mercredi 10 décembre 2014

► WHITE GOD (Prix Un certain regard Cannes 2014)

Réalisé par Kornel Mundruczó ; écrit par Kornel Mundruczó, Viktória Petrányi et Kata Wéber 

 ... La bête humaine

Alors que l’Assemblée nationale a récemment adopté une disposition faisant passer dans le code civil les animaux de « biens meubles » à celui d’«être vivants doués de sensibilité », White God du hongrois Kornél Mundruczó est comme l’incarnation hyperbolique de ce changement de statut. Le réalisateur est un habitué du festival de Cannes depuis son troisième film, Johanna, présenté dans la sélection d’ Un certain regard en 2005, section qu’il a retrouvé cette année pour y être distingué, après avoir été en compétition officielle pour Delta (2008) et Tender Son : The Frankenstein Project (2010). Ce prix met ainsi en avant un film formidable, âpre et percutant, doué d’un fil conducteur canin tant attendrissant qu’effrayant. En effet, s’il s’agit de l’histoire d’une jeune fille, Lili, et de son chien, Hagen, dans la ville de Budapest, nous sommes bien loin d’une aventure à la Lassie ou autre Rintintin. Sombre et violent, le film est un conte noir sur le traitement des chiens par des humains intransigeants et vénaux jusqu’au jour où la situation bascule avec une ampleur sidérante. Impressionnant et tonitruant, White God est un drame acéré et réflexif avec de vrais partis pris visuels et narratifs qui maintiennent constamment le spectateur dans une sorte de cauchemar grandissant. Celui d’un monde où la rébellion (habilement doublée par celle de Lili envers son père) est animale et vengeresse, dans les rues d’une ville retranchée, l’humain est-il encore capable d’une prise de conscience ?


Le silence règne dans les rues désertes de la grande ville, une jeune fille pédale sans croiser personne, seule au monde ? Surgit alors derrière elle une horde de chiens, les gueules grandes ouvertes, accompagnée d’une musique puissante. Cette renversante séquence pré-générique contient le caractère anxiogène d’une histoire où traqueurs et traqués vont permuter leur place. L’originalité du film réside également dans la mise en parallèle de deux destins initialement liés : celui de Lili (Zsófia Psotta), enfant d’un couple divorcé, contrainte d‘habiter chez son père de façon provisoire ; et de son chien, Hagen, que le père (Sándor Zsótér) voit d’un mauvais œil. A cette séparation mère / fille répondra celle de l’animal et de sa maîtresse. Tout comme la révolte de Lili envers son père trouvera son équivalent dans le comportement rebelle de Hagen envers sa nouvelle condition. Tous deux à leur niveau éprouvent l’étouffement de la captivité et ont soif de liberté. Lili désobéit plusieurs fois à son père et marque ainsi son émancipation : elle est prête à renoncer à sa place dans l’orchestre dans lequel elle joue de la trompette pour rester avec Hagen. Ce dernier est un bâtard, ce qui lui attire les foudres d’une société où seules les races pures sont appréciées. Les deux partagent ainsi ce sentiment d’être ostracisés : rejet de Hagen (père, voisine, le professeur de musique) et incompréhension entre Lili et son père. La caméra, toujours trépidante, contient dans ses mouvements le sursaut qui est à l’œuvre : un enfoncement progressif vers l’effroi. 


Car Lili est obligé d’abandonner son compagnon canin, à sa douceur et sa compréhension (tel Le joueur de flûte, Jacques Demy, 1972, elle sait apaiser Hagen grâce à sa trompette : scène où son père enferme l’animal dans la salle de bain) vont succéder la rudesse et l’horreur des trafiquants de chiens. On s’en souvient, Croc-Blanc (comme dans la version de Randal Kleiser en 1991 avec Ethan Hawke), était également passé par l’épreuve des combats avec ses congénères. Hagen est pris en charge de la même façon par un adapte des arènes canines qui veut en faire une machine à tuer. Kornél Mundruczó insuffle avec talent un réalisme pétrifiant à ces séquences de conditionnement qui doivent amener Hagen à devenir un tueur de sang-froid tel que pouvait l’être, malgré- lui, le berger blanc suisse du mémorable Dressé pour tuer (Samuel Fuller, 1982). La scène du combat, éprouvante, marquera un tournant dans le rapport de Hagen aux humains. Sachant filmer à hauteur de chien, le réalisateur nous installe dans l’horizon du regard de celui qui subit. Fidèle à son principe d’immersion duelle, en réponse aux scènes de dressage, il installe en miroir la séquence de la boîte de nuit où Lili sombre dans une attitude qui n’est pas la sienne. Les lumières stroboscopiques agressent l’œil tout comme Hagen est en train de subir son traitement de choc. Séparés physiquement, ils expérimentent chacun une autre facette d’eux-mêmes jusqu’au point de non-retour.


« Ils ne se comportent pas comme des chiens mais comme une bande organisée », le témoignage du journaliste résume bien la panique qui s’empare de la ville lors de son invasion par les canidés. Cette intelligente association rappelle le méconnu et pourtant hautement digne d’intérêt Phase IV (du génial Saul Bass, 1974) qui faisait des fourmis le vecteur d’une domination en marche. Et si l’insolite The Doberman Gang (Byron Chudnow ,1972) nous avait déjà montré des chiens braqueurs de banques, jamais un assaut canin n’avait été montré de cette façon, avec une intensité dramatique crue et méthodique. White God résonne évidemment en creux comme une référence au modèle du genre, Les Oiseaux (Hitchcock, 1963), tout en conservant sa spécificité, à l’attaque injustifiée de l’un succède l’horreur réaliste de comportements humains. La mise en scène de la horde (permise grâce à un dressage remarquable) est admirable, tantôt menace déferlant sur l’entièreté de l’écran, dont les ralentis magnifient le côté colossale ; tantôt troupe à l’affût qui se concerte en aboyant. Kornél Mundruczó choisit l’empathie envers l’animal qu’il dote des travers du comportement humain (la vengeance) pour mieux en dénoncer les excès. « Tout ce qui est terrible a besoin de notre amour » : mise en exergue, cette citation de l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke plane ainsi sur le film qui, telle une parabole, arrive à provoquer de profonds remous intérieurs dont le splendide dernier plan est l’étendard. 

Publié par Le Plus du NouvelObs.com


07/12/14

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