Écrit et réalisé par Ryan Gosling
... L'ensorceleuse berceuse
On n’avait plus revu Ryan Gosling
depuis Only God Forgives où il
retrouvait, pour la seconde fois, le réalisateur Nicolas Winding Refn qui
l’avait hissé au rang d’acteur qui compte. Ce retrait était motivé par une
envie : celle de passer derrière la caméra, son projet a abouti et
s’appelle Lost River. S’il est loin
d’être le premier à avoir franchi le pas, tous ne parviennent pas à transformer
l’essai. Talentueux acteur à la présence magnétique, qu’en-est-il du
réalisateur ? Son premier film (présenté à Cannes l’année dernière dans la
section Un certain regard) se révèle
comme un objet esthétique surprenant et envoutant avec de vraies intentions
cinématographiques. Assurément une découverte qui mérite de s’y attarder. Lost River se déroule dans les décors
réels d’un Détroit où des quartiers entiers ont été laissés à l’abandon après
la crise économique et la mise en faillite de la ville. Ces lieux désolés se
sont vidés de leurs habitants et seuls subsistent quelques personnages perdus
au milieu de ces ruines en déshérence. Il y a Billy, mère de famille prête à
tout pour conserver sa maison menacée. Ses deux fils : le plus jeune est
encore un enfant, son frère adolescent erre à la recherche de cuivre qu’il
revend pour réparer sa voiture. Leur voisine, Rat, vit recluse avec sa
grand-mère qui ne s’est jamais remise de la mort de son mari et passe ses
journée à regarder sans cesse son vieux film de mariage. Cette léthargie est
troublée par Bully, un psychopathe qui n’apprécie pas les agissements de Bones
et dont la présence se fait de plus en plus menaçante. Les destins de ces
personnages égarés vont trouver dans Lost
River leur point de non-retour. Baignée de lumières hypnotiques et surnaturelles,
cette histoire à la frontière de différents genres est un conte noir et
mélancolique prometteur qui attire le spectateur sur les rives d’un cauchemar
étrangement attractif.
« Je ne pars pas, je vais vivre », le dernier voisin en date à
quitter les lieux laisse Bones (Iain De Caestecker) sur ces paroles définitives
et l’exhorte à faire de même. Car la vie a laissé place à un désert minéral et
végétal où seules subsistent les traces de ceux qui sont partis. Le très réussi
générique donne le ton d’un film où le choix de l’esthétique sera fort. Faisant
alterner les joies du foyer avec la
décrépitude environnante, le réalisateur scande un temps perdu et installe une
menace de propagation. La maison en face de celle de la famille de Bones sera
d’ailleurs détruite peu après : leur résistance se réduit à un îlot
croulant mais c’est là que Billy (Christina Hendricks) se sent bien. Dans cet endroit comme hors du
monde, la nature confère aux restes des constructions humaines un aspect
fantastique. Ainsi, l’ancienne route recouverte par les eaux d’un lac
artificiel laisse dépasser des lampadaires qui deviennent la partie émergée
d’un mystérieux monde englouti. Le temps s’est comme arrêté, à l’instar de la
maison de la voisine qui abrite une grand-mère figée dans son deuil. Alors que It follows (David Robert Mitchell, 2014)
se servait également des décors de Détroit mais dans une optique anxiogène, Lost River leur confère un aspect
mystérieux et non dénué de beauté. Ryan Gosling multiplie les plans de coucher
de soleil sur ces piteuses silhouettes. Le film installe une ambiance
crépusculaire intrinsèquement liée au choix topographique, d’autant plus que la
majorité de l’histoire se déroule à la faveur de la nuit et de ses ennuis.
Ryan Gosling a choisi le chef
opérateur de Gaspard Noé, Benoît Debie qui fait ici un travail remarquable sur
les lumières qui font partie intégrante de l’esthétique et de la forme baroque
du film. La lueur rougeoyante est celle qui domine, elle alterne, entre autres,
avec des teintes bleues ou violettes qui plongent l’image dans le surréalisme,
entre rêve et cauchemar, fascination et répulsion. L’avantage du réalisateur
d’avoir été acteur se fait sentir par l’influence qu’on eut sur ce premier film
Derek Cianfrance et Nicolas Winding Refn. La création lumineuse rappelle celle
du si particulier Only God Forgives
tandis que la cellule familiale de The
Place Beyond the Pines se retrouve sous une forme approchante dans Lost River. Le personnage de Bones n’est
pas également sans rappeler, ne serait-ce que physiquement, Ryan Gosling lui-même.
Le côté fantastique et étrange de l’ensemble évoque également David Lynch et
Dario Argento, en particulier les séquences dans le cabaret joyeusement
horrifique où on assiste à des numéros macabres et où un couloir violet mène à
une expérience sensorielle dangereuse. La musique est d’importance et, comme
dans Drive, instaure avec ses accents
électro-pop, une mélancolie dans un univers aux contours sombres. Même s’il a
parfois tendance a privilégié les effets au détriment de la psychologie des
personnages et à faire preuve d’une certaine accumulation, le film possède une
cohérence visuelle et parvient à déclencher le charme d’un frisson saupoudré de
merveilleux. Et si ces personnages vivaient en apnée de leur propre vie à cause
d’une malédiction ? Il leur faudra à tous affronter leurs monstres pour
espérer s’extirper d’une nuit fantasmagorique. Lost River est une ensorceleuse berceuse pour adulte qui ne manque
pas de séduction.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
11/04/15