Réalisé par Richard Ayoade ; écrit par Avi Korine et Richard Ayoade, d'après l’œuvre de Dostoïevski.
... L'unicité ou la phagocyté
S’aventurer dans l’adaptation
d’une œuvre de Dostoïevski est toujours un risque tant la figure tutélaire de
l’auteur veille. Pour son deuxième long métrage, le britannique Richard Ayoade,
acteur passé derrière la caméra et découvert en 2010 avec Submarine, s’en empare pourtant pleinement avec une aisance
certaine et un plaisir tant esthétique que psychologique. Loin d’être réfréné
par la tâche de mettre en image Le Double
(1846, deuxième roman de l’auteur russe et seconde version après celle de Bernardo
Bertolucci en 1968), il fait preuve d’une jubilation évidente dans une
adaptation inspirée et décalée du classique littéraire, il en fait quelque
chose d’éminemment cinématographique. Retrouvant le goût de l’absurde de son
précédent film, Ayoade se régale d’une histoire pourtant inquiétante :
dans une entreprise lugubre et sans âge à l’atmosphère steampunk, Simon James,
un employé timide et renfermé mène une existence morne et grise. Il est secrètement
amoureux de Hannah, la fille de la photocopieuse. L’éventuel mélodrame bascule
subitement dans un atypique thriller infernal le jour où Simon, ignoré de tous,
voit arriver un nouveau collègue qui n’est autre que son sosie parfait. Si ce
dernier est son exact miroir plastique, il est en revanche son opposé en ce qui
concerne le caractère : ouvert et sociable, il se fait aimer de tous. Une
entraide inéquitable va alors se mettre en place car voilà peut-être le moyen
de séduire la belle Hannah par personne interposée…Fidèle aux thèmes de
Dostoïevski, le réalisateur tisse un captivant cauchemar mental où l’aliénation
guette le genre humain et où la quête de sa propre existence devient une lutte
vertigineuse.
« Tu n’es pas remarquable, tu es une non-personne » :
voilà ce que peut entendre à son propos Simon du seul collègue qui lui parle.
Et tout est de cet ordre pour le pauvre et malchanceux employé chargé, ironie
du sort, de précisément collecter une multitude d’informations sur les gens
afin que l’entreprise qui l’emploie puisse dresser des bilans individuels pour
ses clients. Il est un pion dont personne ne se soucie, encore pire que la
solitude, il est jusque nié dans son existence même : son chef de secteur
ignore qu’il travaille ici depuis sept ans, son badge ne fonctionne plus, le
voilà obligé de demander un passe visiteur à un gardien qu’il voit
quotidiennement mais qui ne sait pas qu’il est, le système informatique enfin
affirme qu’il n’a jamais existé. Kafka n’est évidemment pas loin, les très
réussis décors anxiogènes faits de rangées sombres de bureaux rectilignes,
remplis d’employés vieux et amorphes, évoquent ceux du Procès (1962) adapté par Orson Welles. Confronté à une
administration aveugle et à un chef qui parle beaucoup pour ne rien faire, le
jeune Simon commencerait à douter de sa propre existence s’il n’y avait pas la
présence, bien réelle, de l’envoutante Hannah (Mia Wasikowska est délicieuse en
voisine espionnée consentante). L’allégorie de la photocopieuse est bienvenue :
voilà un homme obligé de venir quémander une copie d’un document dans le seul
but d’entrer en contact avec la femme désirée. La duplication matérielle de la
machine annonce celle, humaine, de Simon dont le double s’insinue dans son
travail comme dans sa vie.
Jesse Eisenberg (le Mark Zuckerberg
du Social Network de David Finsher)
compose un personnage dostoïevskien remarquable, il endosse littéralement le
rôle en se glissant avec minutie dans un costume trop grand, épaules rentrées
et gestuelle adéquate au personnage, tout « en dedans ». Car si son
sosie (James Simon, soit son propre nom inversé…) est dans l’extériorité
(mouvements, regards, attitudes), lui est engoncé dans une intériorité
paralysante qui fait de lui un sujet passif (il se compare d’ailleurs au pantin
en bois Pinocchio). La première scène dans le wagon est saisissante de
sens : « Tu es à ma
place » lui lance un inconnu alors qu’ils sont seuls. Simon s’exécute
et laisse sa place. Le jeu des lumières et des cadrages charge ce moment d’un
malaise palpable où on assiste à la déshumanisation (l’entreprise en est
l’épicentre) d’un individu. Le moment burlesque qui suit (Simon bloqué par les
paquets d’un passager qui monte) est néanmoins pathétique car Simon attire une
sympathie certaine, seul qu’il est contre un monde ahuri dont on ne verra
jamais la lumière du jour. Cette concomitance de ton est celle du film comme de
son rythme. En effet, conscient du matériel littéraire d’origine, Ayoade
dynamise son récit qu’il mène sans temps mort, osant des coupures brutales,
sonores et visuelles, au sein d’une même scène, exploitant à bon escient la
grammaire cinématographique comme la musique pour faire corps avec Simon dans
son basculement. Car dans cette confrontation avec son miroir, le risque est
prégnant, quant au lieu de l’aider à se libérer, son double le conduit au
contraire vers une néantisation crescendo. Le réalisateur manie avec dextérité
la mise en scène de l’accablement et de la folie qui guette dans un monde
totalitaire, le salut ne pouvant surgir que du tréfonds de sa propre
conscience.
13/08/14
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