jeudi 18 décembre 2014

► TIMBUKCTU (Prix oecuménique Cannes 2014)

Réalisé par Abderrahmane Sissako ; écrit par Abderrahmane Sissako et Kessen Tall


... La loi des hommes

Il aura fallu huit ans au cinéaste Abderrahmane Sissako pour présenter un nouveau film après Bamako, projeté hors compétition à Cannes en 2006. Timbuktu (nom de la ville de Tombouctou, au centre du Mali, en langue touareg) a été présenté cette année en compétition officielle à Cannes, il a obtenu le Prix du jury œcuménique.  Le réalisateur, à travers ses courts ou longs métrages, a souvent situé ses histoires sur le continent africain, en particulier en Mauritanie, son pays natal. Il s’inspire ici directement des événements survenus au Mali en 2012, envahi par des djihadistes. De cette invasion à huis clos, on se souvient des images des mausolées détruits par ces islamistes radicaux mais qu’en a-t-il été de la population ? C’est précisément ce qui intéresse Sissako : derrière les dunes, sous la tente ou dans une maison, à bord d’une barque ou d’une moto, il y a des hommes, des femmes et des enfants dont l’existence se voit soudainement perturbée par l’instauration d’un nouvel ordre. D’une beauté et d’une finesse remarquable, Timbuktu est ainsi la vision d’un conflit à travers les gestes du quotidien et les échanges verbaux. Le fil conducteur du film repose une famille Touareg (Kidane, le père, Satina, son épouse et leur jeune fille) vivant dans le désert aux alentours de Tombouctou et qui va être confrontée, de façon dramatique, à la loi instaurée par les radicaux. Empreint d’une langueur poétique, le film de Sissako est une vibrante déclaration à ceux qui résistent pacifiquement à l’oppression avec toute la dignité qui est la leur.


« Où est Dieu dans tout ça ? » : la question de l’Imam local à un des djihadistes résume bien le sentiment commun face à l’investissement de la ville par ces hommes armées prônant de nouvelles mœurs. Et c’est par des exemples concrets issus du quotidien de cette population que le réalisateur, de façon simple mais signifiante, montre l’absurdité des décisions. Comme cette vendeuse de poisson qu’on veut obliger à mettre des gants et qui préfèrent se faire arrêter que de se plier au non-sens. Ces djihadistes semblent d’ailleurs bien désœuvrés, réduis à traquer les sonorités musicales nocturnes de ce qui s’avèrent être des louanges à un Dieu commun. Cette interdiction de la musique nous rappelle celle des Chats persans (Bahman Ghobadi, 2009) où un groupe de rock iranien était condamné à la clandestinité dans son propre pays. Tandis que les quelques notes, bravant l’interdit, entonnées  dans une chambre de Tombouctou font écho à celles, libératrices, de Melé, la chanteuse de bar de Bamako. Car si les oppresseurs se montrent bornés avec la population, ils le sont moins avec eux-mêmes, pas à une contradiction prêt, ils ne respectent pas nécessairement les principes qu’ils imposent. 


Ainsi, un des chefs djihadistes, Abdelkrim (Abel Jafri), fume en cachette et s’intéresse à Satima (alors que lui-même traque les adultères) qui lui tient tête avec une réflexion des plus savoureuses, le renvoyant au simple bon sens. Que dire également de l’éloquente séquence du témoignage enregistré qui tourne au fiasco devant l’impossibilité pour la jeune recrue de mettre de la conviction dans des propos dont il semble lui-même peu convaincu. Ou encore, au détour d’une ruelle, ces trois islamistes qui discutent football bien qu’ils viennent pourtant d’en interdire le jeu. Ce qui donne lieu à l’une des scènes les plus fulgurantes du film : la pantomime d’un match de football devant des djihadistes humiliés par l’expressivité poétique d’une résistance latente.


Le film, tourné dans les superbes paysages du désert mauritanien et au format scope, met en jeu deux espaces topographiques : celui de la ville où les djihadistes, comme des oiseaux de mauvais augures, sont perchés sur les toits ; et celui du désert où vit, sous la tente, la famille touareg. Kidane (Ibrahim Ahmed), Satima (Toulou Kiki) et leur fille vivent paisiblement avec leurs bêtes. Isolés, ils semblent à l’abri de l’influence néfaste des islamistes. Le réalisateur filme cet endroit comme un paradis sableux pour mieux créer le contraste avec la menace djihadiste qui finit par pénétrer ce sanctuaire traditionnel avec sa monture mécanique. En effet, ces fameux pick-up que l’on a souvent vus dans les reportages, sont leur moyen privilégié pour se déplacer. L’irruption d’un de ces véhicules dans l’horizon désertique est synonyme de trouble et de supériorité exhibée : les habitants, eux, sont toujours à pied. Une scène très forte met d’ailleurs face à face l’humain et la machine, la résistance et l’oppression. Bras tendus, l’originale de la ville, une femme haute en couleur, fait barrage de son corps à l’ennemi dans son pick-up. Citation visuelle de la mythique image de l’homme chinois bravant un char sur la place Tian'anmen. Car si l’histoire se passe en Afrique, les actes et leurs résonances sont universelles. 


Il y a d’ailleurs dans le film plusieurs langues parlées (arabe, anglais, berbère, français) et la présence d’interprètes. Les consignes restrictives, proférées par haut-parleur, le sont ainsi en deux langues. La parole est multiple mais elle est répression au lieu d’être communication. Le seul moment où l’un des chefs djihadiste manifestera oralement de l’empathie, il indiquera précisément à l’interprète de ne pas traduire. Timbuktu est un film à l’esthétique certaine, qui sait faire d’une dune un paysage sensuel là où l’oppresseur en fait un tombeau ; sans effets autres que l’observation des conséquences de l’occupation (jusqu’au pire), Sissako réussit, avec un style à la fois doux et pugnace, à porter loin le désolant constat d’une situation que subissent toujours d’autres populations. Une des premières images témoigne admirablement bien de sa vision : des statuettes en bois sculpté servent de cibles aux tirs des djihadistes, la plupart sont renversées sur le sable, mais deux sont encore debout. Abîmées mais dressées face à l’adversité.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

13/12/14

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