mercredi 18 janvier 2017

► CORNICHE KENNEDY (2016)

Écrit et réalisé par Dominique Cabrera, d'après l’œuvre de Maylis de Kerangal


... Trompe-la-mort


Dominique Cabrera est une touche à tout talentueuse : alternant documentaires et fictions, longs et courts-métrages pour le cinéma ou la télévision, elle a construit une filmographie variée mais toujours engagée. Qu’elles soient inspirées de sa propre vie ou pas, ses histoires sont toujours ancrées dans la société sur laquelle elle pose son regard de cinéaste, comme dans Nadia et les hippopotames, se déroulant pendant la fameuse grève générale de 1995. Sa nouvelle réalisation a ainsi pour lieu principal un endroit emblématique dans une ville de tradition multiculturelle : la Corniche Kennedy à Marseille, qui donne d’ailleurs son titre au film. Titre qui est avant tout celui du roman de Maylis de Kerangal, auteure très adaptée ces derniers temps, on lui doit déjà la trame de Réparer les vivants (mis en scène par Katell Quillévéré en 2016) et elle sera à l’origine de Naissance d’un pont, prochainement réalisé par Julie Gavras. Paru en 2008, son roman trouve en Dominique Cabrera la réalisatrice qu’il lui fallait : l’histoire lui permet d’aborder à sa façon les aspérités d’un groupe de jeunes qui cherche ses prises sur les corniches comme dans la vie. Acculée à une route et ouverte sur la méditerranée, la corniche domine le paysage, c’est cet endroit beau mais inhospitalier aux rochers abruptes, qu’une bande de jeunes gens intrépides ont choisi pour exercer leur activité favorite. Faire de ce promontoire leur sautoir. Cette pratique joyeuse mais périlleuse attire l’attention de Suzanne, à quelques jours du bac, cette lycéenne va littéralement s’incruster dans le groupe, fascinée par leur liberté. La petite nouvelle ne tarde pas à faire les yeux doux à deux copains, Marco et Medhi, entre lesquels elle hésite. Mais elle ignore que Marco joue également les chauffeurs pour un gros bonnet de la drogue et que le petit groupe est étroitement surveillé par la police. Jusqu’où Suzanne est-elle prête à se mettre en danger ? Tirant parti d’un décor naturel superbe, la cinéaste fait flirter sa caméra avec les rochers comme avec les personnages, entremêlant avec finesse le minéral et l’humain dans un film où la quête de soi passe par la mise en péril…

Le film s’articule donc autour du lieu symbolique qu’est la corniche, cet entre-deux (d’un côté la terre, de l’autre la mer) marque autant une frontière topographique que morale pour les jeunes qui se l’accaparent. En effet, en franchissant le parapet, ils franchissent un interdit, de ceux qui agitent l’adolescence. Dans cet espace sans adultes, ils défient une autorité dont ils n’ont cure et qui est représentée par la ville : les policiers ou les médiateurs viennent précisément rappeler la règle et le danger mais les effrontés ont leur porte de sortie : le saut dans le vide, échappatoire à la norme. C’est peut-être cette défiance qui attire Suzanne et qui va la pousser à forcer les autres à l’accepter. Sous ses airs angéliques, elle est se révèle hardie et se grise de cette liberté qu’elle goûte de tout son corps. Elle transgresse à son tour les conventions sociales et les obligations : elle refuse ainsi de suivre sa mère qui l’exhorte à quitter la bande (intrusion aussitôt rejetée de la figure de l’adulte) et délaisse ses études. On retrouve le thème du rite initiatique qui la fera définitivement intégrer la troupe de plongeurs amateurs : en faisant ses preuves, elle gagne sa place dans un espace qui est désormais également le sien. Suzanne sera toujours filmée hors de chez elle, à peine avait-on aperçu sa terrasse au tout début, comme si déjà elle fuyait ce quotidien, ce foyer dont on ne saura rien, happée qu’elle est par la corniche et ce qu’elle représente. Dominique Cabrera filme les rochers dans tous ce qu’ils ont de duel : à la fois facteur de risque (plans en plongée sur ces rocs affûtés) et refuge pour cette jeunesse enjouée qui veut une vie sans contraintes, quitte à devoir trouver des défis inédits, des sauts toujours plus périlleux. Ce risque qui monte crescendo (le rocher en forme de pic, le plongeon de nuit avec fumigènes) va de pair avec les  liaisons douteuses de Marco avec le milieu marseillais.

Suzanne (Lola Créton, marquante dans Un amour de jeunesse (2011) et qui impose là sa fraîcheur), après avoir expérimenté et vaincu la peur, peut s’adonner aux plaisirs des sentiments car sur la corniche, il y a la roche mais aussi les peaux ensoleillées qui font corps avec l’environnement. Marco, le prévenant (débutant au cinéma et déjà à l’aise), et Mehdi le gouailleur (Alain Demaria, dont c’est le premier rôle, frappant de naturel) ont chacun les faveurs de la nouvelle venue et forment rapidement un trio, à l’image de leur situation sur le scooter : Marco conduit, Suzanne se tient à lui tandis qu’en dernière position Mehdi se laisse caresser le visage par les cheveux au vent de la jeune femme. A leur contact elle découvre une autre façon de vivre, une culture différente, elle qui vient d’un autre milieu, plus favorisé. Autant de facettes d’une jeunesse qui rappelle les préoccupations sociétales de la réalisatrice qui s’est intéressée dès ses débuts à la banlieue et ses habitants à travers des documentaires. Le désir d’expérimenter les limites se double de celui de l’amour avec des moments d’aparté qui confinent à la robinsonnade (l’échappée de Suzanne et Mehdi sur les hauteurs) et qui contrastent d’autant plus avec la réalité de Marco, au cœur d’une opération de police menée par Awa (Aïssa Maïga, qui a déjà tourné plusieurs fois avec la réalisatrice). A la légèreté de ces plongeurs répond la gravité qui plane et menace l’unité des trois compères, sans compter sur le choix de Suzanne qui risque d’être précipité par les évènements. Ce Jules et Jim (Truffaut, 1961) des calanques est un plongeon de haut-vol dans le vertige de l’adolescence, cette lisière bancale où la vie ne tient parfois qu’à une corniche…

18/01/2017

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