vendredi 27 février 2015

► AMERICAN SNIPER (Oscar 2015 du Meilleur Montage sonore)

Réalisé par Clint Eastwood ; écrit par Jason Dean Hall, d'après l’œuvre de Chris Kyle, Scott McEwen et Jim DeFelice


... L'homme derrière le viseur

Clint Eastwood n’a pas fini de sonder sa patrie et il le prouve une nouvelle fois avec un film nommé 6 fois aux Oscars (dont celui de Meilleur film et Meilleur acteur). Son American Sniper clôt ce qui s’apparente à une galerie de portraits de certains visages marquants de l’Amérique. Entamée avec J.Edgar (2011), film biographique sur le patron charismatique du F.B.I durant quatre décennies, son approche s’est poursuivie il y a quelques mois à peine avec Jersey Boys (2014), inspiré d’un célèbre groupe de musique américain des années 60, pour s’achever avec son film consacré à un héros américain, le soldat Chris Kyle. Des histoires spécifiques mais toutes inspirées de vies réelles qui donnent à voir les différentes facettes d’une Amérique où se côtoient rêve et cauchemar. Clint Eastwood retrouve le film de guerre qu’il n’avait plus abordé depuis son diptyque Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima. C’est le conflit irakien qui occupe la scène dans American Sniper : dans un monde post-11 septembre, la traque des lieutenants de Ben Laden fait rage au Moyen-Orient. Dans l’unité spéciale des Navy SEALs, un homme se distingue particulièrement : le tireur d’élite Chris Kyle. Son habileté remarquable au fusil lui permet de protéger ses camarades lors des opérations à haut risque au cœur de villes infiltrés de terroristes. Mais comment gérer une vie de soldat, d’époux et de père de famille ? Surtout lorsque s’engage à distance un duel avec un tireur d’élite ennemi et que le tuer devient une priorité, quitte à y laisser plus que des balles. Avec ce film empoignant, Clint Eastwood traite d’un sujet fort et délicat en nous replongeant dans une guerre dont on n’a pas fini d’évaluer les conséquences. Au travers les missions ardues de Chris en Irak, c’est le complexe équilibre entre ici (son pays) et là-bas (l’endroit où l’on se bat) qui est mis en perspective d’une façon frappante.


Chris (imposant Bradley Cooper) a été initié au tir dès son enfance : « Tu feras un excellent chasseur » lui promettait son père qui avait une théorie bien à lui sur la composition de l’humanité. Il y distingue trois types d’individus : les brebis, qui se font terroriser par les loups, prédateurs dominateurs et les chiens de bergers, ceux qui protègent les plus faibles des assauts des autres. Bagarreur quand il s’agit de défendre son petit frère, Chris est clairement dans la troisième catégorie, Clint Eastwood montre là un caractère déjà bien affirmé qui prendra tout son sens lors de son engagement dans l’armée. Car cette volonté de faire acte de défense se concrétisera à l’échelle de la guerre : il est l’ange gardien de ses camarades. Toujours posté sur les toits, il domine les terrains d’action et anticipe l’affrontement en neutralisant l’ennemi potentiel. Son fusil à lunette est comme le prolongement de son bras, ce qu’annonce très bien le premier plan de l’apparition de Chris où la caméra découvre le personnage latéralement en commençant par la pointe du canon. Utilisant souvent la caméra subjective pour nous immerger dans la vision du tireur, Clint Eastwood pointe littéralement l’enjeu qui est au bout de la détente : tirer, c’est tuer une vie pour en sauver une autre. Il choisit à dessein de le confronter dès le début au pire choix pour marquer son entrée dans la réalité crue et sans état d’âme de la guerre. La scène avec la femme et son enfant confronte le tireur au devoir auquel il s’est engagé et crée le parallèle avec sa propre vie où sa femme est enceinte.


Car le parti pris du film est de faire alterner les Opex (opérations extérieures) de Chris avec ses permissions et donc son retour au pays, ce qui permet d’éprouver la brutalité du passage de l’un à l’autre et pose la question de la gestion de cet état nerveux, forcément éprouvé. Chris ne peut plus être le cow-boy qui faisait des rodéos dans la bonne humeur. « Tes mains ont changé » souligne sa femme Taya (Sienna Miller), litote qui dit la transformation qui affecte un mari dont les horreurs de la mission ne le quittent plus. La réalisation choisit la contamination sonore pour traduire les effets néfastes de situations violentes traumatiques. Ainsi, la vengeance d’un des terroristes, dit le Boucher, à l’encontre d’une famille ayant aidé les soldats américains, va-t-elle hanter Chris à la simple écoute d’un son similaire à celui provenant de la perceuse qui a servi à l’innommable. Une tondeuse à gazon ou une deviseuse deviennent pour lui d’insupportables piqures mémorielles. Cette utilisation optimale du son culmine dans un plan où Chris est devant la télévision alors que s’entendent des bruits de guerre avant qu’un mouvement de caméra révèle le poste éteint. Terrifiant constat. Sa femme vit ainsi par procuration la fureur lointaine et pourtant à portée de téléphone. En effet, outre les permissions, Chris l’appelle parfois en pleine mission. Incongru ? Pas s’il s’agit là d’instaurer un lien qui l’empêche de sombrer dans une traque devenue obsédante. Même s’il repart à chaque fois, malgré l’insistance de Taya, il ne rompt jamais la relation qu’il a avec elle. Elle est l’écho de sa vie d’avant.


Son présent est devenu celui d’un duel rappelant le Stalingrad de Jean-Jacques Annaud. En effet, il  découvre son pendant dans le camp adverse : Mustafa, un tireur d’élite tout aussi expérimenté que lui qui élimine un à un les soldats américains. Chris trouve là un adversaire inédit, lui qui est devenu une référence dans l’armée et un symbole. Il est surnommé la Légende mais sa tête est mise à prix. Ce statut glorieux est à son corps défendant : ce sont les autres qui vantent ses mérites, lui ne pense qu’à protéger ses camarades et décide même de descendre de son poste sur les toits pour participer aux assauts. Une séquence d’anthologie fait culminer cet esprit d’équipe, ce désir d’être avec l’autre jusqu’au bout. A la faveur d’une tempête de sable, une attaque contre Chris et ses camarades prend des allures du siège de Fort Alamo (John Wayne, 1960). Sans musique, rythmée par les rafales de balles et du vent sableux, cette impressionnante et remarquable séquence est à l’image d’un film qui privilégie l’entraide et la camaraderie, même au cœur du chaos. American sniper est avant tout l’histoire de l’homme derrière le viseur qu’une nation, dans une communion patriotique, s’est appropriée pour en faire un héros mais dont le défi le plus dur fut de tenter de redevenir lui-même.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

21/02/15    

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