Écrit et réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne
... L'éveil en marche
Habitués du Festival de Cannes depuis leur Palme d’Or en 1999 pour
Rosetta et en 2005 pour L’enfant, les frères Dardenne repartent
bredouille cette année après y avoir présenté leur dernier film porté par
Marion Cotillard qui succède ainsi à Cécile de France qui s’était essayée à
leur cinéma dans Le gamin au vélo
(2011). Pas de prix mais une qualité qui demeure : celle d’une veine
sociale souvent arpentée mais où il y a encore des choses à montrer, à
bousculer, à interroger. Le film nous confronte à une actualité forte et
pesante, celle d’un chômage durable, subi ou redouté. Et c’est cette peur qui
va pousser Sandra à se lancer dans un porte à porte effréné pour convaincre une
majorité de ses collègues de travail de renoncer à leur prime, sans quoi elle
sera licenciée. L’enjeu dramatique est donc moins de se heurter à un système
(il faut faire avec) que d’affronter ses semblables qui ont, malgré eux, un
pouvoir décisionnaire. C’est toute la difficulté d’une démarche qui repose sur
l’humain et où l’injustice initiale va s’avérer poreuse à chaque seuil de porte
auquel sera confronté Sandra. En effet, la sauver elle, c’est aussi pour ses
collègues se mettre en difficulté vis-à-vis de leur propre situation
financière. Dilemme social et psychologique, Deux jours, une nuit nous tient en haleine par son rythme et ses
vies qui se découvrent, frontales et bancales.
Sandra est réveillée par la
sonnerie de son téléphone qui lui annonce la mauvaise nouvelle, le premier vote
lui a été défavorable, convaincre son directeur de refaire un vote le lundi est
une chose, persuader ses collègues de voter pour son maintien en est une autre.
Cette sonnerie qui la sort de sa torpeur est comme un coup de massue mais il
est aussi cette mise en marche qui va être la sienne. Sortant d’une dépression
qui l’a éloigné de son travail et moralement des siens (son mari et ses deux
enfants), sa quête va devenir un moyen d’affirmer la reprise en main de sa
propre vie, elle qui doute (« J’existe
pour personne »). Convaincre l’Autre, c’est redevenir soi. Sandra
(Marion Cotillard, investie, qui réussit son passage chez les Dardenne) sort
ainsi d’un long sommeil et le contact avec la réalité, froide et économique,
est un choc. Elle essaye de se maîtriser et contenir le flot des larmes (scène
face au miroir) mais n’arrive pas à décrocher des médicaments, ce qui la
renvoie à sa dépression et donc à ce statut d’entre-deux : prête à
reprendre le travail, cela lui est pour l’instant impossible, et ce, contre sa
volonté.
L’urgence du film est une urgence
sociale, ces deux jours et cette nuit (restriction temporelle et donc
accentuation dramatique) sont tout ce qu’il reste à Sandra pour ne pas faire
rechuter sa famille dans le besoin (« On
a besoin de ton salaire » lui rappelle son mari pour la motiver), il
est hors de question pour eux de retourner en appartement social alors qu’ils
ont réussi à avoir une maison. La marche littérale vers l’avant de Sandra
(suivie au plus près par la traditionnelle caméra mouvante des réalisateurs)
est une réaction à cette reculade menaçante, elle s’engage physiquement par ses
pas répétés aux quatre coins de la ville, ce corps qui va frapper aux portes
est ce mouvement instinctif de survie. Les Dardenne attachent une importance
particulière aux vêtements de leurs acteurs, ils habillent Marion Cotillard de
deux débardeurs (le rose et le turquoise) qui laissent la peau à l’air et qui
caractérisent cette femme fragile mais courageuse, elle est comme à nue devant
ceux qu’elle doit solliciter, sans fard. Refusant la pitié et l’acte de
mendier, c’est une épreuve pour elle d’aller ainsi à la rencontre de ses
collègues avec un discours qu’il lui faut à chaque fois réitérer. Ce corps mis
en jeu dans la bataille se heurte parfois à sa détermination mentale, comme
lorsqu’elle croise un de ses collègues qui l’a expédié au téléphone (scène de
l’épicerie), son malaise devient alors physique.
Évidemment, le manichéisme n’a
pas sa place ici, chaque entrevue révèle des situations sociales différentes de
personnes dans le besoin et pour qui cette prime est d’importance, ce qui fait
émerger des moments pathétique, comme lorsque Sandra fait face à un de ses
collègues pour qui la sauver veut dire l’envoyer lui en perdition (« Si je n’ai pas la prime, c’est
catastrophique pour moi, je ne m’en sors pas »). Ils ont tous des
bonnes raisons (un crédit, les études des enfants, un projet de vie) à lui
opposer et Sandra de répéter : « Je
comprends ». Elle sera malgré elle un déclencheur de conflits dans des
familles qui sont partagées (altercation du père et de son fils), ce qui
redoublera ses tourments et maintiendra un doute constant :
ira-t-elle au bout ? Puis il y a ces moments d’espoir qui redonnent
confiance, à l’instar du collègue rongé par la culpabilité qui libère chez lui
des larmes que s’interdit Sandra. Et deux moments de respiration nécessaire
(les musiques dans la voiture) font entrevoir une Sandra heureuse. Car elle
s’est mise en route, non sans mal et avec les conséquences que cela entraînera, mais elle aura au moins quitté un état de
veille pour celui de l’éveil.
Sélectionnée et publiée sur Le Plus du NouvelObs.com
Sélectionnée et publiée sur Le Plus du NouvelObs.com
25/05/14
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