Écrit et réalisé par Naomi Kawase
... Fleurir à la vie
Repérée dès ses débuts en 1997 au
festival de Cannes où elle obtient la Caméra d’Or pour son premier film Suzaku, la japonaise Naomi Kawase a
poursuivi une belle carrière de réalisatrice en déployant un univers bien à
elle dans lequel l’homme et la nature sont intimement liés. Régulièrement
nommée à ce festival qui l’a fait connaitre, elle se voit attribuer le Grand
Prix du Jury dix ans plus tard pour La
forêt de Mogari. C’est dans la sélection Un certain regard que la cinéaste
nippone a présenté Les délices de Tokyo
l’année dernière. Toujours avec cette
douceur qui caractérise son style, elle invite le spectateur à partager une
culture et un mode de vie qu’elle parvient à rendre sensible à nos yeux
d’occidentaux. Et c’est précisément une pâtisserie typiquement japonaise qui
lui permet d’introduire sa nouvelle histoire : le dorayaki, sorte de
pancake fourré aux haricots rouges confis. Si la France est le pays de la
gastronomie, le Japon est certainement celui qui fait le plus référence à la
nourriture dans son cinéma, lui consacrant même parfois un film entier, comme
le fameux Tampopo (Juzo Itami, 1985)
et sa soupe aux nouilles qui est une référence dans le genre. Naomi Kawase a
toujours parsemé ses œuvres d’éléments culinaires, en particulier dans leurs
liens avec la terre nourricière. Les
délices de Tokyo fait ainsi de la dégustation le ressort premier du
film : Sentaro tient une petite boutique de dorayakis, activité qu’il mène
sans passion pour rembourser une dette. Sa rencontre avec une vénérable vielle
dame de 76 ans, Tokue, va bouleverser son quotidien. Celle-ci lui fait une proposition insolite
: elle rêve d’exercer ce genre de métier et souhaite travailler pour lui. Il
refuse poliment jusqu’à ce qu’il goûte les haricots confis mitonnés par la
drôle de cliente… Il n’est évidemment pas uniquement question de cuisine dans
ce film à la tendre mélancolie qui ouvre des perspectives sur les relations
humaines et fait de la rencontre avec l’autre le point d’émergence d’un regard
affiné sur soi et le monde. Plus qu’un film charmant et gustatif, une
savoureuse leçon de vie.
« Il faut les cuisiner avec le cœur » : Tokue (Kirin Kiki)
révolutionne la façon qu’à Sentaro (Masatoshi Nagase) de préparer les haricots,
elle impose le fait maison là où il n’y avait que de la conserve. Au monde
moderne et à sa rapidité, l’ancienne instaure son rythme, celui où le temps est
un avantage et non une contrainte. A la jeunesse effervescente (représentée par
les collégiennes pipelettes et clientes régulières) répond la sagesse de celle
qui incarne, paradoxalement, une vision nouvelle pour Sentaro. Lui, le patron,
comme elle l’appelle, devient l’apprenti, s’interrogeant et s’émerveillant
devant les étapes de cuisson de la précieuse garniture. Il faut dire que la
vielle dame s’adresse aux haricots comme à une personne et les traite avec la
même délicatesse, voir cet amusant dialogue autour de la nécessité de les
laisser faire connaissance avec le sucre ! Mettre de son temps dans une
recette, c’est y laisser de soi-même et ce vécu, et aux uns et aux autres,
va trouver son ébullition en parallèle
de la fabrication des dorayakis. Dans Tampopo,
l’héroïne se transformait en fabuleuse préparatrice de nouilles grâce aux
conseils avisés d’une équipe formidable, l’idée de la transmission d’un
savoir-faire est reprise ici mais dépasse le cadre culinaire, il y a un échange
entre plusieurs générations. C’est déjà ce qui était à l’œuvre dans La forêt de Mogari, Naomi Kawase y
faisait cheminer ensemble, lors d’une échappée dans la nature, une jeune femme
et un vieil homme endeuillé. Les deux s’apprivoisaient, entre autres, autour
d’une dégustation de pastèque, comme Tokue et Sentaro se mettent à scruter
ensemble les haricots. La nourriture est vue comme un vecteur de communication
pouvant conduire à l’introspection. La gentille et travailleuse dame âgée
entraine dans son sillage de bonté, en plus du solitaire pâtissier, l’introvertie
Wakana (Kyara Uchida), collégienne habituée de la boutique mais bien différente
de ses bruyantes camarades. Ces deux personnages trainent un mal être que la
bonne fée cuisinière va remuer, elle-même étant atteinte d’un mal qui a changé
sa vie.
Le cinéma de la réalisatrice
japonaise est celui d’un éveil, aux sens, aux autres, à soi-même, qui
s’effectue en adéquation avec une nature toujours présente, que ce soit à
travers la flore (champs, forêts, plantes…) ou ses manifestations (le vent ou
la pluie qui donne lieu à une séquence forte dans Shara, film que la cinéaste réalise en 2003). Les délices de Tokyo met à l’honneur l’un des emblèmes du Japon, à
savoir les cerisiers en fleur. Sublimés par la réalisatrice, ils surplombent la
boutique de Sentaro qui ne semble pourtant pas y faire attention, leurs pétales
sont mêmes vus comme des parasites qui tombent parfois dans la pâte. Par
contraste, le regard de l’attachante Tokue, se tourne avec intérêt vers cet
élément végétal qui marque les saisons au cœur de l’urbain. « Toute chose qui existe dans ce monde a son
langage propre » enseigne-t-elle à Wakana et Sentaro : cette
ouverture d’esprit appelle celle des sens et donc de l’existence. La réflexion
abordée dans La forêt de Mogari
trouve ici son prolongement : qu’est-ce qu’être vivant se demandait le
vieil homme ? Un sage lui proposait deux réponses : être vivant,
c’est manger ; et vivre, c’est des sensations. Tokue, à travers sa
douloureuse histoire, s’est forgée une façon d’être qui l’a conduite à oser
prendre ce chemin pâtissier et par ricochet à révéler le goût d’une nourriture
du corps comme de l’âme. Dans ce film attendrissant à l’entrain communicatif, ces
protagonistes isolés trouvent chacun en l’autre l’ingrédient qui leur manquait
pour s’accomplir et fleurir à la vie.
27/01/16
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