mercredi 1 octobre 2014

► SAINT LAURENT (Cannes 2014)

Réalisé par Bertrand Bonello ; écrit par Bertrand Bonello et Thomas Bidegain


L'excessif sensitif

On se souvient des polémiques autour de la mise en chantier simultanées de deux adaptations de la vie du couturier Yves Saint-Laurent, du soutien de Pierre Berger au film de Jalil Lespert (sorti en Janvier) et de la distance prise avec le projet de Bertrand Bonello. Qui se fera, néanmoins. On ne peut aujourd’hui que s’en réjouir, d’une part car cette épopée créatrice aux multiples facettes se prête à plusieurs visions et que le fait de n’être précisément pas adoubé par le compagnon de toujours et le gardien mémoriel permet certainement à Bonello d’être plus corrosif, conférant entre autres au personnage de Pierre Berger un rôle bien différent de celui du film de Lespert. Les opposer n’aurait cependant pas de sens car ils ont chacun leurs spécificités et leurs convergences. Le sujet peut-être le même, c’est le regard du cinéaste qui en fera un objet unique, comme le couturier qui s’empare des tissus existants pour mieux les magnifier. Bonello trouve en Saint-Laurent  un homme qui défaille, un homme qui cherche à créer comme à vivre, fougueusement, dangereusement, excessivement. Marqué à jamais par son internement, il restera hanté par une certaine folie qui quand elle est créatrice donne le merveilleux et le révolutionnaire, qui quand elle est personnelle, mène aux abysses. Couvrant une période plus resserrée que le film précédant (une décennie 60-70), le Saint Laurent de Bonello avec Gaspard Ulliel (qui réussit avec panache cette immersion charnelle et langagière), qui représentera la France aux Oscars, est un film pop et baroque qui met l’accent sur les contrastes d’une vie aussi remplie que meurtrie.


« Vous êtes à Paris pour le travail ? - Non, pour dormir ». Cet échange inaugural dans le hall d’un hôtel entre le réceptionniste et Yves Saint-Laurent révèle l’usure extrême qui était celle du créateur admiré. Le repos ne peut exister pour celui dont on attend toujours la nouvelle collection, la nouvelle inspiration, le nouveau trait de génie. « Le défilé approche et tu n’as encore rien dessiné » s’inquiète Pierre Berger, tout comme résonne la longue liste des rendez-vous impératifs qu’égrène son assistante alors que lui ne demande qu’à écouter sa musique. C’est que tout l’atelier vit au rythme des humeurs du maître, les couturières, ces fameuses petites mains, ne sont d’ailleurs pas oubliées pas Bonello qui cadre leurs gestes, souligne leur dextérité, montre leur exigence. 

C’est une ruche où Saint-Laurent est concentré, d’une fulgurance née une création (scène où les manches d’une robe sont arrachées), d’un face à face émerge une femme en sommeil (l’instant avec  Valeria Bruni Tedeschi qui entre les mains du créateur se transforme sous nos yeux). Rapidité également des coups de crayons qui en quelques lignes épurées façonnent une silhouette habillée. L’homme horizontal en blouse blanche de travail et aux lunettes si caractéristiques, penché sur son bureau, contraste avec celui, vertical, qui expérimente une autre vie. Il est souvent fait référence à Proust et la scène où Yves pénètre le tableau de la chambre de l’écrivain pour se fondre dans ses draps scelle le parallèle. On sait que l’écrivain a mis sa vie au service de son œuvre jusqu’à l’épuisement absolu, quittant son lit à la faveur de la nuit pour aller s’encanailler dans les lieux à la mode. Saint-Laurent ne fera pas différemment.


« J’aime les corps sans âme car l’âme est ailleurs » déclare-t-il, et Bertrand Bonello place précisément ce corps dans toute son ambivalence, comme il avait pu déjà le faire dans L’Apollonide, également présenté en compétition à Cannes en 2011. Libéré du carcan de la blouse de l’atelier, l’autre Yves soumet sa chair à tous les plaisirs, guidé par son amant (Louis Garrel) qui de lieux de drague en soirées orgiaques semble lui offrir ce paradis artificiel qui manque à son existence. Cette relation sulfureuse, entre amour et décadence (scène du corps ensanglanté, hallucination des serpents), éclipse celle avec Pierre Berger, là où le film de Lespert la mettait en avant. Le choix de Bonello est sans ambiguïté : ce dernier est un homme d’affaires, c’est lui qui est sans cesse à la manœuvre pour imposer, valoriser et perpétuer les fameuses trois initiales devenues une marque mondiale : YSL. Comme cette longue scène de négociations avec les investisseurs américains où Yves est un produit comme un autre qui doit rapporter de l’argent : « C’est lui qu’on vend » assène-t-il. La prestation de Jérémie Renier est volontairement froide et dépourvue de la sensibilité qui pouvait être celle d’un Guillaume Gallienne. Il gère sa vie plus qu’il ne la partage. Yves est d’ailleurs montré seul au crépuscule de sa vie, la peau est ridée et l’âme morcelée dans son mausolée-musée. Bonello va et vient dans les époques, tisse des liens, met en perspective, stimule le regard en divisant l’écran telle une toile de Mondrian. Son Yves Saint-Laurent est fait de ces assemblages, entre splendeur et douleur, instinct et pulsion, obligé d’être vivant aux yeux des autres, qu’était-il au fond de lui ? « J’ai créé un monstre et je dois vivre avec ». 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


27/09/14

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