Réalisé par Alejandro González Iñárritu ; écrit par A G Iñárritu et Mark L. Smith, d'après l’œuvre de Michael Punke
... La traque du mâle
Un an après avoir été sacré par
le monde hollywoodien du cinéma en remportant pas moins de quatre Oscars dont
deux des plus prestigieux : meilleur film et meilleur réalisateur pour son
film virtuose Birdman, le mexicain Alejandro
González Iñárritu est-il en passe de réaliser un fantastique doublé ? La
célèbre académie a en effet sélectionné son nouveau film dans douze catégories
pour ce qui sera sa 88ème cérémonie. The Revenant est déjà un événement : sa moisson de prix lui
déroule un tapis constellé vers la consécration suprême qui pourrait même
culminer avec la remise d’un Oscar à son interprète principal : un Leonardo
DiCaprio jusqu’ici toujours reparti bredouille malgré quatre nominations depuis
1994. Mais derrière ces enjeux, il y a l’œuvre admirable d’un cinéaste qui a su
dès ses débuts imposer un style en faisant de la causalité une thématique
majeure qu’il développera à travers sa trilogie de films chorals que
sont : Amours chiennes, 21 grammes et Babel. En 2010, le réalisateur avait amorcé un virage en
privilégiant une figure centrale dans son récit : ce fut le protagoniste
de Biutiful. Tout en continuant à
s’intéresser aux destinées humaines, Iñárritu articule depuis ses films non
plus sur le mode d’une convergence mais plutôt d’une émergence. L’acteur déchu
de Birdman s’inscrivait dans ce
surgissement de soi-même. Tout comme The
Revenant : alors que Biutiful était
un film hanté par une mort en train d’éclore, cette histoire de trappeur
vengeur est irriguée par la vie, mais une vie meurtrie qui a mis un pied dans
l’au-delà. En effet, dans une Amérique du début du XIXème siècle, au
cœur de l’étendue de plateaux sauvages, dans une atmosphère neigeuse et glacée,
Hugh Glass guide un groupe de trappeurs, accompagné de Hawk, son fils unique
qu’il a eu avec une indienne. S’il réchappe avec quelques hommes d’une violente
attaque d’indiens, il est trahi et abandonné mourant par Fitzgerald, un
trappeur vénal et cruel, commence alors pour lui une épreuve épique où le péril
guette comme le prédateur surveille sa proie. The Revenant est un film âpre qui sent le sang et le froid, un grand
drame viril sur le courage et la détermination qui même aux confins de
l’existence.
Là où Birdman se passait presque exclusivement à l’intérieur d’un
théâtre, The Revenant bénéficie de
merveilleux paysages naturels (en l’occurrence ceux du Canada) : cette
ouverture vers l’extérieur se traduit par l’utilisation majestueuse du format
Scope qui enveloppe de toute sa largeur ces étendues naturelles. Mais loin d’y
figurer une respiration, Iñárritu se sert de son cadre élargi par y filmer une
tension : celle de la nature et de la culture, l’inné et l’acquis. Un
superbe moment de mise en scène inaugure cette dualité qui sera celle de
l’histoire : alors que la caméra survole la paisible étendue aqueuse d’un
sous-bois, surgissent de chaque côté de l’image les canons des fusils des
humains, à savoir ceux de Glass et son fils. C’est l’irruption de la civilisation
avec son progrès et ses conflits. Une entrée en matière qui n’est pas sans
rappeler celle du cultissime Délivrance
(John Boorman, 1972) lorsque les voitures des citadins pénètrent dans une forêt
qui se révélera piégeuse. Ces décors grandioses sont autant magnifiés que
porteurs d’une dominance que le cinéaste pointe régulièrement via des plans en
contre-plongée sur l’immensité verticale des arbres, habitants stoïques d’une
forêt dans laquelle les hommes se débattent. Iñárritu pense sa réalisation dans
ce rapport de force entre Glass et l’environnement : ses nombreux gros
plans sur son personnage n’excluent jamais la nature, mais au contraire l’y
insèrent constamment dans une partie de l’image, les liants dans un même
mouvement. Car s’il va lui falloir lutter contre elle, Glass va également s’en
servir pour repousser la mort : la neige le saisit de froid mais lui
procure aussi un abri, le torrent est une menace par la virulence de ses flots
mais lui permet de s’hydrater et d’échapper à ses poursuivants. N’est-ce pas
aussi un bout de bois qui lui sert d’appui pour marcher ? Cette
ambivalence s’illustre dans cet entremêlement où le chaos va de pair avec le
beau, c’est d’ailleurs du sol qu’émerge un Glass survivant : la terre
tombeau s’est faite régénératrice. Dans sa consistance et son omniprésence,
cette nature évoque celle des films de Terrence Malick (et pour cause : Iñárritu a fait de nouveau appel à Emmanuel Lubezkiau, le directeur de la photographie attitré du cinéaste palmé en 2011 pour The Tree of Life).
« Je n’ai plus peur de mourir, je l’ai déjà fait » : ainsi
va la vision de Glass, lui qui est allé au bout de sa propre existence, va
désormais entamer un chemin régressif : celui de l’homme vers l’animalité primitive
oubliée. Lui qui est trappeur se transforme en la bête qu’il traque :
l’impressionnant corps à corps avec le grizzli, d’un réalisme saisissant, voit
l’homme et l’animal finir l’un sur l’autre, ne formant plus qu’un. Luttant pour
ne pas périr, Glass, vêtu d’une peau d’ours, rampe dans une attitude qui a
perdu de son humanité, les grognements ont remplacé la parole. L’assimilation à
la faune est encore plus forte quand il se niche dans la carcasse encore chaude
de son cheval mort : l’enveloppe de l’un chauffant celle de l’autre dans
un cocon de chair humaine et animale. Le corps scarifié et lacéré de Glass va
dans ce sens d’un homme devenu autre chose : sa peau est marquée comme son
esprit a changé. Il fallait un acteur investi et prêt à donner de sa personne
pour ce rôle exigeant : le choix de Leonardo DiCaprio se révèle excellent.
Hirsute et frigorifié, il joue de tout son corps pour donner à son personnage
cette rage de vaincre l’adversité, il est d’autant plus performant que son rôle
est quasi muet. Le réalisateur en fait une force en faisant du visage de son
protagoniste le champ de bataille d’émotions violentes comme lorsque Fitzgerald
s’en prend à son fils alors qu’il est immobilisé. The Revenant frappe fort en renvoyant avec un fracas intense l’homme
dans la nature d’où il vient mais avec des sentiments qui sont bien les siens,
comme le désarroi, car, survivre, est-ce encore vivre ?
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
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