vendredi 20 mai 2016

► GREEN ROOM (2016)

Écrit et réalisé par Jeremy Saulnier


... Quand surgit la sauvagerie


Sorti discrètement sur nos écrans en juillet 2014, Blue Ruin avait été remarqué et distingué à Cannes l’année précédente en y recevant le prix de la critique internationale, ce qui avait permis de découvrir le prometteur Jeremy Saulnier. Green Room, sélectionné à son tour à Cannes en 2015 pour la Quinzaine des réalisateurs, est le troisième long-métrage du réalisateur américain, adepte du cinéma de genre. Si son premier essai cinématographique (Murder Party en 2007, resté inédit chez nous) lorgnait du côté de la comédie horrifique, Blue Ruin empruntait avec talent les sillons du revenge movie dans un style singulier qui avait séduit les critiques. Le cinéaste faisait d’un homme terrassé par la douleur, un vengeur iconoclaste, à la fois actif et apathique, lancé dans une quête meurtrière. Créateur d’ambiance anxiogène, Jeremy Saulnier, qui est son propre scénariste, sait concocter des histoires qui lui permettront d’exploiter sa mise en scène. Son film précédent se concluait d’ailleurs lors d’un huis-clos haletant aux cadrages ciselés. Cet intérêt pour les lieux fermés continue de le travailler puisqu’il en fait dans Green Room l’élément principal et le moteur de l’action. En effet, un groupe de hard-rock composé de jeunes musiciens : trois garçons et une fille, parcourent les routes à bord d’un van afin d’assurer leurs concerts à travers le pays. A la suite d’un imbroglio, ils sont contraints de jouer dans un endroit peu recommandable : un bar glauque situé en forêt et fréquenté par des skinheads. Ils ne savent pas encore qu’il va leur falloir faire bien plus qu’honorer leur contrat. Témoins d’un meurtre, les voilà piégés dans l’espace confiné d’une loge : que faire quand le seul choix qui s’offre à vous est la mort ? Empruntant certaines données au genre hybride du survival, Green Room substitue une nature hostile à une autre, bien pire : la nature humaine. Comme il avait su le faire dans Blue Ruin, Jeremy Saulnier digère les codes pour que surgisse du carnage la part de sauvagerie enfouie en chacun, tout en faisant bouger avec pertinence les lignes entre alliés et adversaires. 

Là où le récent Desierto offrait un terrain de chasse à ciel ouvert à un frontalier xénophobe, Green Room séquestre sur un terrain restreint deux Amériques dont elle va éventrer les relents diaboliques et nauséeux. On retrouve dans le film de Jeremy Saulnier le drapeau confédéré, aperçu également dans celui de  Jonás Cuarón, tous deux pointent l’ancrage d’idéologies qui couvent sur un territoire. Du désert californien à la forêt profonde où échouent le groupe, il n’y a qu’un film. Terrés loin de la civilisation, ces extrémistes y cultivent l’entre-soi : l’arrivée des jeunes est une intrusion de cette société dont ils se sont exclus. Les amateurs du genre savent que cette Amérique profonde est le terreau cinématographique de toutes les déviances et de tous les dangers (monstres, rednecks…), le réalisateur brouille cependant ce manichéisme classique et va s’amuser à montrer différemment des comportements attendus. La sortie de route inaugurale du van (dans le champ de maïs) a valeur d’annonce d’un virage brusque dont personne ne sortira indemne. Ce qui est littéralement un écart de conduite va se transposer à tout le groupe lorsqu’il va se trouver dans une situation inextricable. Il leur faudra perdre leurs réflexes civilisés pour gagner de l’espérance de vie (comme lorsque que tous assistent résignés à un étouffement provisoirement salvateur) quant au contraire certains des skinheads vont révéler un visage surprenant. Green Room déplace ainsi le curseur de la cruauté tout en intervertissant les rôles de dominants et dominés, à l’intérieur même des amis retranchés. Ce n’est pas un hasard si ce sont précisément les deux jeunes qui semblent les plus fragiles psychologiquement qui vont s’avérer les plus coriaces. Le bunker se transforme en lieu de passage pour rite initiatique sanglant, d’un côté comme de l’autre, l’un des adversaires gagne ses galons (ici des lacets rouges) en prouvant sa fidélité tandis que l’un des musiciens bascule et se meut en combattant (marqué entre autres par le rasage du crâne, comme le faisait Kevin Bacon dans Death Sentence). L’effet cathartique de leur musique (voir le ralenti sur la foule en transe) a changé de statut : la virulence n’est plus dans les paroles et les accords (eux qui plaidaient pour l’adrénaline d’un concert), mais dans les actes.

Green Room respecte les trois unités : temps, lieu, action, qui donnent au tragique cette promiscuité tendue car le décor reste sommaire et c’est la porte de la loge qui focalise l’attention, elle est le seul passage entre le dedans et le dehors, l’unique séparation entre la vie et la mort. L’héroïne de l’angoissant 10 Cloverfield Lane était enfermée avec son  geôlier, ce qui n’est pas le cas ici mais ce qui rend finalement l’évasion plus ardue puisque le groupe doit se mettre en danger pour s’extraire, à moins qu’il n’inverse la situation mais faire entrer la barbarie veut dire se mettre à son niveau. L’idée d’une frontière poreuse entre deux types de comportements humains se trouve ainsi caractérisée par le jeu des intrusions successives. Autre particularité : la riposte construite des skinheads qui démontre leur froide préparation, ils préfèrent faire intervenir des chiens de combat pour simuler une violation de propriété et protéger leurs arrières. Des deux côtés, on pense l’affrontement dans une démarche de survie à court ou à long terme selon le camp. Les jeunes laissent jaillir une violence à la hauteur de leurs bourreaux et l’unité ne se fait pas forcément entre alliés supposés. Le titre du film (trompeur en traduction littérale) désigne la loge et donc un endroit qui n’est pas anodin, à la fonction déterminée : c’est là que les artistes se préparent avant leur prestation. Or, tous se transforment en effet dans ce qui est devenu l’antichambre des horreurs : ils y laisseront bien plus que leur ancienne vie. Même si on aurait aimé que le film aille encore plus loin dans sa différence, Green Room s’avère accrocheur et d’une mordante efficacité. 

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

27/04/2016 

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