exclues (les extraterrestres de District 9), utilisées à des fins militaires (Elysium) ou en remplacement des forces de police (Chappie). Au-delà des effets spectaculaires que produisent ces films, le réalisateur reste préoccupé par les formes que peut prendre l’évolution de l’humain et de ses créations dans un monde en mutation. Comme dans ses films précédents, Chappie met en scène une instance dirigeante chargée de veiller sur une société où a eu lieu de profonds changements. Ce sont les unités robotiques d’une entreprise privée d’armement qui ont pris la place des forces de l’ordre : infaillibles et redoutables, ces agents d’acier sont un rempart au chaos. Leur inventeur, Deon, veut aller plus loin et doter ses machines d’une conscience, ne plus en faire des exécutants mais des êtres pensants. Ce à quoi s’oppose sa hiérarchie. Il s’attire également la haine de Vincent, un ancien militaire qui a créé un robot destructeur qu’il peut contrôler avec la pensée mais dont personne ne veut entendre parler. Deon décide alors de tester sur un modèle endommagé son programme informatique révolutionnaire. Sa créature en titane va dépasser ses espérances mais également faire naitre des enjeux surprenants ayant trait à la conscience humaine. Sérieux et bariolé à la fois, Chappie a un côté excentrique assumé, mais sous des allures parfois désinvoltes, le film mène une vraie réflexion sur l’être et la machine jusqu’à questionner l’âme.


Les robots de Deon (Dev Patel) et Vincent (Hugh Jackman, qui en avait déjà côtoyés dans Real Steel) sont à leur image : les droïdes sont élancés et racés tandis que l’Original (nom de la machine de guerre de Vincent) est une masse aux couleurs militaires. Deon est un jeune ingénieur enthousiaste, Vincent est plein de rancœur : l’opposition classique entre le scientifique et le militaire est à l’œuvre avec un côté caricatural tel qu’on pouvait le trouver dans Avatar. Sigourney Weaver incarne d’ailleurs la directrice de la société qui emploie Deon, son rôle reste néanmoins anecdotique et on espère la revoir, sous une forme ou une autre, en Ripley dans Alien 5 dont Neill Blomkamp vient d’être désigné comme réalisateur. Car ce qui intéresse le cinéaste est moins cet affrontement que la métamorphose qui va animer Chappie (joué en motion-capture par l’acteur fétiche du réalisateur, Sharlto Copley). Là où Vincent veut garder le contrôle sur son robot, Deon offre au droïde l’autonomie qui est celle de l’humain. Constitué de pièces détachées suite à sa mise au rebut, celui qui n’est encore que le numéro 22, est donc remonté par Deon. L’analogie avec Frankenstein est de mise, surtout lorsque l’ingénieur s’écrit « Il est vivant ! ». L’installation du programme informatique capable de produire une conscience équivaut à une naissance : « Je suis ton créateur, je t’ai donné la vie » explique-t-il à celui qui est baptisé « Chappie » (en anglais familier : gars). Il a désormais une identité propre. Cet acte créateur futuriste nous rappelle celui, ancestral, de Dieu dans la Bible : « Il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant » (La Genèse, 2,7). Mais une conscience s’acquière et évolue : Chappie en fera la douloureuse mais aussi amusante expérience.


Car c’est une étrange famille qui va élever le droïde doté de pensée : enlevé par une bande de malfrats hauts en couleurs qui veulent en faire leur atout pour un braquage, Chappie va être confronté à ses premiers conflits intérieurs. Composé du leader Ninja, de sa petite amie Yolandi et de leur compère Amerika, ce gang déjanté et loufoque sera un foyer initiatique pour le robot. Ninja choisit la manière forte pour propulser Chappie dans le vrai monde : il l’abandonne face à une bande de voyous dont il ne peut comprendre l’agressivité. Le droïde a l’état de conscience d’un enfant et cette scène violente déclenche ce qui ne quittera plus le spectateur : une empathie forte pour Chappie. C’est là une réussite évidente de Neill Blomkamp, qui, comme dans District 9, nous rend attachant cet être de métal, de par ses attitudes et sa voix, il fait naître l’émotion. Yolandi préfère la douceur, cette femme-enfant peroxydée devient vite une maman dans un hangar aux allures de pouponnière punk. Interprété par les membres d’un groupe de musique sud-africain, étendard de la contre-culture, ce couple de parents improbables s’avère finalement en adéquation avec un Chappie qui est lui-même différent des autres et donc au banc d’une certaine société. Comme Robocop, auquel on songe : pas tout à fait une machine et pas tout à fait un humain.


Chappie est dans la lignée des enjeux développés dans l’excellente série suédoise Real Humans où des androïdes acquièrent progressivement un système de pensée comparable aux humains grâce à un code informatique. « Chappie existe ! » prononce d’ailleurs le robot lorsque Vincent s’en prend à lui : c’est la naissance du sentiment, en l’occurrence la peur, qui fait basculer celui qui n’a désormais de machine que l’apparence,  dans une humanité inédite. Ce cri résonne tel le « Cogito ergo sum » (Je pense, donc je suis) de Descartes. Malgré des facilités et des raccourcis scénaristiques, le film questionne l’intelligence artificielle dans la grande tradition de la littérature de science-fiction (Asimov) ou cinématographique : comment ne pas évoquer Ghost in the Shell, le diptyque de Mamoru Oshii étant une somme fascinante sur le sujet. Neill Blomkamp se nourrit de cela en évitant l’étouffement : il retrouve dans Chappie le Johannesburg de son premier film comme pour ne jamais oublier ce qui a irrigué sa propre conscience et comment le poids des différences peut être dommageable. Sur un ton relativement plus léger que ses deux précédentes réalisations mais toujours avec un sens formidable du visuel, le cinéaste envisage, après l’hybridation de District 9 et l’exosquelette d’Elysium, une nouvelle forme de conscience, à la croisée de l’humain, de l’informatique et de la robotique. Électrisante expectative.  
 

07/03/15

► BIRDMAN (4 Oscars 2015)

Réalisé par Alejandro González Iñárritu ; écrit par Alejandro González Iñárritu, Nicolás Giacobone, Alexander Dinelaris et  Armando Bo





 ... L'art de devenir quelqu'un
 
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le dernier film du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu arrive chez nous avec une réputation des plus prestigieuses. A la longue liste des récompenses de Birdman viennent de s’ajouter les 4 Oscars tout juste décernés dont ceux, prestigieux, du meilleur film et meilleur réalisateur. Derrière cette consécration, il y a donc  un film, le 5ème de son réalisateur dont on avait senti le potentiel dès ses débuts : Amours chiennes (2000) était un coup de maître qui inaugurait une trilogie existentielle sur le modèle du film choral. En 2010, Biutiful (qui valut à Javier Bardem le Prix d’interprétation à Cannes) permettait au réalisateur de poursuivre sa mise en scène de l’humain à travers le drame. Birdman  se révèle comme une somme du cinéma d’Iñárritu : ses films passés en irriguent le cœur tout en faisant naître une nouvelle œuvre baroque et virevoltante qui croît devant nous avec une vigueur éclatante.  Un acteur sur le retour, Riggan, ancienne gloire du cinéma fantastique pour avoir interprété à 3 reprises un super-héros ailé, tente une reconversion dans le théâtre en adaptant une histoire de l’écrivain américain Raymond Carver. Bien loin de ce qui a fait son succès, il entre alors dans un tourbillon où il va devoir, durant les jours qui précédent la première, se confronter aux acteurs, à sa fille, aux autres mais surtout à lui-même et à une vie hantée par le personnage fictionnel de son passé. Formellement superbe, Birdman offre un contenu qui l’est tout autant : celui d’un acteur vampirisé par un rôle qui refuse la facilité et cherche désespérément à exister de nouveau à travers son art : l’interprétation.

« Tu n’es rien, tu n’existes pas ! » lui hurle Sam (Emma Stone), la fille de Riggan lors d’une violente dispute verbale. Le constat est brutal et laisse d’ailleurs l’acteur déchu dans le mutisme. Riggan est un homme du passé et tout semble vouloir l’y renvoyer. Dans sa loge trône d’ailleurs un gigantesque poster encadré de l’affiche du troisième Birdman : immense miroir mental d’une image qui lui colle à la peau. Ce que le film va mettre en relief par l’utilisation d’une voix off : celle de ce super-héros à la voix exagérément grave qui semble avoir une vie propre à l’intérieur de l’esprit de Riggan. C’est Michael Keaton, magistral et émouvant, qui campe cet acteur troublé. La mise en abyme frappe fort puisque, il faut bien l’avouer, l’acteur n’a plus vraiment retrouver le statut qu’il avait à l’époque où il incarnait le Batman de Tim Burton (1989 et 1992). Le public l’associe au héros masqué dans la réalité comme celui de la fiction au vengeur ailé. La scène où une mère de famille lui demande une photo tandis que son jeune fils demande « C’est qui ? » est le reflet cruel mais réaliste d’un temps qui passe et d’une roue qui tourne. Effet décuplé lors d’une scène mémorable où le ridicule aboutit au sublime. Obligé de traverser Broadway en sous-vêtement suite à un concours de circonstance, la foule le reconnait pour ce qu’il n’est plus : encore et toujours Birdman alors qu’il se bat au quotidien pour qu’on l’adoube dans un autre costume. Cette mise à nu montre la difficulté de se défaire d’une image qui a contaminé son propre interprète. 


L’image est précisément ce qui est au cœur du film car Iñárritu a décidé de traiter cette histoire et de mener sa réflexion en donnant l’illusion d’un flux continu : Birdman provoque l’impression d’un seul et incroyable plan-séquence de 119 minutes où se cumulent les temporalités (citons néanmoins L’Arche russe (2002), le fameux film de Sokurov constitué d’un réel plan-séquence de 95 minutes). La technique et les trucages numériques lui ont donc permis de s’inscrire dans la lignée du vieux rêve d’Hitchcock : faire un film qui ne serait constitué que d’un seul plan. Ce qu’il avait partiellement réalisé avec La corde (1948), assujetti aux contraintes techniques de l’époque. Produit par  Iñárritu, Nine Lives (2004) s’était également aventuré sur ce terrain formel en proposant 9 plans-séquences. Tout comme son compatriote Alfonso  Cuarón avec le désormais mythique plan-séquence d’ouverture de Gravity (2013). Une spécialité mexicaine ? Au-delà du défi technique et du plaisir formaliste, ce choix est en constante interaction avec les personnages et les enjeux dramatiques du film. Mené tambour battant et à huis clos, Birdman reflète la tension qui règne dans les coulisses à l’approche de la grande première, ce que scande cette image qui jamais ne s’arrête, toujours à suivre un personnage pour en cadrer la fébrilité. Un solo de batterie rythme à bon escient les allées et venues dans ce décor labyrinthique qu’est celui du théâtre. L’exiguïté des lieux fait que les personnages s’y croisent et surtout s’y heurtent : Iñárritu exploite les possibilités de ce décor avec ses portes et ses longs couloirs pour en faire un ballet de vie tragi-comique d’une grande virtuosité. Edward Norton, qui joue Mike, est excellent dans son duel avec Riggan : arrogant et insupportable, il est ce mal nécessaire car rentable économiquement. La fluidité et la continuité du plan-séquence épouse cette farandole de personnages et y débusque une volonté incessante d’exister sans fard pour l’autre, chacun à son échelle. 


Le titre d’un poème de Wallace Stevens est mis en évidence sur le miroir de la loge de Riggan, comme un aphorisme qu’il aurait fait sien : « Not Ideas About the Thing but the Thing Itself » (qu’on pourrait traduire par « La chose telle qu’elle est, non telle qu’elle est décrite »). S’exprime là ce que recherche Riggan dans cette course éperdue à la reconnaissance, lui qui a failli dans son rôle de père, d’époux et d’être humain. Comment exister quand on n’est plus que la description de soi-même par les autres ? Riggan veut faire surgir la vérité de son jeu, incarner le naturalisme, à l’opposé de son passé de super-héros, d’où une adaptation de Raymond Carver aux histoires ancrées dans le quotidien. Il bouscule le personnage de l’impitoyable critique de théâtre pour la faire sortir de ses jugements préconçus. Sur le fronton du théâtre d’en face s’affiche Le fantôme de l’opéra : reflet d’une désincarnation que redoute Riggan. Il lui faut exister et donc incarner. L’acteur nous apparaît au début du film en lévitation : s’élever par le théâtre n’est-il pas précisément son aspiration ? C’est un film de réflexions chorales sur la perception du réel que met magnifiquement en image Iñárritu, il utilise le cinéma pour susciter le vertige de la méditation. Un vertige grandiose.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


28/02/15