samedi 10 janvier 2015

► EXODUS : GODS & KINGS (2014)

Réalisé par Ridley Scott ; écrit par Bill Collage, Adam Cooper et Steven Zaillian


 ... La conscience du meneur

En cette période de fête où la chrétienté a célébré la naissance de son Messie, un autre de ses personnages emblématiques est mis à l’honneur par le cinéma hollywoodien : Moïse, l’enfant sauvé des eaux, devenu le meneur du peuple hébreu. L’usine à rêve a souvent puisé son inspiration dans les récits bibliques, comme la peinture au cours des siècles : la Bible est un formidable contenant d’histoires à valeurs universelles et un inépuisable livre d’images évocatrices. La machine hollywoodienne, peut, parfois à raison, faire craindre le pire quand elle s’empare de ce genre de sujet. Mais récemment, Darren Aronofsky nous a montré, en faisant de son Noé une tragédie shakespearienne, qu’il était possible de ne pas se laisser dominer par le poids d’une figure séculaire. Avec Exodus, Ridley Scott fait de même en s’appropriant le personnage de Moïse sans le déposséder de ses origines bibliques, auxquelles il reste plutôt fidèle. L’histoire est une de celles les plus connues, car des plus fondatrices dans la religion catholique, et le cinéma, avec un film mythique comme Les Dix Commandements (Cecil B. DeMille, 1956), a en quelque sorte pris le relai de la Bible pour la diffusion du récit dans l’inconscient collectif. Comme l’indique précisément le titre, c’est de l’Exode (deuxième livre de L’Ancien Testament) qu’est tiré le film de Ridley Scott ; évidemment, même si le film fait 2h30, tous les épisodes ne sont pas racontés et les ellipses sont les bienvenues. Ce qui confère une fluidité et une efficacité à l’ensemble. Maître d’un récit gigantesque, Ridley Scott assemble avec panache ce qui est la fresque d’un mouvement intérieur comme extérieur, d’une avancée d’un homme comme d’un peuple aux prises avec le destin et le divin.


La puissance de l’armée égyptienne éclate lors de la scène de bataille inaugurale. Filmée avec savoir-faire comme une masse écrasante, l’armée exprime là sa domination absolue et c’est pourtant au cœur de cette notion de groupe puissant, d’un ensemble, que se dégage l’individualité. En effet, respectant en cela la prophétie énoncée plus tôt, Moïse sauve Ramsès, le fil du Pharaon avec qui il a grandi. Les deux prénoms sont d’ailleurs pour la première fois prononcés à l’issue de cette scène, Ridley Scott vient, tout en subtilité, de nous faire passer du général (le bloc armé) au particulier (deux destins). C’est ainsi que procède le film : parler d’une multitude à travers une double mise en exergue. Et le statut de Moïse est des plus complexes, ce que met particulièrement bien en avant Exodus, puisque c’est un hébreu élevé comme un égyptien. Le personnage de Christian Bale (visage marqué et interprétation comme toujours inspirée) est aussi chevelu et barbu que celui joué par Joel Edgerton (Ramsès parfait en monolithe inflexible) est chauve et imberbe. Les deux hommes s’opposent physiquement avant de se défier idéologiquement. Mais là encore l’affrontement est moins celui de deux hommes (jamais ils ne combattront comme pouvaient le faire ad nauseam Les Duellistes, premier coup de maître de Ridley Scott en 1977) mais ils se dresseront l’un contre l’autre par peuple interposé. Ramsès durcit l’esclavage du peuple hébreu tandis que Moïse, avec la main de Dieu, met à mal l’existence des égyptiens.


La souffrance est partagée et c’est ce qui conduit à un des aspects les plus saisissants et intéressants du film : le conflit entre Dieu et Moïse. Car ce dernier est  dans une situation ambivalente : pour sauver le peuple dont il se découvre membre, il doit voir souffrir ceux avec qui il a grandi. Son empathie naturelle le distinguait déjà de son entourage. Sa visite dans les carrières où sont exploités les hébreux, pour satisfaire les exigences architecturales des dominateurs, va être un voyage vers le refoulé. Les plans sur ces hommes boueux et peinant rappellent les photos des mineurs de la Serra Pelada du photographe brésilien Sebastião Salgado vues dans Le Sel de la Terre (Wim Wenders, 2014). A la déchéance de ces hommes, qui ne sont plus que des corps-outil, répond l’insolente opulence du dirigeant égyptien local, tout en mépris et suffisance. Ridley Scott choisit ce moment à dessein pour que soit révéler à Moïse les origines de sa naissance. Sa venue sur ce lieu de perdition devient alors un lapsus révélateur (Moïse s’est substitué à Ramsès pour cette mission). « Je sais que tu as des doutes depuis longtemps ! » lui lance le vieux sage.  A la faveur de l’obscurité, il est d’ailleurs pris pour un hébreu : la vérité de l’inconscient était bien dans l’ombre. Mais il n’oublie pas pour autant les égyptiens et s’offusque vivement quand Dieu, pour faire plier Ramsès, envoie ce qu’on appellera les Dix plaies d’Egypte. Véritables séquences de chaos où l’excellent travail sur les effets numériques livre un cauchemar réaliste, seuls moments vraiment démesurés du film.


Moïse hérite ainsi soudainement d’un lourd tribut : un peuple martyrisé et un Dieu, auquel il ne croyait pas (comme le forgeron de Kingdom of Heaven (2005), du même Ridley Scott, se voyait endosser un destin impromptu). Sa rencontre avec ce dernier  sur la montagne (le fameux buisson ardent) est un passage obligé dont on se délectait à l’avance de savoir comment Ridley Scott allait filmer ce sujet imposé. Il réinvente l’apparition de celui qu’on ne voit pas que par le visuel singulier et sobre qu’il choisit. Moïse renait à lui-même dans cette scène anxiogène et symbolique, paradoxalement d’une grande froideur. Le réalisateur prouve, s’il était besoin, que si l’esprit de la Bible est là, le souffle dramatique lui appartient. Il peut ainsi se permettre de ne jamais être dans la représentation iconique mais de toujours bifurquer pour dire autrement ce qu’on sait déjà. Moment de bravoure par excellence : la traversée de la mer Rouge. Décrit dans la Bible (« Étends ta main sur la mer, et fends-la », Exode, 14:16), peint (voir l’huile sur toile de Chagall en 1955), filmé (célébrissime scène des Dix Commandements), l’épisode  est le climax désiré. Fidèle à sa démarche esthétique, Ridley Scott met en scène son épatante vision, moins spectaculaire mais plus humanitaire, d’un homme et de sa conscience, meneur d’un peuple, passeur de valeurs.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

28/12/14 

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