mardi 27 octobre 2015

► SICARIO (2015)

Réalisé par Dennis Villeneuve ; écrit par Taylor Sheridan


.. La loi ou l'ordre

La sélection cannoise continue d’essaimer sur nos écrans ses choix et Sicario, le film du canadien Denis Villeneuve, présenté en compétition officielle, a effectivement de quoi retenir l’attention. Celui qui avait concouru en 2011 pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour le bouleversant et radical Incendies, s’empare avec un  style à vif du problème des cartels mexicains à la frontière avec les États-Unis. Et plus précisément des conséquences des trafics sur la ville frontalière de Juárez, à la sinistre réputation. Le contexte est bien réel et la fiction fait largement écho à une situation difficilement contrôlable sur ce territoire situé à quelques kilomètres de la juridiction américaine, devenu une zone de grande violence (Les Oubliées de Juárez en 2007 était consacré aux multiples meurtres de femmes de la région), également passage des immigrants mexicains. A l’heure où l’Europe s’interroge sur ses frontières, l’état américain doit gérer l’afflux d’une guerre voisine qui lui envoie aussi bien des humains que de la drogue. C’est par le biais d’un agent du FBI, Kate, que l’on va s’immiscer au cœur d’une unité spéciale mise sur place pour endiguer le principal cartel mexicain et mettre hors d’état de nuire son puissant chef. A la tête de cette équipe de spécialistes : Matt, agent de la défense qui derrière sa nonchalance cache une détermination certaine. Il est épaulé par Alejandro, un ancien procureur mexicain travaillant désormais pour l’armée américaine, peu loquace, ses intentions sont troubles. Kate se retrouve ainsi embarquée dans une mission périlleuse aux contours flous. En effet, quel est vraiment son rôle dans ce qui se révèle être une partie de poker-menteur ? Comment doit-elle réagir face à des actions musclées qui s’effectuent en dehors de toute légalité ? L’objectif est-il réellement celui qu’on lui a présenté ? Denis Villeneuve met impeccablement en scène cette expédition à haut risque en rattachant son histoire, comme dans ses précédents films, à des ressentis humains ambivalents qui pousseront les personnages à faire des choix vitaux, pour ou malgré eux.


La première séquence glace volontairement d’horreur : dans un pavillon côté américain, l’unité d’élite à laquelle appartient Kate (Emily Blunt) intervient pour libérer des otages du cartel. Ils ne découvriront que des corps dissimulés et asphyxiés dans les cloisons, un caveau insoutenable qui provoque, littéralement, la nausée chez ces agents pourtant aguerris. Compartimentées comme de la marchandise et cachées tels des paquets de drogue, ces victimes d’enlèvements étaient un simple produit financier, sans valeur humaine. D’autres images chocs iront dans ce sens terrible, tels ces corps pendus et exposés à l’entrée de la ville de Juárez, macabre message d’avertissement. Voilà aussi ce que redoutent les États-Unis : l’importation de cette fureur meurtrière et sauvage des cartels, d’où la nécessité d’aller agir à la source, côté mexicain. Le réalisateur pointe avec des vues aériennes la proximité des deux territoires, attractif pour les uns, répulsif pour les autres. Si proche à vol d’oiseau, ce sont deux situations de vie qui s’opposent. Sicario montre l’enracinement de la violence dans le quotidien de cette ville mexicaine à tel point que plus rien ne perturbe ceux qui arrivent à y vivre : l’impressionnant  convoi armé de l’équipe de Matt (Josh Brolin) traverse la ville dans l’indifférence mais la séquence de l’embouteillage est une des plus percutantes. Avec une précision chirurgicale, Denis Villeneuve construit crescendo un climat anxiogène autour du transfert d’un prisonnier mexicain capital. L’attente au poste frontière, parmi une multitude de voitures de civils, est un moment de suspense redoutable où le massacre est latent dans chaque recoin de l’image. La notion de frontière terrestre se double alors de sa notion juridique : Kate comprend que l’équipe agit sans se soucier des lois et que leurs limites ne sont pas les siennes. L’influence néfaste du cartel ne s’arrête pas aux barrières dressées par les américains, elle est comme une maladie : « Le trouver, c’est comme découvrir un vaccin » affirme Alejandro (Benicio del Toro) à propos du chef qui a la main mise sur la région. 


La guerre est donc déclarée : entre les membres de l’équipe qui sont d’anciens soldats et la base américaine le long de la frontière, l’ambiance est celle d’un conflit. Une scène de nuit éloquente donne à voir à Kate l’ampleur du problème : elle observe avec des jumelles, comme on scruterait une zone ennemie, les explosions et les tirs dans la ville mexicaine, la laissant hébétée. Les militaires sont à la manœuvre et la stratégie d’enrayement semble être devenue une opération militaire dans laquelle Kate est de plus en plus piégée, même un bref instant de distraction (la sortie au bar) devient une preuve de la contamination de son propre quotidien. L’assaut dans le tunnel des passeurs est d’une grande force visuelle et narrative, le réalisateur utilise un effet de vision thermique qui donne à la séquence une consistance singulière. Ces hommes qui se fondent dans la nuit ne sont plus que des silhouettes uniformes, l’image en négatif traduit l’inversion : dans ce boyau souterrain creusé par leurs ennemis, ils deviennent comme eux, ils sont un pendant d’une même violence. « Qui trop combat le dragon, devient dragon lui-même » écrivait Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Kate sera la seule à ôter son dispositif de vison nocturne, refusant la vision qu’on lui impose, y préférant la vérité de ses convictions : elle est telle une clandestine dont le rôle lui sera dramatiquement explicité. Mettant sous tension les notions de la loi et de l’ordre, Denis Villeneuve constate avec sa fulgurance la porosité de la violence et dresse un propos pessimiste qui claque comme une rafale d’arme automatique.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


10/10/15

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