lundi 30 mai 2016

► ELLE (Cannes 2016)

Réalisé par Paul Verhoeven ; écrit par David Birke, d'après l’œuvre de Phlippe Djian


... La pulsion de l'effraction


On n’avait plus revu le néerlandais Paul Verhoeven à Cannes depuis ce fameux mois de Mai 1992 où le devenu culte Basic Instinct avait non seulement était projeté en ouverture du festival mais était également en lice pour la palme d’or. Le jury, présidé par un certain Gérard Depardieu, avec entre autres Pedro Almodovár comme membre, n’avait cependant pas récompensé le sulfureux film qui, en revanche, consacra Sharon Stone. Le retour de Verhoeven cette année sur la croisette était donc un évènement, d’autant plus qu’il venait y présenter en compétition officielle son premier film en langue française avec en tête d’affiche une actrice qui n’a plus besoin d’être révélée : Isabelle Huppert (mais on connait le verdict depuis dimanche : pas de prix pour le film). On le sait peu mais c’est en France que le réalisateur hollandais, alors jeune étudiant expatrié, s’est découvert une passion pour le cinéma, avec Elle, il effectue comme un retour aux sources puisque le film se déroule en France avec une distribution française et n’est autre que l’adaptation d’un roman (Oh…) de Philippe Djian (à qui on devait déjà 37°2 le matin). Cinéaste hétéroclite, Verhoeven, loin de se figer dans un style ou un genre, est le spécialiste du grand écart cinématographique : passant aisément de RoboCop à Black Book et de Starship Troopers à Elle. Sans oublier ses premiers films néerlandais qui tranchent avec ses productions ultérieures. Jamais là où on l’attend, le réalisateur hollandais sait se renouveler, sa dernière réalisation était d’ailleurs un projet participatif et interactif (Tricked, sorti directement en vidéo chez nous au vu de sa forme atypique). Cela fait donc dix ans que Verhoeven n’avait pas proposé un long-métrage, avec Elle, il confirme un retour en grande forme : ses obsessions sont intactes et éclatent sur l’écran avec une virulence trouble. Elle, c’est Michelle, une femme divorcée, patronne d’une boîte de développement de jeux vidéo à qui il arrive un drame. Violée chez elle par un inconnu masqué, elle ne semble pas prendre conscience de ce qui s’est passé. Refusant de porter plainte, elle change à peine ses habitudes, mais voilà que l’intrus mystérieux commence à lui envoyer des messages suggestifs…  Empruntant la trame du thriller, Paul Verhoeven s’en émancipe rapidement pour pénétrer les travers psychologiques d’une femme et de son entourage dans un film pulsionnel étrange et dérangeant.

Si le titre la désigne par un pronom personnel, c’est qu’il renferme à lui seul la personnalité complexe et mouvante de Michelle : elle est représentée par cette appellation féminine comme autant d’incarnations possibles. Elle, c’est la femme, chef d’entreprise sympathique mais qui sait ce qu’elle veut, c’est aussi une mère irritée par les choix de son grand dadais de fils, elle est également une fille en conflit permanent avec une mère excentrique adepte des jeunes hommes. Michelle se révèle aussi être une amante, n’hésitant pas à s’amuser avec le mari de son associée et meilleure amie (Anne Consigny). Tout comme elle est une voisine troublée par l’homme d’en face (Laurent Lafitte). Enfin, elle est une victime, hier comme aujourd’hui, car cette femme a un lourd passé. Sujet principal multiple donc d’une histoire qui s’ouvre dans une violence crue qui n’étonnera pas ceux qui connaissent le cinéma du néerlandais. Plusieurs de ses films (Katie Tippel, La chair et le sang ou encore Showgirls) avaient déjà mis en scène des viols sauvages, si le réalisateur fait ici preuve d’une certaine retenue, l’assaut n’en n’est pas moins révulsif. L’immédiateté de l’action ne laisse pas au spectateur le temps de s’accoutumer : ce choix le met dans l’inconfort et lui fait ressentir brutalement  le déchaînement à l’œuvre sur l’écran. Cette violence éruptive qui surgit du noir inaugural (on entend d’abord avant de voir) précise déjà le propos de pensées refoulées, de pulsions sombres tapies dans les recoins de l’âme que le film va rendre conscientes. Car bien que Michelle semble bizarrement banaliser cette agression (elle l’annonce à ses amis sans s’émouvoir), cette distanciation apparente cache une préoccupation réelle (elle fait quand même changer les serrures) mais qu’elle gère presque en dilettante. Ses souvenirs de l’agression la laissent moins traumatisée que pensive. Ce qui crée un surprenant décalage mais donne tout son intérêt au film.

Bien qu’elles soient martyrisées dans beaucoup de ses films, les femmes sont presque toujours la figure centrale chez Verhoeven, et ce dès son premier long-métrage (Business is business), elles font preuve de caractère et tiennent tête aux hommes, voire les manipulent, dans leur intérêt (telle la veuve noire du baroque et formaliste Le quatrième homme) ou pour leur survie (la juive résistante de Black Book). Michelle succède donc à ses consœurs et fait preuve de dérision face à l’adversité, elle qui traîne dans son sang un horrible héritage. Le film fait d’ailleurs de ce motif sanguin une manifestation corporelle qui lui colle à la peau : de la marque intime du viol à la photo de son enfance, cette couleur est comme une trace qui la hante, elle en redemande pourtant même par procuration (allusion à l’effusion d’hémoglobine qu’elle souhaite pour son jeu vidéo). Car les liens du sang sont bien ce qui irriguent le film, qui, sous couvert de thriller, aborde la relation familiale dans tout son dérèglement : prise entre une mère dont elle ne comprend pas les mœurs et un fils dont le comportement l’exaspère, elle ne peut s’empêcher non plus de se mêler de la vie amoureuse de son ex-mari (Charles Berling). La réjouissante scène du repas de Noël montre tout le paradoxe d’une femme qui aime se faire chef d’orchestre de l’intime avec une certaine perversité. Isabelle Huppert, dans un rôle où elle se fait sérieusement malmenée, propose une incarnation sans faille de cette femme ambivalente, saisissant subtilement dans son ton et ses expressions, la contradiction des sens. Elle est un film en trompe-l’œil qui traque les pulsions pour mieux les extérioriser dans un jeu sadique où Éros et Thanatos sentent le soufre. 

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

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