Réalisé par Hou Hsiao-Hsien ; écrit par Hou Hsiao-Hsien et Chu T'ien-wen
... La tueuse gracieuse
Dernier film du palmarès cannois à
sortir en salles, The Assassin, du taïwanais
Hou Hsiao-hsien, y a obtenu le prix de
la mise en scène, vingt-deux ans après avoir reçu celui du jury pour Le maître des marionnettes (1993). Le cinéaste
est un grand habitué du festival qui a régulièrement sélectionné ses œuvres en
compétition officielle, contribuant ainsi à faire connaître en Europe un
réalisateur majeur d’un cinéma taïwanais finalement peu connu du grand public.
Hou Hsiao-hsien a émergé en même temps
que ce qui a été appelé « la nouvelle vague taïwanaise » dans les
années 80 avec pour chef de file Edward Yang, connu en France pour le succès de
Yi Yi qui avait séduit les
spectateurs et les critiques en 2000 (Prix de la mise en scène à Cannes). Hou, qui
a l’admiration de longue date d’Olivier Assayas, a conquis le jury avec un film
d’époque. Ce n’est pas la première fois qu’il s’émancipe de l’époque
contemporaine (son film Three Times
en faisait son principe même) et s’il était déjà remonté jusqu’au XIXème
siècle dans Les fleurs de Shanghai,
il n’avait jamais encore traité de l’histoire ancestrale de la Chine. C’est
donc au VIIIème siècle, durant le règne de la dynastie Tang, que se
situe l’histoire de The Assassin :
dans un contexte où l’Empereur est fragilisé, le gouverneur d’une province
rebelle compte s’imposer face à la désunion. Mais ses ambitions pourraient bien
être contrecarrées de façon radicale : une mystérieuse femme, rompue aux
arts-martiaux, est chargée d’éliminer celui qui n’est autre que son cousin et
auquel elle a par le passé était promisse. L’assassin du titre est donc une
figure féminine confrontée à un choix qui précipitera le sens de son
existence : éduquée pour tuer, a-t-elle vraiment la possibilité de se
dérober ? Hou n’a rien perdu de la grande précision esthétique qui est la
sienne : sa capacité à harmoniser le cadre, les couleurs et la lumière confère
au film une beauté évidente qui va de pair avec les enjeux qu’il dépeint. Ce
cinéaste insulaire est un portraitiste attentionné qui fait d’une tueuse
gracieuse l’héroïne tourmentée d’un destin où les combats sont autant des
rapprochements que des éloignements.
« Tu maîtrises le sabre mais ton cœur est trop flexible » :
la nonne qui s’est chargée de l’éducation meurtrière de la jeune Yinniang
pointe d’emblée la faiblesse, à ses yeux, de celle qui est censée être un
assassin sans état d’âme. Visage impassible et tenue sombre, l’élève est une
ombre qui n’existe que par ses gestes et ses actions : le rôle (tenu par Shu
Qi) est quasi muet, celui d’une exécutante (le titre du film la désigne d’ailleurs
par sa seule fonction). Si sa mère l’appelle bien par son nom, lui redonnant
par là une humanité dont la nonne la voudrait dépourvue, elle n’est désignée par
les autres que par une périphrase : « La femme en noir ». Elle est une silhouette qui surgit tantôt
à cheval (attaque dans la forêt) tantôt dans les hauteurs (observant à la
balustrade) jusqu’à devenir invisible, ne laissant que la suspicion d’une présence
(ce que suggère subtilement la scène où le soldat revient sur ses pas dans la
coursive). Scruter, agir, s’enfuir : les missions de Yinnang obéissent à
une mécanique implacable où l’irruption du sentiment ne peut qu’être un
désagrément. C’est la raison perverse pour laquelle la nonne l’oblige à
exécuter son cousin : si elle va jusqu’au bout, c’est son ressenti le plus
intime (l’amour) qu’elle devra sacrifier, épreuve ultime censée l’affranchir
d’un fardeau émotionnel. Mais c’est tout le paradoxe de ce face à face où se
rapprocher de l’être perdu pour mieux le tuer est un déclencheur qui ravive le
passé. Hou réserve aux sobres combats qui émaillent le film un traitement bien
particulier en adéquation avec le conflit intérieur qui agite Yinniang. Il fait
de ces affrontements des moments où la suspension de l’action révèle l’émotion.
En effet, faute de paroles, la femme en noir exprime ses hésitations par la
retenue de ses mouvements à l’instant fatidique : elle renonce à
assassiner un père devant son enfant, interrompt le combat sur le toit avec son
cousin, cesse celui contre la tueuse masquée. C’est toujours d’une façon
soudaine que prennent fin ces duels : tout ayant été signifié dans l’arrêt
même de l’action, ce qui fait précisément de The Assassin un film sur la décision et non sur l’effusion (pas de
sang, pas de montage syncopé, pas de mouvements de caméra grandiloquents). Hou
est un formaliste qui privilégie l’intime.
La mise en scène du cinéaste
taïwanais fait preuve d’un parti pris fort qui va dans ce sens : le choix
du format 1.37 (proche du carré) lui permet de proposer des plans resserrés et
de jouer sur la proximité des personnages dans des cadres offrant souvent une superbe
intensité picturale. Son film précédent (Le
voyage du ballon rouge, 2007) ne proposait-il d’ailleurs pas le plan d’un
tableau de Félix Vallotton au musée d’Orsay ? La composition des images
est d’une grande finesse et les scènes d’intérieur dans des décors dorés et
feutrés attisent le regard, en particulier celles où Yinniang, dissimulée dans
la profondeur de champ, observe secrètement son cousin et sa femme, entre
bougies et voilages. C’est toute la mélancolie d’un amour sacrifié que la
réalisation de Hou saisit formidablement dans ces instants tristes et doux. Des
séquences inaugurales en noir et blanc aux teintes vives des costumes, telles
des éclats de couleurs dans la nature, en passant par un séduisant crépuscule
ou une saisissante forêt de bouleaux, il utilise les couleurs dans leur
richesse et leur contraste. Le côté sonore est tout aussi travaillé avec la
récurrence d’un gong lancinant qui maintient une tension permanente. Même si
Hou reste adepte du plan fixe et long, il ne le pousse pas aussi loin que son
compatriote Tsai Ming-liang avait pu le faire dans Les chiens errants (Grand prix du jury Mostra de Venise 2013). Les
affrontements bénéficient ainsi d’une scénographie au cordeau qui combine
efficacité et retenue, ce qui sert le propos. The Assassin est une lutte pudique et esthétique entre l’intention
et la décision et qui s’apprécie comme un tableau qui aurait pris vie.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
09/03/2016
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