Écrit et réalisé par Hirokazu Kore-eda
... La greffe des sentiments
Hirokazu Kore-eda est un
explorateur. Un explorateur des relations humaines et la cellule familiale est
son champ d’investigation de prédilection, n’est-elle pas en effet, à bien des
égards, le reflet d’une société ? (son film précédent I wish (2011) traitait de deux jeunes frères séparés faisant tout
pour se rejoindre, Still Walking
(2008) était la peinture d’une réunion familiale).Ce microcosme permet au
réalisateur japonais de mettre sous tension les émotions des uns et des autres
pour provoquer, bien souvent, des prises de conscience. Son dernier film, qui a
obtenu le Prix du Jury à Cannes cette année, est en quelque sorte une version asiatique
de La vie est un long fleuve tranquille
(Étienne Chatiliez, 1988). La comédie satirique laisse néanmoins ici la place à
une tonalité résolument plus dramatique qui développe une belle sensibilité
dans une chronique sociale poignante admirablement mise en scène. La trame est
donc celle de l’échange de nouveaux nés, constaté six ans plus tard, de la
rencontre des deux familles au style de vie opposé et de la décision à prendre,
lourde de conséquences, pour les enfants comme pour les parents…Car le film
joue sur plusieurs tableaux et l’étude de la figure du père, centrale, est
d’une finesse touchante.
Ryota (Masaharu Fukuyama) est un
père de famille travailleur et exigeant : il a construit sa vie comme
l’architecte qu’il est. Tout doit se tenir selon ses plans, c’est lui qui
travaille pendant que son épouse Midori (Machiko Ono) s’occupe du petit, il n’y
a pas de place pour l’imprévu et si son fils fait du piano, c’est que lui l’a
voulu. Il a des ambitions certaines pour ce dernier, Keita (Keita Ninomiya), et
l’ouverture du film pose d’emblée plusieurs éléments importants quant au statut
des personnages. Les parents et l’enfant passent un entretien devant le jury
d’une école privée : la rigueur de la situation est à la fois amusante
(les parents figés sur leur chaise avec les mains sur les genoux comme des
élèves sérieux) tout autant qu’elle anticipe la thématique du film. En effet,
on interroge l’enfant sur ces goûts et ses relations avec ses parents.
Eux-mêmes sont comme redevenus des enfants à qui des adultes font passer une
épreuve pour intégrer une école
sélective. Et la question du rapport de l’adulte à l’enfant (plus que l’inverse)
ainsi que l’intégration d’une
nouvelle donne familiale (un enfant qui est le sien mais qu’on ne connaît pas)
seront les points d’ancrage de l’histoire. La séquence qui suit immédiatement
(Keita jouant gaiement) pose quant à elle la question du jeu enfantin et son
opposition à l’aspiration du père qui projette l’avenir de son fils sans
partager avec lui (ou alors de façon chronométrée) le moment présent.
A la figure prédominante et
rigide de Ryota répond la décontraction de Yudai (Lily Franky), le père de
l’autre famille. Même si tout semble d’abord les opposer (riche/modeste, tenue
/ laisser aller, droiture / vénalité, langage soutenu / familier), il va moins
s’agir de maintenir le contraste que de le nuancer en faisant comprendre à
Ryota qu’il existe d’autre voies familiales, d’autres modèles. La notion de
trajectoire est d’ailleurs reprise au sens propre au travers divers plans
d’escaliers, d’ascenseurs, de routes (aller et retour), de rails, autant de
motifs accompagnant la circulation du nœud familiale. La ligne droite de
l’architecte Ryota qui pensait sa famille comme une maquette idéale (scène du
bureau où il fait rajouter des figurines de couples avec des chiens pour faire
plus « chez soi ») s’est brisée. L’appartement de standing est grand
mais froid, la petite maison-commerce de Yudai est décrépie mais chaleureuse.
Le traditionnel Ryota souhaite une bonne nuit à son fils à une distance
respectueuse, là où le contact tactile est primordial dans l’autre famille, on
y fait les choses ensemble.
Influencé par son propre conflit
avec son père, Ryota est obnubilé par la filiation sanguine et la crainte de
voir, avec le temps (toujours cette idée de la projection), celui qu’il pensait
être son fils ressembler à Yudai dont il méprise ce qu’il considère être une
vie sans ambition. Ce dernier, sous ces allures lunaires et négligées, tiendra
pourtant à Ryota un discours simple mais révélateur (scène de la rivière) sur
les rapports avec son fils. Car dans cette procédure d’échange progressif,
Keita s’adapte bien mieux que Ryussei (l’autre garçon) et ce dernier, chez ces
nouveaux parents, met même son père biologique face à ses propres incertitudes
(en ne cessant de demander « nande »
(pourquoi ?) en réponse aux exigences de comportement de Ryota qui y
voyait dans un premier temps l'opportunité d’inculquer de nouveau son rigorisme
à ce fils inattendu, la scène des baguettes est éloquente). Midori le vit comme
un deuil (elle remplace les photos) et se sent coupable de n’avoir rien deviné
en tant que mère. Ce sont ainsi les parents, et en particulier Ryota, qui vont
vraiment vivre l’expérience du déracinement, avec leurs réactions d’adultes,
forcément différentes de celles des enfants. Et ce sera au père de comprendre
un statut qu’il n’a jamais vraiment endossé, une prise de responsabilités en
plusieurs temps qui donnera lieu à des séquences marquantes et émouvantes pour
que les sens de la conscience se frayent un même chemin.
29/12/13
Sélectionnée et publiée par Le Plus du Nouvelobs.com
Lunaire.
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