Réalisé par Danny Boyle ; écrit par Aaron Sorkin, d'après le livre de Walter Isaacson
... Les heurts du créateur
Alors qu’Apple vient de céder sa
place en tant que première capitalisation boursière mondiale à cet autre géant
informatique qu’est Google, le réalisateur britannique Danny Boyle revient sur
le destin de l’homme qui a lancé ce qui deviendra la célébrissime « marque
à la pomme ». Steve Jobs est le
second biopic du cinéaste après 127
heures (2010) consacré à l’histoire vraie d’Aron Ralston, anonyme passé à
la postérité suite à son dramatique accident et qui, coïncidence, avait
travaillé chez Intel qui équipera, entre autres, certains produits Apple. Qu’on
se serve ou non des machines initiées par l’américain, tout le monde connait le
logo d’une marque devenue au fil du temps un repère évocateur. Bel exemple d’un
symbole ayant supplanté son instigateur. Car que sait-on vraiment de l’homme
derrière ses créations ? Le cosmopolite cinéaste choisit une figure
complexe qui a suscité autant la contestation que l’adhésion, à l’origine de révolutions technologiques
comme d’un marketing offensif et addictif. Steve Jobs, disparu en 2011 et dont
la biographie autorisée sert de base au film, aura bouleversé l’industrie
informatique et bien au-delà puisque ce sont des modes vies qu’il aura contribué
à faire évoluer. Mais que fut sa vie à lui, le penseur insatiable et convaincu,
pendant une ascension parfois en dent de scie ? Y avait-il encore une
place pour des rapports humains autre que ceux liés à des questions
techniques ? Danny Boyle organise son film comme une série de matchs de
boxe verbaux : la trajectoire du visionnaire américain se construit dans
le conflit perpétuel avec autrui. Que ce soit sa dévouée assistante, son
associé, ses camardes concepteurs ou son ex-compagne et sa fille : tous
vont subir les foudres d’un démiurge génial mais irascible qui refuse la
contradiction. La période choisie commence en 1984 pour s’achever en
1998 : deux dates fondamentales dans l’univers Apple qui correspondent au
lancement du Macintosh puis de l’iMac. Entre ces événements publics, beaucoup
d’évènements privés, toujours en lien avec la volonté de conquête d’un Steve
Jobs qui voulait concevoir un ordinateur unique, fonctionnant en circuit fermé
et dépendant exclusivement d’Apple. A l’image de lui-même ? Avec acuité et
vivacité, Danny Boyle filme un inventeur à la vie imbriquée dans celle de sa
machine qui devra apprendre que le langage informatique ne doit pas être
l’unique optique.
Le cinéaste aime les destins hors
du commun, les aventures fortes qui propulsent un protagoniste dans un
tourbillon d’action et d’émotion : des drogués de Trainspotting (1996) à l’improbable gagnant de Slumdog millionnaire (2008) en passant par les survivants de 28 jours plus tard (2002), ses films, de
genres très différents, font la part belle aux personnages. Avec Steve Jobs, le
cinéaste tient, pour reprendre le titre d’un de ses films, une vie moins ordinaire (1997), qui va déterminer sa mise en scène.
En effet, dès le début, il donne le ton et caractérise son personnage dans un
vis-à-vis avec le Macintosh : le créateur face à sa créature qui est déjà
une source de conflit. On se souvient du biopic sur Mark Zuckerberg, The social Network (2010), où le jeune
entrepreneur était confronté à son narcissisme via son écran d’ordinateur.
C’est la même interdépendance qui s’instaure ici et plonge Steve Jobs dans une
colère virulente : tout doit être tel qu’il l’a conçu lors de cette
présentation publique et il ne tolérera aucun accroc. La réalisation, dans son
utilisation des champs-contrechamps, ses décadrages ou encore sa gestion des
entrées et sorties des personnages des loges, donne corps aux affrontements
successifs qui rythment l’ensemble du film. L’ordinateur étant toujours le
point de convergence ou de divergence, lui qui occupe tant les pensées de son
concepteur, comme l’affirme visuellement un bref mouvement de caméra lorsqu’il
est allongé sur le canapé et que le Macintosh se substitue à sa tête. Deux duels
verbaux sont particulièrement marquants : celui qui l’oppose à Sculley,
l’homme qu’il a recruté et qui le licenciera d’Apple et sa lutte avec Wozniak,
co-fondateur de la firme à la pomme, à qui il refuse la moindre reconnaissance
quant à son apport au Macintosh. Steve Jobs est sur la scène, l’ancien camarade
dans la salle, renvoyé du côté des simples spectateurs. Toute l’intransigeance
de l’homme s’exprime dans cette distance idéologique et émotionnelle.
Car c’est bien là que réside le
fil rouge du film : Steve Jobs peut-il faire faire preuve
d’empathie ? En particulier en ce qui concerne son ancienne compagne et sa
fille. Quand elle lui parle paternité, il répond algorithme avec une froideur
statistique. L’amoureux technologique refuse d’assumer son rôle de père. Le
film joue sur ce parallèle entre le géniteur assumé du Macintosh et le père
refoulé de la petite Lisa, l’ordinateur comme l’enfant ayant ainsi une
trajectoire liée (tel le dessin qu’elle effectue avec la version primitive de
Paint). La mère comme la fille sont là lors des moments clés de la vie de Steve
Jobs, dans les coulisses des présentations, conçues comme des shows. La tension est prégnante dans ces scènes
intimes et conflictuelles qui contrastent avec les images d’un public
conquis : c’est l’envers du décor d’une attitude qui promeut la perfection
(avec toujours la précision d’un décompte horaire) et le chaos personnel qui
règne derrière le rideau. Son assistante Joanna est le premier témoin de ces
altercations répétées. Kate Winslet est excellente dans ce rôle de femme de
caractère, fidèle dans l’adversité et pendant humain à la machine qu’est Steve
Jobs. Michael Fassbender compose quant à lui un étonnant et virulent
contradicteur qu’il aura en charge de faire évoluer dans le temps, la dernière
partie du film lui permettant d’accentuer des sentiments enfouis. Au final, peu
de plans d’ordinateurs, pas de jargon excessif mais un itinéraire : celui d’un
homme qui avait tout compris aux ordinateurs et au marketing, anticipant les
désirs des utilisateurs mais incapable de gérer ceux de ses proches. Portrait
qui ne ménage pas son modèle, le film de Danny Boyle sur les heurts du créateur,
porté par deux solides interprètes, décèle avec conviction l’émergence de
l’homme de chair derrière la carrure électronique.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
03/02/16
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