jeudi 22 août 2013

► LES SALAUDS (2013)

Réalisé par Claire Denis ; écrit par Claire Denis et Jean-Pol Fargeau


... Avoir sa peau

Claire Denis est une cinéaste qui met en scène, de façon sensible et intime, des personnages touchés par la passion, quel que soit l’adjectif qu’on lui accole. Son dernier film, Les salauds, est dans cette lignée, il nous bouscule vers des passions vives, violentes, destructrices de personnages esseulés en souffrance. C’est le retour d’un commandant de supertanker, Marco (Vincent Lindon, qui retrouve la réalisatrice de Vendredi soir, 2002), chez sa sœur dont le mari vient de se suicider qui va nous faire découvrir, en même temps que lui, les ombres de vies ignorées, asservies, meurtries jusqu’à l’infâme et le sordide. C’est dur et désespéré, mais prenant et poignant. 


Quand Marco quitte son navire et le port, un simple plan vers ce délaissement nous fait sentir qu’il n’y aura pas de retour vers cette vie, définitivement d’avant. Lui qui dominait l’horizon, émergé loin de sa famille va se retrouver immerger dans la vie des siens, pour le pire. La situation est critique : un suicide, celui de son meilleur ami devenu son beau-frère, l’entreprise familiale est ruinée et sa nièce est au plus mal suite à la fréquentation d’un milieu interlope. Un seul dénominateur commun : un homme d’affaires dont Marco va se rapprocher à travers sa femme, la taciturne Raphaëlle (Chiara Mastroianni). Lui aussi parle peu. Les gestes, les attitudes, les regards suffisent à nouer une relation, tout aussi malsaine qu’intense. Car à la brutalité du premier rapport charnel, froid, animal, succédera une certaine tendresse quand bien même cette folle relation est condamnée au noir clandestin (scène de l’escalier).


Le propos est sombre comme l’esthétique du film qui privilégie la nuit, la pluie (scène inaugural), la pénombre des appartements. Le titre en forme d’invective donne d’ailleurs le ton et le pluriel est loin d’être limitatif. Soulignons que ce qui est devenu une insulte se réfère à l’origine à la saleté et telle est bien la caractéristique du milieu et des pratiques que découvre, jusqu’à l’écœurement, Marco (scène de la grange et ses accessoires). Sa rage ne trouvant alors son exutoire que le défoulement physique (bagarre avec le tenancier). Pessimiste, le film distille en filigrane le péril qui menace une jeunesse encore épargnée des souillures des adultes. Ainsi le fils de Raphaëlle et du vieil homme d’affaires est l’image d’une innocence fragile au regard de la main mise exercé par son père. Il est cet objet dont le seul but est d’en faire un héritier : « Il est ma dernière semence » déclare-t-il. La scène où il lui apprend à tenir la barre du voilier est éloquente. Ce pouvoir dominateur fait écho à ce que Marco découvrira sur sa propre famille. 


Cru, le film ne l’est pourtant jamais avec excès même s’il est rude psychologiquement. Le crescendo dramatique s’apparente à une descente dans une cave humide et sans lumière où chaque pas nous éloigne de l’échappatoire. Une séquence récurrente et morcelée (la déambulation du corps nu de la nièce dans la nuit) renvoie au chemin de croix vécu par Marco à chaque pan de vie qu’il exhume. Cette monstration du corps, c’est aussi la chair à l’épreuve de la vie (motif souvent travaillé chez la cinéaste comme dans Beau travail, 1999 où l’extrême Trouble Every Day, 2001). La peau est ainsi caressée (entre Marco et Raphaëlle), blessée (la main de Marco), souillée (la nièce) au rythme du chaos de personnages déviés et déviants. Claire Denis frappe fort et laisse le spectateur avec ses commotions, sonné par la tension du spectacle des passions. 

Romain Faisant, 7/08/13

Sélectionné et publié par Le Plus du Nouvelobs.com

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