Écrit et réalisé par Dominique Cabrera, d'après l’œuvre de Maylis de Kerangal
... Trompe-la-mort
Dominique Cabrera est une touche
à tout talentueuse : alternant documentaires et fictions, longs et courts-métrages
pour le cinéma ou la télévision, elle a construit une filmographie variée mais
toujours engagée. Qu’elles soient inspirées de sa propre vie ou pas, ses
histoires sont toujours ancrées dans la société sur laquelle elle pose son
regard de cinéaste, comme dans Nadia et
les hippopotames, se déroulant pendant la fameuse grève générale de 1995. Sa
nouvelle réalisation a ainsi pour lieu principal un endroit emblématique dans
une ville de tradition multiculturelle : la Corniche Kennedy à Marseille,
qui donne d’ailleurs son titre au film. Titre qui est avant tout celui du roman
de Maylis de Kerangal, auteure très adaptée ces derniers temps, on lui doit
déjà la trame de Réparer les vivants
(mis en scène par Katell Quillévéré en 2016) et elle sera à l’origine de Naissance d’un pont, prochainement
réalisé par Julie Gavras. Paru en 2008, son roman trouve en Dominique Cabrera
la réalisatrice qu’il lui fallait : l’histoire lui permet d’aborder à sa
façon les aspérités d’un groupe de jeunes qui cherche ses prises sur les
corniches comme dans la vie. Acculée à une route et ouverte sur la méditerranée,
la corniche domine le paysage, c’est cet endroit beau mais inhospitalier aux
rochers abruptes, qu’une bande de jeunes gens intrépides ont choisi pour exercer
leur activité favorite. Faire de ce promontoire leur sautoir. Cette pratique
joyeuse mais périlleuse attire l’attention de Suzanne, à quelques jours du bac,
cette lycéenne va littéralement s’incruster dans le groupe, fascinée par leur
liberté. La petite nouvelle ne tarde pas à faire les yeux doux à deux copains,
Marco et Medhi, entre lesquels elle hésite. Mais elle ignore que Marco joue
également les chauffeurs pour un gros bonnet de la drogue et que le petit
groupe est étroitement surveillé par la police. Jusqu’où Suzanne est-elle prête
à se mettre en danger ? Tirant parti d’un décor naturel superbe, la
cinéaste fait flirter sa caméra avec les rochers comme avec les personnages,
entremêlant avec finesse le minéral et l’humain dans un film où la quête de soi
passe par la mise en péril…
Le film s’articule donc autour du
lieu symbolique qu’est la corniche, cet entre-deux (d’un côté la terre, de l’autre
la mer) marque autant une frontière topographique que morale pour les jeunes
qui se l’accaparent. En effet, en franchissant le parapet, ils franchissent un
interdit, de ceux qui agitent l’adolescence. Dans cet espace sans adultes, ils
défient une autorité dont ils n’ont cure et qui est représentée par la ville :
les policiers ou les médiateurs viennent précisément rappeler la règle et le
danger mais les effrontés ont leur porte de sortie : le saut dans le vide,
échappatoire à la norme. C’est peut-être cette défiance qui attire Suzanne et
qui va la pousser à forcer les autres à l’accepter. Sous ses airs angéliques,
elle est se révèle hardie et se grise de cette liberté qu’elle goûte de tout
son corps. Elle transgresse à son tour les conventions sociales et les
obligations : elle refuse ainsi de suivre sa mère qui l’exhorte à quitter
la bande (intrusion aussitôt rejetée de la figure de l’adulte) et délaisse ses
études. On retrouve le thème du rite initiatique qui la fera définitivement
intégrer la troupe de plongeurs amateurs : en faisant ses preuves, elle
gagne sa place dans un espace qui est désormais également le sien. Suzanne sera
toujours filmée hors de chez elle, à peine avait-on aperçu sa terrasse au tout
début, comme si déjà elle fuyait ce quotidien, ce foyer dont on ne saura rien,
happée qu’elle est par la corniche et ce qu’elle représente. Dominique Cabrera
filme les rochers dans tous ce qu’ils ont de duel : à la fois facteur de
risque (plans en plongée sur ces rocs affûtés) et refuge pour cette jeunesse
enjouée qui veut une vie sans contraintes, quitte à devoir trouver des défis
inédits, des sauts toujours plus périlleux. Ce risque qui monte crescendo (le
rocher en forme de pic, le plongeon de nuit avec fumigènes) va de pair avec les
liaisons douteuses de Marco avec le
milieu marseillais.
Suzanne (Lola Créton, marquante
dans Un amour de jeunesse (2011) et qui
impose là sa fraîcheur), après avoir expérimenté et vaincu la peur, peut s’adonner
aux plaisirs des sentiments car sur la corniche, il y a la roche mais aussi les
peaux ensoleillées qui font corps avec l’environnement. Marco, le prévenant
(débutant au cinéma et déjà à l’aise), et Mehdi le gouailleur (Alain Demaria,
dont c’est le premier rôle, frappant de naturel) ont chacun les faveurs de la
nouvelle venue et forment rapidement un trio, à l’image de leur situation sur
le scooter : Marco conduit, Suzanne se tient à lui tandis qu’en dernière
position Mehdi se laisse caresser le visage par les cheveux au vent de la jeune
femme. A leur contact elle découvre une autre façon de vivre, une culture
différente, elle qui vient d’un autre milieu, plus favorisé. Autant de facettes
d’une jeunesse qui rappelle les préoccupations sociétales de la réalisatrice
qui s’est intéressée dès ses débuts à la banlieue et ses habitants à travers
des documentaires. Le désir d’expérimenter les limites se double de celui de l’amour
avec des moments d’aparté qui confinent à la robinsonnade (l’échappée de
Suzanne et Mehdi sur les hauteurs) et qui contrastent d’autant plus avec la réalité
de Marco, au cœur d’une opération de police menée par Awa (Aïssa Maïga, qui a
déjà tourné plusieurs fois avec la réalisatrice). A la légèreté de ces
plongeurs répond la gravité qui plane et menace l’unité des trois compères,
sans compter sur le choix de Suzanne qui risque d’être précipité par les évènements.
Ce Jules et Jim (Truffaut, 1961) des calanques est un
plongeon de haut-vol dans le vertige de l’adolescence, cette lisière bancale où
la vie ne tient parfois qu’à une corniche…
18/01/2017
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