mercredi 8 février 2012

► DRIVE (2011)

Réalisé par Nicolas Winding Refn ; écrit par Hossein Amini, d’après l’œuvre de James Sallis.


 
... La solitude du conducteur

Dans la pénombre de sa chambre anonyme, notre personnage principal, qui le sera tout autant, donne ses consignes au téléphone. Il est driver pour ceux qui commettent des casses et qui ont besoin de s’enfuir au plus vite. Il accorde cinq minutes, durant lesquelles il est au service de, passé ce délai, il ne roule plus que pour lui. C’est l’ombre qu’il préfère, à l’image de sa chambre. Au loin, les lumières de la ville scintillent : le plan séquence d’ouverture s’achève à  dessein sur ce spectacle nocturne vu à travers la vitre. Ce sera un point de vue récurent : nous nous substituerons souvent au regard de Driver, dans l’habitacle, derrière le pare-brise, le tableau de bord au premier plan. Nous sommes immergés avec lui, compagnon nocturne d’un solitaire peu loquace. La très belle photographie du film, en particulier durant les séquences nocturnes, n’aurait pas été reniée par Michael Mann, dont on pense d’ailleurs ici inévitablement à travers Collatéral (2004) et son parcours nocturne meurtrier au volant d’un taxi.

La première séquence nous montre donc sa routine et sa méthode : dextérité absolue au volant, intelligence de la fuite par son jeu du chat et de la souris et surtout sa capacité à se fondre dans la foule. Il est un supporter lambda qui échappe à la police alors qu’il est loin d’être tout le monde. Qui est-il d’ailleurs ? A la fois cascadeur, garagiste et donc conducteur pour braqueurs en fuite, il est ce cow-boy qui débarque en ville et qui croise le regard d’une femme pour qui il sera prêt à s’attirer des ennuis. L’homme du western a sa tenue, notre driver a son blouson fétiche, sur le dos duquel se déploie un scorpion. Riche symbole qui renvoie à la personnalité de notre noctambule, ne serait-ce que par le fait qu’il s’agisse d’un animal nocturne qui charrie la mort. Et le film n’est pas exempt d’une tonalité élégiaque tout autant que d’une mélancolie tenace. L’envoûtant générique, au son d’une pop suave et magnétique, exprime toute l’errance du driver dans le dédale ténébreux de la douce tristesse de ses nuits.

Mais parmi toutes ces lumières urbaines, toutes ces âmes perdues, qu’il contemple depuis sa fenêtre, c’est sur son pallier qu’il trouvera celle qui va bouleverser son errance. Irène vit seule avec son fils, son mari est en prison. C’est immédiat entre eux deux, on perçoit plus qu’on ne voit. Une banale séquence dans une cuisine devient un moment de lyrisme puissant, au son de nappes sonores aériennes telles celles de Brian Eno dans Clean (Assayas, 2004). Cela deviendra d’ailleurs le leitmotiv des amoureux, tout comme les ralentis, moments de bonheur qu’on sent fugaces et donc précieux. Le temps ralentit le rythme de son cœur pour qu’ils savourent, pour que demeurent encore un peu ce qui ne se retrouvera plus. Tous deux sont dans le manque, dans l’inaccompli, dans la marge. Cela est d’ailleurs formellement exprimé par la récurrence des cadrages où les personnages sont isolés bord cadre, laissant une large place au vide. 

La séquence de la fête où elle et lui se retrouvent dans le couloir est particulièrement signifiante de ce point de vue. Les ballons dans l’arrière plan d’Irène expriment de façon métonymique ce à quoi elle est rattachée (le retour du mari, ce qui devrait être de la joie) alors que son visage morose s’impose au premier plan. De même, le contre-champ sur Driver met en évidence le panneau exit en arrière plan, reflet de ses fuites incessantes, la petite porte de l’anonyme. Et puis au cœur de ce couloir, la tentation d’un ailleurs, l’envie de l’autre, désirs vite avortés par l’irruption du mari, vecteur des drames à venir. Et cet instant de calme sera le dernier avant la tempête, le tableau de la mer sur le mur du couloir annonce d’ailleurs une des dernières séquences. Le scorpion du blouson est comme un sceau et la violence du driver va se faire jour.

Pour sauver ceux qu’ils aiment, il va devoir devenir cette partie prenante qu’il avait toujours refusée d’être : surtout rester en dehors, regarder derrière le pare-brise mais ne pas participer. Quand les choses tourneront mal, c’est la part d’ombre du driver qui se donnera à voir. Sa rage sera proportionnelle au bonheur perdu, au paradis envisagé, comme lors de la séquence au bord de l’eau ; malgré les ordures, tout était possible. Le baptême du driver vengeur sera sanglant : retrouvé dans une chambre d’hôtel par ceux qui le traquent, il abat ses assaillants puis disparaît lentement droite cadre alors que s’étale plein cadre la tache de sang sur le mur. Il s’efface littéralement devant ce qui prend sa place : la violence, l’horreur, le sang. Le ralenti n’est plus que chute et chaos. Un nouvel ordre des choses s’est imposé. 

Cette violence va aller crescendo et n’est pas sans nous rappeler celle de A History of Violence (Cronenberg, 2005). D’ailleurs, dans les deux films, la figure féminine est celle qui exprime son horreur devant la découverte des agissements de celui qu’elle croyait connaître. Cette confrontation avec l’être aimée scindera en deux la relation : il y aura un avant et un après. Un effet miroir de prise de conscience. La séquence de l’ascenseur en est l’illustration. La rage folle de Driver terrifiera Irène, qu’il vient de sauver, mais au prix de son amour. Il sait qu’il vient de la perdre pour toujours, et il vient de prendre conscience lui-même de la monstruosité de ses actes. Plus rien n’est donc à perdre. En bon conducteur, il ira jusqu’au bout de la route, vêtu de sa nouvelle peau. En effet, bien que son blouson soit maculé de sang, il ne le quittera plus.

Le duel final emprunte encore au western dans sa façon de filmer le face à face au restaurant, de profil, les deux hommes se jaugent. Chacun sait que l’autre va dégainer à un moment ou un autre. Rien n’est dit mais tout s’éprouve. Et de nouveau, on retrouve une modification du temps et de l’action, non par un ralenti, mais par un montage alterné qui fait prendre de l’avance à l’action sur l’énoncé. En effet, les deux hommes discutent de la façon dont va se passer l’échange alors même que le discours est entrecoupé de ce qui va effectivement se passer après. Ce qui confère à la séquence une atmosphère étrange, à la fois triste et tragique et qui se termine par un combat d’ombres, forcément. La bataille est finie, Driver est affalé sur son siège, les yeux grands ouverts : « Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit » (Le dormeur du Val, Rimbaud). Mais après un long moment, un battement de cil nous rend notre souffle. Driver repart sur les routes, nuitamment, sur sa monture d’acier. Le scorpion est devenu phénix.

Romain Faisant, écrit le 23 /01/12 
        

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