vendredi 10 octobre 2014

► THE TRIBE (2014)

Écrit et réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy 


... La force du geste

Sélectionné par la Semaine de la Critique au dernier Festival de Cannes, le film du réalisateur ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy y a obtenu le Grand Prix, lui permettant ainsi une exposition particulière. C'est que The Tribe (le réalisateur reprend et développe le sujet d’un de ses courts-métrages) propose au grand public une expérience cinématographique peu commune : une fiction entièrement tournée en langue des signes. « Il n’y a ni sous-titres ni explications » souligne d’emblée un carton. Voilà le spectateur prévenu. C’est donc ce dernier qui se retrouve dans la position du sourd: il voit mais doit essayer de saisir autrement ce qui se joue devant lui. L’ambiance sonore, sans musique, perdure néanmoins. Le réalisateur ne pousse pas l’immersion et l’inversion jusqu’à nous faire éprouver l’absence de son. Car les sonorités sont précisément un élément important (plusieurs situations d’ironie dramatique seront liées à cet aspect), tout comme l’histoire qui s’émancipe de sa forme langagière pour nous empoigner sans ménagement dans l’hostile et le bestial. Soit un internat décrépi d’un autre temps où des adolescents sourds-muets livrés à eux-mêmes ont leurs propres règles de vie. Sergei vient d’arriver et son intégration progressive va le mener à faire partie d’un groupe qui s’organise autour de la prostitution de deux jeunes filles. Son attirance pour l’une d’elle va enrayer le système. Y-a-t-il de la place pour les sentiments dans ce huis clos décadent ?


Sergei (Grigoriy Fesenko) cherchant son chemin. Telle est la première séquence - trompeuse - du film. En effet, c’est le seul moment où le sourd-muet est en position de désavantage puisque face à une entendante, il est obligé de se faire comprendre pour précisément arriver à l’internat où il sera dans son élément. La bascule a lieu immédiatement après, lors de l’arrivée à l’école où a commencé une cérémonie. La caméra reste devant la porte vitrée et la scène se déroule dans la profondeur de champ : mise à distance qui est également celle du spectateur face à une langue des signes qu’il ne comprend pas, tout autant que promesse d’accessibilité. La transparence est là pour annoncer que cet univers, duquel nous sommes a priori exclus, va être rendu perméable. Car il n’y aura pas une parole échangée entre les  protagonistes et pourtant de nombreuses choses que nous comprendrons seront exprimées. A l’instar du personnage de Sergei, il va s’agir de découvrir et de s’inclure. Ce qui est aussi instauré formellement par le choix de plans-séquences systématiques qui prennent dans leur continuité les échanges gestuels et rend cinématographique ce besoin d’être dans la frontalité avec l’autre pour être compris, sans coupure, sans échappée. 


Cette façon de filmer permet également d’acculer le spectateur, de provoquer la tension en jouant sur le rythme interne au plan : ce n’est pas le montage qui fait surgir la sensation mais l’intensité en continue de ce qui s’y déroule. Jusqu’à la nausée. The Tribe fait en effet acte d’une violence psychologique et physique marquée dont l’aspect sonore est un des rouages. Les hurlements et la colère font place au déchainement des gestes : claques, coups de poings, de pieds. Le bruit des mains qui se heurtent pour s’exprimer dans le langage des signes devient ces mots qu’on devine. Ces plans qui durent nous amènent à regarder avec encore plus d’acuité les visages et les corps, qui souffrent et se heurtent, car ce sont leurs moyens d’expressions. La fluidité du jeu est accrue sachant que tous les acteurs, non-professionnels, sont réellement sourds. L’absence des mots prononcés ne rend que plus forte l’adhésion aux scènes et se confond parfois avec l’indicible (scène très éprouvante de l’avortement clandestin). 


L’internat est un environnement inhospitalier dont les murs partent en lambeaux et dont les adultes sont absents. Les seuls qui apparaissent sont complices du proxénétisme, comme le professeur de menuiserie, chauffeur de la camionnette qui transporte les filles. Comme des bêtes qui vont à l’abattoir et dont on tire un prix. La répétition des scènes où les filles arpentent le dédale du parking à camions pour trouver un client provoquent l’écœurement. L’animalité domine, comme cette scène où surgissent de la nuit des pensionnaires qui se jettent sur des sacs de nourriture tels des animaux sortant de leur terrier. Sergei devra faire faire face aux mâles dominants. Mais le territoire conquis peut vite être remis en cause (comme lorsqu’on le chasse de sa chambre). Sa tentative de rapprochement avec  Anna (Yana Novikova), l’une des filles prostituées, est une lueur de sentiment dans un endroit où tout semble rude et  brutal. Symptomatique séquence du rapprochement physique dans la chaufferie, alors que tout s’oppose à un acte romantique (lieu, situation, transaction financière), Sergei tente de normaliser la chose mais le refus du baiser par Anna renvoie l’acte à un simple coït. L’absence de paroles devient l’évidence d’une absence de compréhension entre ces deux protagonistes jusqu’au point de non-retour où la satisfaction individuel (qui s’achète) prendra le pas sur le désir mutuel. Sergei ouvre et clôt le film, s’il a bien intégré une tribu, il l’a quittera avec des gestes radicaux qui cette-fois-là ne seront pas l’équivalent de mots. Le spectateur en restera sonné, interdit, sans voix.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

04/10/2014

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