lundi 23 mai 2016

► JULIETA (Cannes 2016)

Écrit et réalisé par Pedro Almodóvar, d'après l'oeuvre d'Alice Munro


... Au fille de la mémoire
 

Cinéaste qui a toujours su faire la part belle aux femmes, Pedro Almodóvar provoque à chaque fois la sensation lors d’une montée des marches toujours glamour accompagné de ses actrices du moment. Le festival leur a d’ailleurs rendu hommage avec un mémorable prix d’interprétation féminine collectif pour Volver en 2006. C’est la sixième fois que le flamboyant cinéaste espagnol investit la croisette, faisant partie des grands habitués de ce barnum festif et étoilé qui annonce l’été. Reconnu tardivement par le festival (il faudra attendre 1999 et Tout sur ma mère) qui lui décerne le prix de la mise en scène pour sa première sélection, Almodóvar aura presque reçu l’éventail complet des récompenses cannoise (il a en effet également obtenu le prix du scénario pour Volver et le prix de la jeunesse pour La piel que habito) mais la palme d’or, elle, se fait attendre. Alors qu’il a obtenu des Césars, des Oscars et des Goyas pour ses œuvres, les jurys cannois lui ont pour l’instant préféré d’autres réalisateurs. Le festival ne ménage cependant pas ses efforts pour le voir distinguer puisqu’il est régulièrement sélectionné en compétition officielle. Julieta saura-t-il séduire le jury au plus haut point ? Trois ans après sa fantaisie aérienne (Les amants passagers), le cinéaste ibérique revient avec un film moins léger sur la destinée sentimentale et existentielle d’une femme, à travers différents âges de la vie, dont le prénom donne au film son titre. Julieta est en passe de quitter Madrid pour suivre son compagnon au Portugal, non sans difficulté car cette ville est celle qui l’a accueillie après un drame familiale et dans laquelle elle s’est reconstruite. S’en aller, c’est laisser derrière elle une histoire chargée que la rencontre fortuite avec l’ancienne meilleure amie de sa fille Antía va raviver. Voilà douze ans que Julieta n’a plus de nouvelles de cette dernière. Ce rappel soudain à un passé aussi heureux que douloureux la bouleverse et motive sa décision de renoncer à son départ. Elle commence alors l’écriture d’un long récit en forme de lettre à sa fille et qui sera celui du film… Almodóvar réalise un drame féminin attachant et délicat sur le souvenir et la culpabilité.

Les histoires familiales ont souvent été des nœuds d’intrigues fortes dans le cinéma d’Almodóvar et Julieta en fait désormais partie. Les personnages de mères sont ainsi récurrents : de Becky (Talons aiguilles) à Irène (Volver) en passant par Manuela (Tout sur ma mère), toutes ont marqués de leur présence les films du cinéaste. C’est un rôle évolutif qu’incarne cette fois-ci le personnage de Julieta : elle est d’abord cette mère qui décide de se souvenir après avoir tenté de s’imposer l’oubli puis elle redevient, à la faveur d’un flash-back qui dure presque tout le film, la jeune femme qu’elle était. Il était important de choisir deux actrices qui feraient naturellement le lien entre elles, entre ces périodes de vie contrastées : Emma Suárez est donc la Julieta du présent (nouvelle venue chez Almodóvar, elle a été l’actrice fétiche d’un autre réalisateur espagnol, Julio Medem) tandis qu’Adriana Ugarte incarne la Julieta d’hier (première fois aussi chez Almodóvar pour cette jeune actrice pétillante). Un duo d’actrices inédit donc qui sied parfaitement à l’univers du réalisateur, l’aînée donne au rôle toute la fragilité d’une femme qui se craquelle et la seconde apporte sa fraîcheur et sa vivacité tout en sachant prendre le tournant de la gravité. Car c’est à une palette de sentiments que nous convie le film. A travers ce récit, il est question d’amour, de perte et d’incompréhension : pourquoi et comment une femme en arrive-t-elle à effacer de sa vie sa fille chérie ? « Se souvenir, c’est s’écorcher » écrivait Françoise Giroud (Gais-z-et contents): le destin se charge de confronter Julieta à une blessure faussement cicatrisée. Almodóvar orchestre la mise en scène de la rencontre avec l’ancienne amie d’Antía dans cette optique : la brusquerie est de mise à ce coin de rue qui laisse apparaître en évidence un reluisant panneau « Sens interdit ». Motif symbolique qui désigne une voie sur laquelle Julieta avait tiré un trait et qu’elle se refusait à emprunter, pour son bien. Braver l’interdit devient alors plus fort et l’écriture libère ce qui était refoulé, voire pourrait apporter des réponses à des questions oubliées. 

De sa fille, Julieta n’a conservé qu’une photo déchirée qu’elle recolle morceaux par morceaux, faisant d’un portrait souriant, le puzzle d’une mémoire blessée, à l’image du film qui remonte le fil d’événements dont on ne perçoit pas la tragédie. Et c’est bien cet éclairage qui manque à une mère dépossédée d’une partie d’elle-même : elle ne voit pas ce qui les conduiront, elle et sa fille, à n’être plus que des souvenirs désincarnés. De la rencontre avec Xoan, qui deviendra le père d’Antía, jusqu’au vide d’un appartement, relique du passé, Julieta se livre et se délivre dans ce qui est un voyage mouvementé en elle-même. Philologue de métier, elle ne se doute pas que cette mer qui a porté Ulysse vers l’île de Calypso et dont elle étudie l’histoire avec ses élèves, lui apportera ses propres remous. Ce paysage maritime idyllique qui s’observe depuis la fenêtre de la maison qu’elle occupe avec Xoan et leur fille participe de ce regard qui voit sans voir : le calme ne laisse pas présager la tempête. La profession de Julieta est donc loin d’être anodine : comme avec un texte antique, elle va finalement se pencher sur son passé et ce qui est un pénible effort lui permettra alors peut-être d’entrevoir des convergences qu’elle n’avait pas soupçonnées. Si Julieta est la figure féminine principale, elles sont nombreuses à peupler ce passé : outre Antía, il y a sa meilleure amie Bea, Ava, l’amie d’enfance de Xoan et Marian la gouvernante (la fidèle Rossy de Palma). Chacune porte en elle un morceau d’une histoire aux souvenirs communs. Almodóvar ajoute à sa galerie le portrait touchant d’une mère ayant dû se résoudre à l’oubli pour vivre et ne plus subir, Julieta est un film sur l’héritage humain et sur ce qui subsiste envers et contre tout à l’intérieur de nous.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

18/05/2016

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