mercredi 20 février 2013

► ZERO DARK THIRTY (2013)

Réalisé par Kathryn Bigelow; écrit par Mark Boal.


...Au bout de la patience

Pari risqué que de faire un film sur un sujet sensible, la traque silencieuse de Ben Laden. On nous a tout dit ou presque, tout montré et les images de ses attentats défilent encore et encore jusqu’à hanter la mémoire collective.  La réalisatrice Kathryn Bigelow pose d’emblée sa marque et règle la question en faisant commencer son film par un écran noir : seules vont s’entendre, se mélanger, s’entrechoquer les voix des victimes du World Trade Center à travers les appels téléphoniques passés lors de cette funeste matinée. Cette sobre et intelligente entrée en matière met à contribution le spectateur : abreuvés des images des attentats, il pourra combler ce noir, inutile d’être redondant. De plus, ce refus ne donne que plus de force à la tragédie de l’instant en se recentrant sur les victimes à travers ces voix d’outre-tombe.


Une scène de torture suit immédiatement l’écran noir : au contraire des images que l’on connait déjà, et qu’il n’est pas nécessaire de repasser, le film va nous montrer sans concession celles que l’on n’a pas vu. Il y a bien sûr eu les photos chocs, les récits, mais jamais nous n’avions plongé ainsi au cœur de la pratique de la CIA afin de pourchasser Ben Laden, et cette traque passe par des actes de tortures. On s’assimile très vite à l’agent de la CIA qui vient d’être dépêchée sur place : Maya (impressionnante Jessica Chastain), puisqu’elle assiste elle-aussi à son premier interrogatoire dans ces conditions. Dissimulée derrière une cagoule et un uniforme militaire, on ne s’attend pas à découvrir une femme. Signe supplémentaire qui montre qu’on va faire tomber le masque, qu’on va aller chez ceux qui mènent une guerre secrète où la dissimulation est reine.


Le fait que Kathryn Bigelow, femme et réalisatrice, mette ainsi en avant ce personnage féminin déterminant n’est bien sûr pas anodin. Elle est habituée à tourner des histoires qui se passent dans des milieux masculins avec des héros masculins. Ainsi, ses deux derniers films se passent dans le milieu de l’armée, en temps de guerre (K-19 : le piège des profondeurs (2002) qui se déroule à bord d’un sous-marin pendant la guerre froide puis évidemment Démineurs en 2009 qui suit une équipe de déminage à Bagdad lors de la guerre en Irak). Ce film change donc la donne en montrant l’évolution de cette femme au cœur d’un milieu et dans des situations qui ne sont pas fréquemment abordées. « C’est moi le salopard qui ai trouvé cette maison ! » déclara-t-elle avec force à ses supérieurs qui l’avaient reléguée au fond de la salle. 


Totalement engagée dans sa mission, Maya va mener une chasse, avec l’aide de son équipe, dont la base sera avant tout le renseignement et l’exploitation des données qu’ils ont. Et ces données, elles sont humaines. Les scènes de tortures occupent  la première partie du film et sont nécessaires pour ne pas occulter un processus, un système et un quotidien forcément troublé (le collègue de Maya préfère d’ailleurs renoncer pour sa propre santé mentale). Si Godard, dans le contexte de la Guerre d’Algérie, la dénonçait dans son Petit Soldat (1960) lors de séquences difficiles et marquantes ; Kathryn Bigelow est d’avantage dans une monstration brute des faits. C’est une partie d’un tout plus vaste. Elle n’ignore pas pour autant les sentiments de ses personnages. Ainsi, même si elle n’en dit pas mot, Maya est choquée par ce qu’elle voit avant de mener à son tour un interrogatoire où elle aura, finalement, recourt aux mêmes techniques. Scène intéressante où on la voit devant le lavabo retirer la perruque brune qu’elle portait alors et se laisser aller à suffoquer. L’agent et le bourreau, deux facettes, deux visages devenus complémentaires qui rongent et détruisent. Plus le temps avance, plus Maya sera seule. 


Ces échanges finissent cependant par donner des choses concrètes et c’est à une traque palpitante que va assister le spectateur avec le tour de force de captiver l’attention sans emphase, à travers les recherches de l’équipe. Très documenté comme ses précédents films, Zero Dark Thirty est ainsi une véritable immersion, chose que sait très bien faire la réalisatrice, Démineurs en tête et Point Break (1991) dans une autre mesure puisqu’il s’agissait là d’infiltrer un groupe de surfeurs braqueurs. Mais l’intention est la même : être au plus près, comprendre le fonctionnement d’un groupe et dépeindre les personnalités qui le composent. Car une autre gageure du film est d’avoir suivi une traque qui dure en réalité dix ans et la seule qui demeure c’est Maya, portant à bout de bras son fil d’Ariane, ce messager de Ben Laden dont elle a fini par obtenir le nom à force de recoupements. Un nom, tout, rien. Car encore faut-il le retrouver. Le film montre bien les dissensions internes, les conflits hiérarchiques, les budgets pour lesquels il faut se battre. La localisation du messager est presque artisanale (déambulations hasardeuses dans les rues d’Abbottabad). En parallèle de l’évolution ou de la stagnation de la piste, c’est donc aussi l’évolution de Maya qui s’écrit, elle qui arrive en dernier sera la dernière à partir.


Outre la question de la torture, l’assaut final avait aussi sa propre problématique et la réalisatrice s’en sort haut la main en proposant une séquence forte sans être démesurément spectaculaire, une mise en scène chirurgicale, comme les tirs, qui là encore nous embarque littéralement avec le commando. En effet, de nombreux plans en caméra subjective nous font partager la vision de nuit du casque des assaillants. L’absence totale de musique est très bien vue car l’expédition en elle-même est suffisamment dramatique et cela accentue l’effet de réel que procure cette ultime immersion. De la même façon, comment montrer Ben Laden se faire abattre ? Sans ostentation, de façon parcellaire et diffuse mais suffisante, la réalisatrice fait le bon choix et s’attarde au contraire sur les visages de ceux qui vivent le moment. Tout d’abord, le soldat anonyme qui appuie sur la gâchette et qui ne réalise pas la valeur de sa cible, il a fait le job. Point. Comme le confirme d’ailleurs son témoignage récent.


Mais le visage qui va le plus nous marquer, qui clôture le film, c’est bien sûr celui de Maya, celle qui aura cru à sa piste dès le début, qui l’aura soutenue, avec acharnement, alors que les années passaient sans résultats, fil ténu entaché de bien des tragédies. Alors, ce visage qui enfin se relâche le temps d’un instant, cède bien vite la place à un regard hagard. « On va où ? » lui demande le pilote de l’avion de retour qu’on a spécialement affrété pour elle. Terrible silence. Un plan. Une charge émotionnelle profonde. C’est une femme perdue qu’on abandonne, celle qui aura été notre fil du film et qui a perdu celui de sa propre existence. Zero Dark Thirty est avant tout un portrait de femme.


19/02/12
 

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