mercredi 15 mars 2017

► GRAVE (Cannes 2016)

Écrit et réalisé par Julia Ducounau


... Sœurs de sang


Il n’en n’a pas l’air comme ça mais le vénérable festival de Cannes aime aussi le cinéma de genre, mettant l’horreur, voir le gore, parfois à l’honneur. On se souvient ces dernières années du charnellement sanglant Trouble Every Day de Claire Denis, présenté hors-compétition en 2001, ou encore de La Meute de Franck Richard, projeté dans le même cadre en 2010 avec une Yolande Moreau en tenancière psychopathe. Et la dernière édition cannoise nous a réservé une nouveauté atypique comme le cinéma français en produit trop peu : Grave de Julia Ducournau, sélectionné à la semaine de la critique (comme d’ailleurs A l’intérieur en 2007 du duo Bustillo et Maury, autre film sanguin). Premier long-métrage et première sensation pour ce film de chair et de sang qui s’inscrit dans une veine française longtemps délaissée et que des films comme Dans la forêt ont récemment remis au goût du jour. Celle d’une angoisse travaillée entre horreur, thriller et conte cauchemardesque, n’hésitant pas à aller loin dans la représentation d’actes déviants. La réalisatrice n’a pas choisi la facilité pour ce premier film fort qui va donner une impulsion certaine à une carrière débutante sur grand écran. Car réussir un film de genre suppose une connaissance et une maitrise des codes, pour mieux se les approprier. Ce que parvient à faire Julia Ducournau à travers l’histoire de Justine, sortie de l’adolescence mais pas encore adulte, qui entre dans une école vétérinaire. La jeune femme est végétarienne, comme le reste de sa famille : les animaux, elle les soigne, elle ne les mange pas. Retrouvant sa sœur aînée, la cadette est soumise, comme ses camarades nouvellement arrivés, à un bizutage en règle qui s’inscrit sur la durée. C’est durant cette période spécifique que l’impensable se produit : forcée d’avaler des reins crus de lapin lors d’un rite de passage, Justine va soudainement avoir envie de viande. Mais cette surprenante inclination va vite se transformer en fringale jusqu’à ce que la nourriture animale ne soit plus suffisante… Grave est l’histoire d’un basculement, progressif et intensif, vers l’innommable, avec une intelligence de récit et de mise en scène qui accroche le spectateur dans la spirale dévorante d’une métamorphose qui en impose.

« Pas de viande ! » : le refus de Justine est catégorique. Attablée avec ses parents dans un restaurant d’autoroute, elle a pourtant la désagréable surprise de découvrir une boulette de viande dans son plat, qu’elle doit recracher. Première alerte comme un lapsus alimentaire annonciateur. Cette anomalie inaugurale pointe également l’acte de manger comme vecteur de tension et le place au cœur du dispositif du film qui va osciller entre les antonymes ingurgiter/régurgiter. En effet, Justine va être tiraillée entre son désir d’absorption et à la fois son dégoût, à l’instar du vol de steak qu’elle s’empresse de jeter une fois repérée : elle n’assume pas encore un bouleversement intérieur subi. Le changement mental est aussi physique, comme les écorchures d’Esther dans le film Dans ma peau (2002), Justine se retrouve couverte de plaques rouges impressionnantes et de squames. Tel un serpent qui fait sa mue, sa peau s’en va en lambeau : ce corps qui la gratte affreusement est un corps en mutation qui attend que l’esprit qui l’habite se mette au diapason. La métaphore animale est une constante : il y a évidemment l’environnement qui est celui d’une école vétérinaire avec ses animaux vivants ou morts (vaches, chevaux…) et puis il y a Justine et sa sœur (Ella Rumpf), au régime alimentaire trouble qui va initier sa cadette à l’anthropophagie (et à la chasse qui va avec), non sans mal car les deux femmes ont des rapports parfois conflictuels. Une scène en particulier est révélatrice du statut évolutif des deux sœurs : l’humain cède à la bestialité lors d’une bagarre épique au milieu du campus où les deux femmes ne sont plus que des bêtes enragées incoercibles. La morsure est d’ailleurs est motif récurent : Justine croque dans son sandwich comme elle le fera après dans la lèvre d’un étudiant, les deux frangines porteront les stigmates de ces effusions cannibales : un doigt manquant pour l’une (lors d’une scène mémorable où l’on passe du trivial à l’effroi), un bout de joue pour l’autre. Moins une blessure qu’un marquage tribal apostériori qui renforce les liens de la chair.

Julia Ducournau fait confiance à une actrice que le film révèle et qu’elle avait déjà fait tourner dans ses courts-métrages : Garance Marillier. Cette dernière parvient à faire évoluer avec conviction son personnage vers les extrêmes, ce qui n’était pas une mince affaire étant donné le sujet du film. Les festivals ne s’y sont pas trompés et ont su récompenser cette audace, lui attribuant entre autres deux récompenses prestigieuses à Gérardmer et le prix Fipresci de la critique internationale pour les sections parallèles à Cannes. La réalisatrice (diplômée de la section scénario de la Fémis) situe avec pertinence son propos durant la période de bizutage : l’initiation estudiantine se double de celle, personnelle, de Justine par sa sœur. Le dérèglement alors à  l’œuvre (soumission, humiliation mais également fêtes débridées…) coïncide avec la perturbation biologique en cours chez Justine : au sang animal répandu sur les étudiants dans le cadre de leur intégration (et qui tachera durablement leurs blouses) répondra celui, humain, dont se repaitra Justine. La séquence où elle scrute son colocataire Adrien (Rabah Naït Oufella) en train de jouer au foot torse nu est exemplaire de l’ambivalence de son comportement : le corps saillant du jeune homme est vu autant comme une proie désirable que comme un amant désiré. L’instinct carnassier et la pulsion sexuelle s’entremêle, provoquant un suggestif saignement de nez. La cinéaste signe un film aussi mouvant que ses personnages : du drame d’apprentissage à la terreur anthropophage, il n’y a qu’une giclée de sang qu’elle se charge talentueusement de répandre. Grave laisse le spectateur (avec une scène finale frémissante et très bien trouvée) tels les étudiants à l’issue de leur période de bizutage et qui émergent de part et d’autre comme des zombies : abasourdis par ce qui vient de leur arriver.

15/03/2017    

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