lundi 31 octobre 2016

► MOI, DANIEL BLAKE (Palme d'or, Cannes 2016)

Réalisé par Ken Loach ; écrit par Paul Laverty


... Le déclin de l'empire humain


Cela fait cinquante ans que le cinéaste britannique Ken Loach se sert de sa caméra pour radiographier la société anglaise du côté des classes populaires et pauvres. Ses films sont des témoignages forts sur la vie d’une population souvent laissée pour compte, condamnée à la débrouille. C’est toute l’histoire politique et sociétale d’un pays qui défile dans le viseur d’un réalisateur engagé et passionné. Régulièrement nommé à Cannes, il entre avec Moi, Daniel Blake dans le cercle restreint et remarquable des doubles palmés. Récompensé par une seconde palme d’or cette année (après celle obtenue pour Le vent se lève en 2006, consacré à la révolution irlandaise), le cinéaste de 80 ans fait toujours preuve d’une vitalité admirative et son dernier film en est un exemple frappant. Moi, Daniel Blake résonne comme l’affirmation existentielle et revendicatrice d’un homme qui perd sa place sur le marché de l’emploi et que le système essaye de broyer mais ce simple citoyen a décidé de se battre pour qu’on respecte ses droits. Telle est l’histoire émouvante de Daniel, homme d’un certain âge, rescapé d’une crise cardiaque et déclaré inapte au travail par ses médecins…mais pas par l’agence pour l’emploi. Recalé à un questionnaire absurde, on lui refuse sa pension d’invalidité. Commence alors un combat éprouvant, parfois drôle, souvent pathétique, pour continuer à vivre sans céder à l’abattement. Personnage généreux, il prend également sous son aile Katie, une jeune mère de famille en difficulté. Ensemble, ils vont tenter d’avancer tant bien que mal dans une société qui ne fait pas de l’humain sa priorité… On est toujours saisi par cette capacité qu’à Ken Loach à nous intéresser à des sujets difficiles du quotidien, à captiver les spectateurs par les aventures ordinaires de gens en déshérence. Le parcours de Daniel nous laisse aussi admiratif que pensif et le film nous étreint comme un électrochoc, véritable appel à la conscience collective.

L’entretien de Daniel (Dave Johns) avec une conseillère chargée d’évaluer son degré d’invalidité se déroule pendant le générique d’ouverture, sur fond noir et en voix off. Une façon formelle pour Ken Loach d’introduire ce mur administratif auquel va se heurter le protagoniste : l’image est superflue comme l’est la personne même de Daniel pour son interlocutrice, sommé de ne répondre que par « oui » ou « non » à des questions factuelles qui nient l’individualité. Cette opacité inaugurale est la première étape d’un engrenage dans lequel Daniel est malgré lui entraîné : ce menuisier veuf et travailleur n’est pas un profiteur, il ne demande qu’à exercer sa profession mais sa santé le lui interdit. Le film nous immerge dans la réalité kafkaïenne des dédales bureaucratiques qu’un documentaire comme Pôle emploi, ne quittez pas ! avait déjà pointée chez nous. Deux visions se heurtent : d’un côté des agents qui se doivent d’appliquer des règles qu’ils n’ont pas édictées et qui ont eux-mêmes des comptes à rendre à leur hiérarchie. De l’autre, des usagers embourbés dans leurs problèmes qui ne comprennent pas la rigueur qu’ils subissent et qui souffrent de ne pas être aidés comme ils le voudraient. Le personnage de la conseillère qui fait preuve d’empathie à l’égard de Daniel est éloquent : elle fait ce qu’elle peut dans le cadre qui est le sien et même une démarche minime (le guider sur l’ordinateur) devient source de conflit avec sa supérieure. Le film fait également le constat d’une administration qui ne laisse plus sa place à des personnes considérées comme obsolètes : tel est le cas de Daniel qui se définit comme « sachant tout réparer, sauf les ordinateurs ! ». Là où il faudrait y voir des compétences, les services de l’État n’y voient que lacunes, l’indispensable maîtrise de l’informatique fait de ceux qui ne savent s’en servir des parias. Habile de ses mains, qui lui permettent de fabriquer de jolis mobiles en bois, notre chômeur est désemparé devant un clavier en plastique. La très bien pensée séquence dans la bibliothèque exprime avec une simplicité profonde ce paradoxe en même temps qu’elle suscite l’espoir. La jeunesse vient en aide à Daniel comme lui apporte son soutien à Katie et à ses enfants.

A la froideur des démarches administratives répond la chaleur des échanges intergénérationnels : une même révolte provoque la rencontre entre ces deux personnages acculés. Katie (Hayley Squires) aussi se démène pour se sortir d’une vie bancale. Sa dignité force le respect et la scène de la banque alimentaire où sa force morale lui fait défaut laisse le spectateur avec la gorge serrée. La belle histoire d’amitié entre Katie et Daniel offre au film de salutaires respirations, l’histoire ne sombre jamais dans le pathos, Ken Loach respecte bien trop ses personnages pour cela. Au contraire, et cela est une constante dans ses films, il prône l’entraide et la solidarité entre ceux qui sont des combattants, comme dans Bread and Roses. Faire respecter ses droits et être traité dignement : c’était déjà la demande d’un des protagonistes de Raining stones qui s’écriait « On a peut-être pas de boulot, mais on n’est pas des bêtes ! ». Daniel fait le choix de lutter contre le système, au cours théorique sur le C.V, il préfère aller frapper directement aux portes des employeurs, mettant en œuvre ce contact humain qui fait tant défaut à son agence pour l’emploi. D’autres ont déjà préféré renoncer à un système auquel ils ne croient pas et s’épanouissent dans une économie parallèle : c’est le cas du jeune voisin de Daniel, le sympathique revendeur de baskets. Mais notre chômeur tient à sa droiture et c’est dans les règles qu’il portera sa fronde, si l’on excepte le jouissif incident sur la façade de l’agence, rappelant le coup de sang de Joe sur la voiture de l’inspecteur du travail (My name is Joe). Daniel fait d’un acte protestataire une pulsion de vie et met ironiquement en pratique les conseils du cours sur le C.V : sortir du lot ! Ken Loach livre une leçon d’humanité et de résistance bouleversante, Moi, Daniel Blake résonne comme une déchirante constatation, celle du déclin de l’empire humain.

Publié sur L'Obs.com

26/10/2016                  

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