Réalisé par Ken Loach ; écrit par Paul Laverty
... Le déclin de l'empire humain
Cela fait cinquante ans que le
cinéaste britannique Ken Loach se sert de sa caméra pour radiographier la
société anglaise du côté des classes populaires et pauvres. Ses films sont des
témoignages forts sur la vie d’une population souvent laissée pour compte, condamnée
à la débrouille. C’est toute l’histoire politique et sociétale d’un pays qui
défile dans le viseur d’un réalisateur engagé et passionné. Régulièrement nommé
à Cannes, il entre avec Moi, Daniel Blake
dans le cercle restreint et remarquable des doubles palmés. Récompensé par une
seconde palme d’or cette année (après celle obtenue pour Le vent se lève en 2006, consacré à la révolution irlandaise), le
cinéaste de 80 ans fait toujours preuve d’une vitalité admirative et son
dernier film en est un exemple frappant. Moi,
Daniel Blake résonne comme l’affirmation existentielle et revendicatrice
d’un homme qui perd sa place sur le marché de l’emploi et que le système essaye
de broyer mais ce simple citoyen a décidé de se battre pour qu’on respecte ses
droits. Telle est l’histoire émouvante de Daniel, homme d’un certain âge,
rescapé d’une crise cardiaque et déclaré inapte au travail par ses
médecins…mais pas par l’agence pour l’emploi. Recalé à un questionnaire
absurde, on lui refuse sa pension d’invalidité. Commence alors un combat
éprouvant, parfois drôle, souvent pathétique, pour continuer à vivre sans céder
à l’abattement. Personnage généreux, il prend également sous son aile Katie,
une jeune mère de famille en difficulté. Ensemble, ils vont tenter d’avancer
tant bien que mal dans une société qui ne fait pas de l’humain sa priorité… On
est toujours saisi par cette capacité qu’à Ken Loach à nous intéresser à des
sujets difficiles du quotidien, à captiver les spectateurs par les aventures
ordinaires de gens en déshérence. Le parcours de Daniel nous laisse aussi admiratif
que pensif et le film nous étreint comme un électrochoc, véritable appel à la
conscience collective.
L’entretien de Daniel (Dave
Johns) avec une conseillère chargée d’évaluer son degré d’invalidité se déroule
pendant le générique d’ouverture, sur fond noir et en voix off. Une façon
formelle pour Ken Loach d’introduire ce mur administratif auquel va se heurter
le protagoniste : l’image est superflue comme l’est la personne même de
Daniel pour son interlocutrice, sommé de ne répondre que par « oui »
ou « non » à des questions factuelles qui nient l’individualité.
Cette opacité inaugurale est la première étape d’un engrenage dans lequel
Daniel est malgré lui entraîné : ce menuisier veuf et travailleur n’est
pas un profiteur, il ne demande qu’à exercer sa profession mais sa santé le lui
interdit. Le film nous immerge dans la réalité kafkaïenne des dédales
bureaucratiques qu’un documentaire comme Pôle
emploi, ne quittez pas ! avait déjà pointée chez nous. Deux visions se
heurtent : d’un côté des agents qui se doivent d’appliquer des règles
qu’ils n’ont pas édictées et qui ont eux-mêmes des comptes à rendre à leur
hiérarchie. De l’autre, des usagers embourbés dans leurs problèmes qui ne
comprennent pas la rigueur qu’ils subissent et qui souffrent de ne pas être
aidés comme ils le voudraient. Le personnage de la conseillère qui fait preuve
d’empathie à l’égard de Daniel est éloquent : elle fait ce qu’elle peut
dans le cadre qui est le sien et même une démarche minime (le guider sur
l’ordinateur) devient source de conflit avec sa supérieure. Le film fait
également le constat d’une administration qui ne laisse plus sa place à des
personnes considérées comme obsolètes : tel est le cas de Daniel qui se
définit comme « sachant tout
réparer, sauf les ordinateurs ! ». Là où il faudrait y voir des
compétences, les services de l’État n’y voient que lacunes, l’indispensable
maîtrise de l’informatique fait de ceux qui ne savent s’en servir des parias.
Habile de ses mains, qui lui permettent de fabriquer de jolis mobiles en bois,
notre chômeur est désemparé devant un clavier en plastique. La très bien pensée
séquence dans la bibliothèque exprime avec une simplicité profonde ce paradoxe
en même temps qu’elle suscite l’espoir. La jeunesse vient en aide à Daniel
comme lui apporte son soutien à Katie et à ses enfants.
A la froideur des démarches
administratives répond la chaleur des échanges intergénérationnels : une
même révolte provoque la rencontre entre ces deux personnages acculés. Katie
(Hayley Squires) aussi se démène pour se sortir d’une vie bancale. Sa dignité
force le respect et la scène de la banque alimentaire où sa force morale lui
fait défaut laisse le spectateur avec la gorge serrée. La belle histoire
d’amitié entre Katie et Daniel offre au film de salutaires respirations,
l’histoire ne sombre jamais dans le pathos, Ken Loach respecte bien trop ses
personnages pour cela. Au contraire, et cela est une constante dans ses films,
il prône l’entraide et la solidarité entre ceux qui sont des combattants, comme
dans Bread and Roses. Faire respecter
ses droits et être traité dignement : c’était déjà la demande d’un des
protagonistes de Raining stones qui
s’écriait « On a peut-être pas de
boulot, mais on n’est pas des bêtes ! ». Daniel fait le choix de
lutter contre le système, au cours théorique sur le C.V, il préfère aller frapper
directement aux portes des employeurs, mettant en œuvre ce contact humain qui
fait tant défaut à son agence pour l’emploi. D’autres ont déjà préféré renoncer
à un système auquel ils ne croient pas et s’épanouissent dans une économie
parallèle : c’est le cas du jeune voisin de Daniel, le sympathique
revendeur de baskets. Mais notre chômeur tient à sa droiture et c’est dans les
règles qu’il portera sa fronde, si l’on excepte le jouissif incident sur la façade
de l’agence, rappelant le coup de sang de Joe sur la voiture de l’inspecteur du
travail (My name is Joe). Daniel fait
d’un acte protestataire une pulsion de vie et met ironiquement en pratique les
conseils du cours sur le C.V : sortir du lot ! Ken Loach livre une
leçon d’humanité et de résistance bouleversante, Moi, Daniel Blake résonne comme une déchirante constatation, celle
du déclin de l’empire humain.
Publié sur L'Obs.com
26/10/2016
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