Réalisé par Cédric Kahn ; écrit par Cédric Kahn et Nathalie Najem
... La norme et la marge
Comme souvent, Cédric Kahn puise
sa matière cinématographique dans un ouvrage, et celui dont il s’inspire cette
fois relate une affaire familiale dont nous n’avons eu qu’une vision
parcellaire pendant longtemps puisque ses protagonistes vivaient cachés. Leur récit (Hors système sorti en 2010) nous fait partager le quotidien d’un
père et de ses deux fils qu’il a soustrait à leur mère suite à une séparation.
Ce qui était devenu l’affaire Fortin a défrayé la chronique il y a plusieurs
années à travers le combat judiciaire d’une mère qui a duré une décennie. Une
des singularités de cette histoire vraie est que le père est resté avec les
enfants sur le territoire français durant toute cette longue escapade (11 ans).
Pour éviter d’être retrouvés, ils débutent alors une vie loin de l’urbanité et
de ses lois, privilégiant la nature, ses fermes ou ses abris de fortune.
Séparés de leur mère, les enfants vont se construire une autre existence où
toutes les routes sont bonnes sauf celle qui les ramènerait à un foyer
appartenant au passé. C’est avec une grande sobriété que Cédric Kahn traite ce
sujet délicat, sans manichéisme, toujours proche des personnages qu’il
accompagne sur un chemin où l’adolescence suivra l’enfance, où à la
robinsonnade inaugurale succédera les remises en questions. Se dissimuler et mentir
sans cesse n’est-il pas un obstacle pour se construire ?
C’est dans l’urgence que s’ouvre
le film, la caméra mouvante fait corps avec une situation qu’on comprend
rapidement : Nora (Céline Sallette) fuit la caravane familiale avec ses
trois enfants, bagages sous les bras, alors que son mari, Paco (Mathieu
Kassovitz), vient de s’absenter. Marche à pied, voiture, train : les modes
de transports se multiplient dans la précipitation d’une fuite préméditée. La
brusquerie de ce début in medias res
nous rappelle les frères Dardenne (qui sont d’ailleurs co-producteurs). Et déjà
des dissensions apparaissent chez les enfants (l’échappée de l’un d’eux chez
les beaux-parents) tout comme l’instauration d’une rupture brutale amenant une
mise à distance qui sera celle à venir. En effet, la multiplication des
obstacles (portes, fenêtres, portail…) sont autant d’éléments qui marquent une
frontière qui s’abat, un dehors et un dedans, une vie recadrée et une vie hors
cadre. Enfermée dans la maison de ses parents, Nora (qui ne veut plus d’une
existence nomade) en refuse l’accès à
Paco qui ne peut que crier le nom de ses enfants. La déchirure est physique
entre deux adultes qui ont cessé d’avoir la même vision mais qui ont en commun
des enfants, malgré eux entre deux camps. La scène au commissariat où le couple
se dispute est éloquente : filmée en champ / contre-champ, chacun est
isolé et la communication est impossible, le dialogue se heurte à l’arbitrage
de la loi, favorable à la mère. Le plan fixe sur Paco renforce sa détresse et
son incompréhension face à une décision judiciaire qu’il vit comme un couperet.
La réinsertion des enfants dans
une vie sédentaire passe par un acte symbolique : la tonte de leurs
chevelures fournies. Pris entre deux feux, ils subissent. « Vous déciderez quand vous serez plus grand » leur
rétorque le gendarme. Ne voir ses enfants que quelques jours dans l’année n’est
pas acceptable pour un Paco épris de liberté, à l’enlèvement de leur mère
répond donc celui du père. Voilà Tsali (David Gastou puis Romain Depretet) et
Okyesa (Sofiane Neveu puis Jules Ritmanic) lancés sur les routes de campagne.
Le réalisateur fait le choix de privilégier les relations entre ces trois
personnages (avec une caméra souvent proche des visages) et laisse le soin à la
lecture en voix off de lettres succinctes pour expliquer le geste. La mère
disparaît de la vie des enfants comme de l’écran : elle ne sera plus qu’un
souvenir, aussi bien pour Tsali qui pense à elle dans un rêve ensoleillé, que pour
Okyesa qui entend sa voix dans une aurore brumeuse. Paco n’a pas oublié non
plus sa rencontre avec leur mère, leur amour et leur désir d’une vie différente
dans la nature. A ce retour à la vie nomade répond une nouvelle action
symbolique : le perçage des oreilles des enfants : « On est pareil maintenant »
leur sourit Paco. Commence alors le quotidien fait de leçons en prise directe
avec la faune et la flore. « On n’a
plus rien. Ne reste que les amis, le ciel et la providence », le
discours du père ne manque jamais d’exprimer son rejet d’une société conformiste
et de consommation. Allant de campements en communautés, la vie est douce et
agréable pour les enfants. La séquence de la fête dans la nuit, avec son
cracheur de feu et sa dame au cerceau enflammé a quelque chose de magique et de
merveilleux mais ces instants suspendus cachent en creux l’éphémère.
Car cette vie qui reste
clandestine oblige les enfants à changer d’identité régulièrement, et ce qui
pouvait s’apparenter à un jeu quand ils étaient enfants devient plus lourd à
porter une fois l’adolescence venue. Tsali connait ses premiers émois sous la
contrainte du mensonge. C’est alors moins le désir de revoir leur mère que de
celui de choisir leur existence qui éclate, en particulier pour l’ainé Tsali
qui entre en conflit avec son père. Quant à Okysea, son passage chez le
coiffeur (écho à la tonte du début) déclenche la fureur d’un père qui voit ses
enfants, élevés loin de la société et de ses codes, s’éloigner de lui et de son
idéal. Paco n’accepte ainsi pas l’émergence d’envies différentes alors qu’il a
pourtant lui-même imposé à ses enfants son mode de vie dans la nature. Jamais
dans l’excès dramatique, Cédric Kahn filme avec justesse le portrait d’un père
et de ses fils, celui d’un choix radical qui a laissé désemparé une mère mais
qui a soudé de façon indéfectible trois êtres. Le temps perdu ne se revit pas,
reste à envisager l’avenir, quelque part entre la norme et la marge.
Publié par Le Plus de L'Obs.com
01/11/14
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