mercredi 21 décembre 2016

► SOUVENIR (2016)

Réalisé par Bavo Defurne ; écrit par Bavo Duferne, Jacques Boon et Yves Verbraeken


... Il était une chanteuse oubliée


Les divisions géopolitiques de la Belgique nous avait fait oublier qu’il existait également deux cinémas au plat pays : le cinéma belge désignant de façon habituelle et restrictive la production wallonne et donc francophone. Or, ces dernières années les films flamands ont bénéficié d’une visibilité accrue et la qualité de certains ont permis une reconnaissance internationale : ce fut le cas avec le marquant Bullhead qui révéla l’acteur Matthias Schoenaerts en 2011 et plus récemment avec le très sombre Les Ardennes qui a fait grande impression. Cette affirmation d’un cinéma à part entière s’incarne entre autres chez le réalisateur flamand Bavo Defurne qui  après de nombreux courts-métrages est passé au long en 2011 avec Sur le chemin des dunes. Ce film, chronique adolescente douce-amère sur l’éveil amoureux, avait installé un univers et une patte caractéristique que confirment Souvenir, son deuxième film. Son goût pour le suranné est toujours de mise, sa première réalisation se déroulait dans les années 60 tandis que pour Souvenir, si l’histoire se passe plus ou moins de nos jours, tout renvoie le spectateur vers le passé dans un étrange écrin où le kitsch est un motif soigneusement travaillé. Liliane est une ancienne gloire de la chanson : elle a failli à l’époque remporter le concours de l’Eurovision puis la séparation d’avec son manager et mari la précipita dans les abysses de l’oubli. Trente ans plus tard, contrainte de travailler dans une usine alimentaire, elle se morfond jusqu’à ce qu’un jeune employé, Jean, nouvellement arrivé, ne la reconnaisse. D’abord agacée de devoir faire face à sa déchéance, elle s’attache à lui. Ce dernier fait alors le pari fou de relancer la carrière de Liliane pour qu’elle redevienne Laura, son nom de scène… Nostalgie et mélancolie sont les deux versants d’une même intention : celle d’un réalisateur qui cultive le jadis avec malice pour traiter de l’intemporel : l’amour. Souvenir, qui s’articule autour d’une Isabelle Huppert chanteuse, est un conte bienveillant et pétillant.


Bavo Defurne avait déjà expérimenté la reconstitution minutieuse d’un autre temps avec Sur le chemin des dunes : un grand soin étaient apporté aux costumes et aux décors, ainsi qu’aux objets typiques d’une époque révolue. L’appartement de Liliane bénéficie de ce savoir-faire dans tout ce qu’il a de vintage. Alors qu’on devine que l’époque est contemporaine (l’équipe de télé et surtout les portables, bien que très peu montrés), le film flotte dans une ambiance rétro. Le lieu où habite l’ancienne vedette est d’ailleurs comme figé : le mobilier, la décoration et surtout le poste de télévision sont d’un autre temps (alors que l’écran est moderne chez les parents de Jean) ! Sans parler de la radio et du tourne-disque. Ce qui installe un décalage surprenant mais intéressant, surtout que cela ne se limite pas à l’appartement de Liliane, comme si elle diffusait autour d’elle le parfum de son passé. Jean (Kévin Azaïs) a ainsi l’apparence d’un homme d’antan, avec sa moustache si emblématique, il est d’ailleurs fasciné par cette femme qui chantait alors qu’il n’était même pas encore né. Lorsque Liliane passe dans l’émission de  télé-crochet, son micro à fil semble sortir des années 70 tout comme le style du présentateur ! Ce qui contraste avec le décor de l’usine où elle végète : le cinéaste exploite avec la même minutie cette atmosphère clinique où règnent la répétition des taches (succession de plans similaires), les couleurs aseptisées et la déshumanisation (sonnerie du haut-parleur, couloirs livides). L’inverse des chansons chaleureuses de feu le répertoire de Liliane dont la prestation à l’eurovision appartient désormais au kitsch. L’affiche du film, réalisée par les emblématiques artistes Pierre & Gilles, donnait d’ailleurs le ton avec ses couleurs volontairement criardes et sa teneur symboliquement outrancière. Ce que le générique d’ouverture,  à base de bulles effervescentes, prolonge avec un certain psychédélisme. La réalisation se met au diapason et les scènes où Jean ouvre les rideaux de la chambre de Liliane, dans un halo de lumière extérieure, sont de la même teneur. Bavo Defurne en joue car il maîtrise suffisamment les codes du genre pour en faire un principe formel.


Le cinéaste flamand a une prédilection pour les plans fixes : Sur le chemin des dunes en avait fait la démonstration, Souvenir installe cette pratique. A l’ère du mouvement, il n’est pas anodin de privilégier ce type de réalisation qui sied parfaitement aux histoires qu’il filme. Ses cadrages sont toujours peaufinés et mettent en relation les personnages avec leur environnement, n’hésitant pas à pointer parfois un détail, comme le morceau de sandwich de Jean au réfectoire. La fixité des plans permet aux acteurs de prendre le temps de jouer dans la continuité, ce qui est particulièrement prégnant pour Isabelle Huppert qui chante face caméra. Ce n’est pas la première fois que l’actrice pousse la chansonnette au cinéma (on se rappelle évidement sa saynète au piano dans Huit femmes ou encore de son duo avec Catherine Frot lors du générique de fin des Sœurs fâchées) ou en dehors des plateaux (sa collaboration musicale avec Jean-Louis Murat). C’est en revanche une première de la voir interpréter un rôle de chanteuse qui lui permet d’exprimer ainsi un autre de ses déjà nombreux talents. Ces séquences de chant sont aussi délicieuses qu’enjôleuses car Liliane est une Cendrillon de la chanson : elle troque la tenue réglementaire peu saillante de l’usine (charlotte comprise) pour réendosser un costume (sa robe d’alors) et réinvestir une scène qu’elle n’espérait plus fouler. De la même façon, on passe des bulles du cachet d’aspirine à celles, plus envieuses, du champagne. Mais à trop se prendre au jeu du come-back, ne risque-t-elle pas de se faire submerger par le souvenir (elle retourne solliciter son ancien manager) au détriment d’un avenir entrouvert (sa prise en main par Jean) ? Bavo Defurne livre un film cohérent qui, comme le précédent, met en avant la tendresse et l’affection pour des personnages muent par leur passion et où le passé peut être porteur d’avancées.


21/12/2016                      

mercredi 14 décembre 2016

► PERSONNAL SHOPPER (Prix de la mise en scène Cannes 2016)

Écrit et réalisé par Olivier Assayas



… Au contact de soi

Cette fois ce fut la bonne ! Olivier Assayas faisait en effet partie de ces réalisateurs reconnus, souvent nommés mais jamais récompensés à Cannes. Le festival lui a ainsi décerné cette année le prix de la mise en scène (ex-aequo avec Baccalauréat du roumain Cristian Mungiu) pour son film Personnal Shopper. Le rendez-vous cannois s’était pourtant intéressé au réalisateur dès 1994 et les années suivantes avaient vus ses films régulièrement sélectionnés jusqu’en 2004 et l’excellent Clean, qui valut d’ailleurs un prix d’interprétation à son actrice Maggie Cheung. Ce n’est qu’en 2014 qu’Olivier Assayas avait retrouvé le chemin de la compétition avec l’envoutant Sils Maria mais était reparti une nouvelle fois bredouille. Le syndrome Almodóvar (jamais récompensé à Cannes malgré cinq nominations) a donc pris fin pour le français avec un film où il retravaille ses thèmes à travers le prisme du fantastique. Personnal shopper est assez audacieux car il s’aventure sur plusieurs genres en créant une étrangeté dont le cinéma français n’est pas coutumier : on passe ainsi du fantastique au thriller en passant par le drame personnel. Maureen est celle que le titre du film désigne par sa fonction, ce qui n’est pas anodin, à savoir une acheteuse de mode : elle court les boutiques de luxe pour garnir la garde-robe de Kyra, un mannequin en vue. Ce travail ingrat pour une personne qu’elle n’aime pas ne lui apporte aucune satisfaction mais elle reste à Paris car Maureen est dans l’attente. Son frère jumeau est décédé et avait la particularité, comme elle, d’être medium. Tous les deux s’étaient fait une promesse : celui qui partirait en premier devrait faire un signe à l’autre pour lui donner la preuve de l’existence de l’au-delà. Maureen jongle donc entre son métier prenant et ses errances dans la maison de feu son frère, guettant la moindre manifestation. Mais le signe qu’elle espère n’est peut-être pas celui qui l’attend… Film hybride qui cultive une atmosphère faite de ruptures, Personnal Shopper peut dérouter autant que fasciner dans un tout qui est assumé par un réalisateur qui trouve en Kristen Stewart une nouvelle muse.  


Le théoricien Tzvetan Todorov a donné une définition canonique du fantastique (« C’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel ») qui correspond bien à l’état fluctuant de Maureen. Si son frère semblait avoir un don développé, tel n’est pas son cas à elle. Ressentir une présence est une chose mais la jeune femme souhaite une apparition d’ampleur et au vue d’un robinet qui s’est ouvert tout seul, elle réclame : « Il m’en faut plus ! ». Car elle hésite : est-ce vraiment un signe et est-il seulement de Lewis, son frère disparu ? Maureen dépasse ainsi le stade premier de l’interrogation réel/surnaturel pour questionner directement ce qui se manifeste. Olivier Assayas fait de son acheteuse de mode un personnage qui doute et il diffuse cette inquiétude dans un quotidien qui tranche avec le décor qu’il avait installé au début du film. La maison évidée (motif qui revient dans son cinéma : on se rappelle celle, abandonnée, dans L’eau froide, ou encore celle de L’heure d’été, repaire familial ayant perdu son âme) ouvre le film dans ce qui est une scène de genre (la grille, le cadenas, les portes qui grincent, les bruits suspects…). Une mise en scène inquiétante brutalement interrompue par les moments qui replacent Maureen dans ses activités journalières : on est passé de la maison hantée à la boutique Cartier (!) dans un enchaînement volontaire qui perturbe le spectateur et l’installe lui-même dans ce surprenant entre-deux qu’expérimente Maureen. Le réalisateur imbrique des univers a priori antinomiques pour mieux en créer un aux contours mouvants. Le dernier film de Benoit Jacquot (À jamais, sorti récemment) ne procédait pas autrement : dans une maison isolée (là aussi), une jeune veuve pensait voir son défunt mari réapparaitre et s’évertuait à donner de la soupe à cet être inerte, aussi naturellement que possible. Dans les deux cas, ces femmes fragilisées ont un objectif : établir le contact avec la personne disparue.


C’est ce qui les retient toutes les deux à un endroit : Maureen endure sa vie actuelle car elle patiente, certaine que son frère va intervenir depuis un ailleurs indicible. Et ce contact post-mortem attendu en suscite bien d’autres : femme de son temps, Maureen (séduisante Kristen Stewart, qui a ce quelque chose d’hypnotique que sait capturer Olivier Assayas) est connectée au monde des vivants via YouTube, Skype et surtout son téléphone portable qui donne lieu à ce qui est peut-être la plus longue scène filmée d’échange de textos au cinéma ! Mais la mise en scène d’Olivier Assayas lui donne un rythme et une teneur anxiogène captivante, qu’il renouvellera avec une intensité certaine lors d’une séquence où la consultation à retardement des messages numériques est une vraie bonne idée de suspense à la Scream. Car l'acheteuse de mode s’est lancée dans un jeu ambigu avec un mystérieux correspondant qui la pousse à s’affranchir de certains interdits. Mais qu’en est-il alors du monde des esprits ? Il est, précisément, pas si déconnecté que cela des épreuves qu’affrontent la jeune femme car, en cherchant des réponses sur un au-delà, c’est bien sur son présent tangible que Maureen s’interroge. Bien que son jumeau ne soit plus, l’idée du double (que le cinéaste avait initié dans Sils Maria avec déjà Kristen Stewart) semble la poursuivre sous une autre forme : ne se substitue-t-elle pas de plus en plus à Kyra (essayages, doublure photo, intrusion dans son lit)? Oliver Assayas multiplie les canaux de contacts et les entrecroisent (il convoque pêle-mêle le spiritiste Victor Hugo et l’artiste Hilma af Klint qui peignait en transe) pour converger vers une Maureen qui agit pour les autres (de par son travail, sa promesse à Lewis, en obéissant à l’inconnu des textos) en s’oubliant elle-même. Et si l’apparition dont il fallait se soucier, c’était la sienne ?


14/12/2016

► PREMIER CONTACT (2016)

Réalisé par Denis Villeneuve ; Écrit par Eric Heisserer, d'après l’œuvre de Ted Chiang


... S'unir et vivre


On va beaucoup entendre parler du cinéaste canadien Denis Villeneuve en 2017 puisqu’il  a la lourde tâche de réaliser la suite du cultissime Blade Runner de Ridley Scott. En attendant, et comme un avant-goût, il inaugure son entrée dans la science-fiction avec Premier contact, qui semble de prime abord trancher avec sa filmographie.  On l’avait en effet laissé l’année dernière avec le très efficace et sombre Sicario, sur les cartels de la drogue mexicains, et on se souvient encore du choc que fut Incendies, une quête des origines sur fond de guerre au Moyen-Orient, un film bouleversant. Alors pourquoi cette soudaine incursion dans le fantastique ? Premier contact amène l’humanité à s’interroger quand d’étranges et gigantesques coques spatiales se positionnent à différents endroits du globe. Mais à y regarder de plus près, le québécois, s’il avait jusqu’ici privilégié les drames ancrés dans la réalité (comme Polytechnique, inspiré d’une tuerie de masse dans une école), disséminait ici et là des éléments appartenant au registre du fantastique. D’ailleurs, son premier film, Un 32 août sur terre, contient quelques allusions aux extra-terrestres (amusant 18 ans avant Premier contact) et Maelström avait bien pour narrateur un…poisson ! Quant à Enemy, c’était jusqu’à maintenant celui de sa filmographie qui était allé le plus loin dans le genre avec sa thématique chère au fantastique, à savoir le double. Denis Villeneuve n’était donc pas si étranger que cela au sujet, d’autant plus que ce passage du côté des êtres venus d’ailleurs lui permet, fort heureusement, de ne pas livrer un film de science-fiction lambda, mais d’explorer une autre facette de ses thèmes fétiches comme la filiation et le rapport à l’autre et à soi-même. Ainsi, le film fait intervenir le personnage de Louise, une linguiste sollicitée par l’armée pour tenter d’entrer en communication avec les mystérieux occupants des nefs stellaires. La mission s’avère ardue car ils n’utilisent rien de connu pour s’exprimer et laissent les experts dans l’expectative. Le temps presse car les dirigeants des diverses puissances mondiales préfèrent attaquer les premiers plutôt que de riposter… Premier contact est un film qui garde toujours la mesure et réussit à imposer sa différence à travers une approche plus cérébrale que spatiale.

Denis Villeneuve adapte pour la troisième fois un auteur, il choisit cette fois l’américain Ted Chiang et sa nouvelle L’histoire de ta vie parue en 1998, souvent récompensés, ses écrits n’avaient jusqu’à maintenant jamais fait l’objet d’une adaptation cinématographique, c’est désormais chose faite. C’est le scénariste Eric Heisserer qui est en charge de l’histoire : il n’est pas inconnu des amateurs de films d’horreur puisqu’on lui doit l’écriture des remakes de The Thing et de Freddy- Les griffes de la nuit ainsi que du récent Dans le noir. Mais Premier contact a pour ressort un tout autre suspense : il s’agit moins d’un affrontement que d’une conversation : il n’est pas question pour Louise de fuir ou de se défendre mais d’aller à la rencontre et de comprendre. On songe évidemment au personnage de Jodie Foster dans Contact (1997), cette spécialiste des écoutes de sons en provenance de l’espace et dont l’ennemi s’avérait non pas être une autre espèce mais bien l’humain lui-même. Elle bataillait avec sa hiérarchie comme Louise se confronte aux impératifs militaires qui s’incarnent en la personne du colonel Weber (Forrest Whitaker), néanmoins plutôt bienveillant. Le monde exerce sa pression sur l’équipe en place via une multitude d’écrans qui donnent le pouls d’une planète aux abois : émeutes, pillages, que le réalisateur dose avec parcimonie afin de donner ce qu’il faut de consistance à cette toile de fond car l’essentiel du film se passe dans la coque et au camp militaire à proximité. Il exploite également habilement les écrans de tous les pays où les « vaisseaux » sont en lévitation : tous les spécialistes sont ainsi en liaison et les moniteurs sont, temporairement, un symbole de concorde. L’intérieur de la coque extra-terrestre n’est-il pas d’ailleurs un immense écran ? Les heptapodes, nom donné aux créatures (clin d’œil au modèle du genre qu’est La guerre des mondes, le célèbre roman d’H. G. Wells et ses tripodes), évoluent derrière une paroi vitrée brumeuse et lumineuse tandis que l’équipe scientifique se tient en miroir dans la pénombre d’une salle qui n’est pas sans rappeler, précisément, la salle de cinéma. Le tout suivi en direct par les militaires sur l’écran de contrôle.

Cette mise en abyme des images converge vers celles qui sont essentielles : celles du langage des heptapodes, littéralement projetées, sous forme de dessins circulaires. Car Premier contact est un film sur l’apprentissage de la communication, avec toutes les ramifications que cela déclenche, c’est ce qui unit les hommes et qui les divisent, tout un paradoxe que tente de dépasser Louise (Amy Adams), aidée du scientifique Ian Donnelly (Jeremy Renner). Aux mémorables cinq notes musicales de Rencontres du troisième type (1977) se substituent ici un langage non linéaire aux variantes complexes. L’effet visuel est très esthétique et confère aux échanges une certaine poésie, ce qui fait écho aux paroles de Louise au début du film lorsqu’elle fait le rapprochement entre langue et art. Denis Villeneuve traduit dans sa réalisation, en s’affranchissant des horizontales et des verticales, la spécificité du lieu des échanges tout autant que son aspect mystérieux et finalement épuré car l’essentiel est ce qui s’y dit. Louise instaure un processus pédagogique pour essayer d’interagir (et de poser la question ultime : quel est votre but sur Terre ?) mais elle est perturbée par des visions dont elle ignore le sens… Premier contact fait partie de ces films de science-fiction entrainants et intimistes qui ces dernières années ont eu un haut niveau d’exigence, à l’instar de Gravity, Interstellar ou Midnight Special, et où des personnages, à travers une expérience transcendante, se confrontent à leur destinée. Telle est Louise qui, en essayant de comprendre ces êtres, sera amenée à se questionner elle-même et à faire un choix existentiel.

07/12/2016    

mercredi 30 novembre 2016

► LA FILLE DE BREST (2016)

Réalisé par Emmanuelle Bercot ; écrit par Emmanuelle Bercot et Séverine Bosschem, d'après l’œuvre d'Irène Frachon


... Dans l’œil du cyclone


Sacrée par le prix d’interprétation féminine à Cannes l’année dernière (pour son rôle dans Mon Roi de Maïwenn), c’est derrière la caméra que nous revient Emmanuelle Bercot, un an après son plus gros succès (La tête haute, qui valut à son jeune acteur, Rod Paradot, le César du meilleur espoir masculin). Car sa spécificité, loin d’être courante dans le milieu du cinéma, est de mener en parallèle et depuis ses débuts une triple carrière : actrice, réalisatrice et scénariste, ce qui lui confère une richesse de points de vus. La cinéaste a une prédilection pour les portraits de femmes (elle a mis en scène Emmanuelle Seigner et Isild Le Besco dans Backstage ou encore Catherine Deneuve dans Elle s’en va) et son dernier film, La fille de Brest, en est un vibrant exemple. Emmanuelle Bercot revient sur le plus important scandale sanitaire de ces dernières années : l’affaire du Mediator. Ce médicament des laboratoires français Servier prescrit à l’origine aux diabétiques puis comme « coupe faim » à des patients voulant perdre du poids a été reconnu dangereux en France trente ans après sa mise sur le marché, car causant ou aggravant des valvulopathies (maladies cardiaques).  Une femme, la pneumologue Irène Frachon du CHU de Brest, alerte en 2009 les autorités compétentes des dégâts provoqués et des risques mortels engendrés par la prise du médicament. C’est un combat dicté par l’urgence qui commence alors, contre un groupe pharmaceutique puissant, contre les autorités qui ne la prennent pas au sérieux et même contre ses propres collègues. Basé sur le livre d’Irène Frachon paru en 2010 (« Mediator 150 mg : Combien de morts ? »), La fille de Brest est un film très documenté qui déroule en détail et chronologiquement la révoltante histoire d’un scandale dont la révélation tient à l’acharnement d’une poignée de convaincus. La réalisatrice nous place dans l’œil d’un cyclone qui a bouleversé la vie de milliers de gens, évitant la sécheresse d’un discours clinique, elle donne à son film le tempo d’un cœur qui bat la chamade, celui de son héroïne et de son actrice, Sidse Babett Knudsen, qui porte le film d’une façon formidable.


« On ne trouve que ce qu’on cherche » : cette phrase prononcée par un collègue d’Irène résume bien la démarche de la pneumologue. Car derrière cette évidence se trouve une volonté : celle de creuser, de comparer, d’investiguer, c’est d’ailleurs appareil photo à la main que nous est présentée cette figure d’« enquêtrice médicale ». L’objectif rivé sur le tissu malade lors d’une opération, elle fait des gros plans sur ce qui était dissimulé. Tout son combat va consister à mettre en lumière ce que personne n’avait envie de voir en créant une chaîne dont il faudra convaincre chaque maillon. C’est ce que le film arrive très bien à faire : accrocher son spectateur à la course d’Irène en faisant de chaque étape une péripétie qui relance le récit. Elle doit ainsi avant tout s’adjoindre les services d’une réelle équipe de chercheurs. C’est le professeur Antoine Le Bihan (Emmanuelle Bercot renouvelle sa confiance à Benoit Magimel après son rôle dans son film précédent) et sa petite équipe qui vont accompagner Irène dans l’établissement de la vérité. Chaque pas se heurte à un obstacle : l’Afssaps (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) reste sourde aux arguments de la combattive pneumologue, un comble. Elle est bien seule lors de sa présentation, face aux représentants du laboratoire, cravatés dans leur déni. Même pour les médias, l’intérêt de l’affaire les laisse froids à moins qu’il y ait un chiffre tonitruant : celui du nombre de morts… L’avis de tempête balaye la vie d’Irène qui se heurte à la problématique des relations étroites entre les groupes pharmaceutiques et le milieu médical comme dans Le nouveau protocole avec Clovis Cornillac. La prise de risque est d’autant plus grande que sa quête pourrait avoir des conséquences négatives sur Antoine dont les recherches sont financées par…l’industrie à laquelle il s’attaque. Une chaîne humaine, parfois ténue, se met ainsi en place avec une Irène dont la ferveur est à la hauteur de ce qu’elle dénonce.


Les téléspectateurs français amateurs de la fameuse série danoise Borgen, qui a été un succès sur Arte, connaissent bien l’actrice Sidse Babett Knudsen, les autres l’ont découvert récemment dans L’Hermine face à Fabrice Luchini, film qui lui valut le César de la meilleure actrice dans un second rôle. Grâce au joli succès du film, le plus grand nombre a pu découvrir les talents de cette actrice qui irradie à présent La fille de Brest. Emmanuelle Bercot ne devait pas se tromper car le film se construit autour de cette figure féminine qui porte la révolte et son choix se révèle en totale adéquation avec l’énergie du personnage. L’actrice danoise, avec son accent charmant, est une remarquable tornade positive et consciencieuse qui mène de front sa vie familiale et son combat pour son autre famille : ses patients. Car le film n’oublie pas, entre les batailles juridiques et administratives, que derrière les chiffres et les tableurs il y a des victimes. L’une d’elle, Corinne, sera à cet effet le fil rouge qui donne littéralement, corps, au drame en cours. Avec son franc-parler, son exaltation et son pouvoir de conviction, Irène est une battante qui force le respect mais qui sait aussi, sobrement, rendre hommage aux premiers concernés : l’énoncé des prénoms de ses patients lors du journal télévisé est une séquence émouvante. Emmanuelle Bercot sait tirer le meilleur de ses acteurs, le fait d’être elle-même souvent devant la caméra ne peut qu’être un atout, et La fille de Brest s’en ressent. Que ce soit aux Etats-Unis avec Edward Snowden (auquel Oliver Stone vient de consacrer un film) ou en France avec Irène Franchon, les lanceurs d’alerte font preuve d’abnégation face à la négation. Celle qui est surnommé la fille de Brest dans le film s’est désormais fait un nom. 

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


23/11/16