Écrit et réalisé par Jeff Nichols
... Histoire d'un retour au pays natal
Jeff Nichols poursuit un parcours
cinématographique sans faute entamé en 2007 avec Shotgun story. Le cinéaste américain était pour la seconde fois en
compétition à Cannes cette année avec Loving,
après y avoir obtenu le prix de la critique internationale en 2011 pour Take Shelter. Son nouveau film ne sort qu’un
an après Midnight Special, son
premier film de science-fiction, qui ne faisait pas pour autant fi d’une constance :
celle du thème de la famille qui irrigue chacune de ses réalisations. Qu’elle
soit au cœur du sujet comme dans son premier film à travers les rancœurs familiales
d’une fratrie, en filigrane dans Mud où
le jeune Ellis souffre du divorce de ses parents, la famille est également
abordée via le couple, en crise, dans Take
Shelter mais aussi le rapport père /fils dans Midnight Special. Loving est
donc une nouvelle branche à ce tronc d’ensemble et pas des moindres car Jeff
Nichols s’inspire d’une intrigue vraie qui appartient à l’Histoire de son pays :
la vie contrariée de Richard Loving et sa femme Mildred. Ce couple d’un homme
blanc et d’une femme noire qui, à la fin des années 50 aux États-Unis, ont
bravé l’interdit en vivant maritalement dans l’état de Virginie où cette union
mixte était alors considérée comme un délit. Si on cite souvent le cas
exemplaire de Rosa Parks, entrée dans les livres d’histoire, d’autres citoyens
ont lutté au quotidien pour faire changer des lois ségrégationnistes ancrées
dans les mœurs. Le film s’intéresse à l’une de ces histoires qui conduisit à
mettre fin à l’interdiction des mariages entre personnes de races différentes,
plus de cent ans après l’abolition de l’esclavage. S’inspirant en partie du
documentaire The Loving Story de
Nancy Buirski (2011), Jeff Nichols retrace sur plusieurs années le combat personnel
puis législatif de ce couple de gens simples ne demandant qu’une chose :
le droit de vivre leur amour auprès des leurs, sans se cacher et sans risquer l’arrestation.
Mariés à Washington, ils ne peuvent néanmoins mener une vie commune chez eux… De
la clandestinité à l’exil puis du retour à la menace juridique, Loving est l’histoire éloquente à la
réalisation dignement sobre d’un destin duel qui modifia en profondeur une Amérique
sans cesse hantée par ses vieux démons raciaux.
«Je suis enceinte » est la première phrase du film, qui fera
par ailleurs preuve d’une certaine économie dans la parole. La mise en scène
opte pour le gros plan pour cette annonce ô combien intime, valorisant un
instant privilégié bientôt mis à mal par la société. Ce moment bienheureux n’arrive
à ce propos que dans un second temps, après un moment de latence où le
spectateur est indécis quant aux réactions des personnages car les visages sont
fermés. Car Richard et Mildred vivent dans un de ces États du sud où il est mal
vu qu’un homme blanc fréquente une femme noire mais ils n’ont pas l’intention
de s’empêcher d’aimer et avancent au grand jour. La désapprobation est insidieuse,
on le voit lors de la séquence de la course de voitures : s’ils ont
concouru ensemble, il y a bien les noirs d’un côté et les blancs de l’autre. C’est
parfois un simple regard, comme celui de la vendeuse noire sur le couple mixte.
Le reproche agite même la cellule familiale des deux conjoints : la mère
de Richard, si elle apprécie sa belle-fille n’en désapprouve pas moins l’union.
Quant à la sœur de Mildred, elle reproche à son beau-frère d’être la cause de
leurs ennuis. Les jeunes mariés sont en effet traité comme des criminels :
la scène de leur arrestation en pleine nuit montre le décalage insensé entre l’application
d’une loi injuste et le bonheur entravé. L’officier de police, qui sera montré
de façon récurrente, a la stature et l’allure d’une procédure rigide et figée d’un
pays à géométrie variable : ce qui vaut dans un État ne vaut pas dans un
autre (le contrat de mariage accroché au mur de la chambre conjugal, symbole de
légitimité du lit partagé, est caduc). Le cinéma américain se penche régulièrement
sur l’histoire raciale controversée du pays : 12 years a slave et The Birth
of a Nation sont récemment revenus sur les tragédies de l’esclavage tandis
que deux films, Devine qui vient dîner ?
(1967) et Un coin de ciel bleu (1965),
modèles du genre, avaient abordés, chacun via la rencontre entre une blanche et
un noir, cette fameuse période historique qui est celle de Loving.
Un contexte qui contraint les
époux à un douloureux déracinement : au champ dans lequel Richard (Joel
Edgerton) désirait construire la maison familiale succède la ville et son habitation
qu’ils doivent partager. L’existence choisie est devenue subie et Mildred (Ruth
Negga, au personnage doux mais déterminé, nommée aux Oscars) en particulier le vit
mal : « Ils sont en cage »
dit-elle à propos de ses enfants qui doivent slalomer entre les voitures de
leur rue plutôt que de gambader dans la campagne. La justice leur laisse ainsi
une fausse liberté puisque regagner leur ville d’origine veut dire se mettre en
infraction : l’entrave topographique se meut en obstacle psychologique.
Braver l’interdit est moins un acte politique qu’une nécessité de vie, comme
lorsque le couple décide que l’accouchement de leur premier enfant se fera à
domicile, par la mère de Richard et donc dans un lieu désormais interdit au
couple. Le combat politique vient appuyer une réalité de fait que les amoureux
inflexibles tentent de dissimuler : retournés en cachette en Virginie, ils
vivent cachés mais dans l’environnement qu’ils veulent. Le film traite avec
subtilité le thème de la clandestinité et la naissance de la paranoïa, par
petites touches, à l’instar de Richard qui panique quand une voiture le suit d’un
peu trop près. Loving (en cohérence
avec l’ensemble, le titre est réduit à un mot polysémique) évite judicieusement
les écueils d’un drame émotionnel mal maitrisé, Jeff Nichols substitue au
pathos la sincérité d’une histoire d’amour à l’image de la réalisation du film :
d’une grande et belle retenue.
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