Écrit et réalisé par Pedro Almodóvar, d'après l'oeuvre d'Alice Munro
... Au fille de la mémoire
Cinéaste qui a toujours su faire
la part belle aux femmes, Pedro Almodóvar provoque à chaque fois la sensation
lors d’une montée des marches toujours glamour accompagné de ses actrices du
moment. Le festival leur a d’ailleurs rendu hommage avec un mémorable prix
d’interprétation féminine collectif pour Volver
en 2006. C’est la sixième fois que le flamboyant cinéaste espagnol investit
la croisette, faisant partie des grands habitués de ce barnum festif et étoilé
qui annonce l’été. Reconnu tardivement par le festival (il faudra attendre 1999
et Tout sur ma mère) qui lui décerne
le prix de la mise en scène pour sa première sélection, Almodóvar aura presque
reçu l’éventail complet des récompenses cannoise (il a en effet également
obtenu le prix du scénario pour Volver et
le prix de la jeunesse pour La piel que
habito) mais la palme d’or, elle, se fait attendre. Alors qu’il a obtenu
des Césars, des Oscars et des Goyas pour ses œuvres, les jurys cannois lui ont
pour l’instant préféré d’autres réalisateurs. Le festival ne ménage cependant
pas ses efforts pour le voir distinguer puisqu’il est régulièrement sélectionné
en compétition officielle. Julieta
saura-t-il séduire le jury au plus haut point ? Trois ans après sa
fantaisie aérienne (Les amants passagers),
le cinéaste ibérique revient avec un film moins léger sur la destinée
sentimentale et existentielle d’une femme, à travers différents âges de la vie,
dont le prénom donne au film son titre. Julieta est en passe de quitter Madrid
pour suivre son compagnon au Portugal, non sans difficulté car cette ville est
celle qui l’a accueillie après un drame familiale et dans laquelle elle s’est
reconstruite. S’en aller, c’est laisser derrière elle une histoire chargée que
la rencontre fortuite avec l’ancienne meilleure amie de sa fille Antía va
raviver. Voilà douze ans que Julieta n’a plus de nouvelles de cette dernière.
Ce rappel soudain à un passé aussi heureux que douloureux la bouleverse et
motive sa décision de renoncer à son départ. Elle commence alors l’écriture
d’un long récit en forme de lettre à sa fille et qui sera celui du film… Almodóvar
réalise un drame féminin attachant et délicat sur le souvenir et la
culpabilité.
Les histoires familiales ont
souvent été des nœuds d’intrigues fortes dans le cinéma d’Almodóvar et Julieta en fait désormais partie. Les
personnages de mères sont ainsi récurrents : de Becky (Talons aiguilles) à Irène (Volver) en passant par Manuela (Tout sur ma mère), toutes ont marqués de
leur présence les films du cinéaste. C’est un rôle évolutif qu’incarne cette
fois-ci le personnage de Julieta : elle est d’abord cette mère qui décide
de se souvenir après avoir tenté de s’imposer l’oubli puis elle redevient,
à la faveur d’un flash-back qui dure presque tout le film, la jeune femme
qu’elle était. Il était important de choisir deux actrices qui feraient
naturellement le lien entre elles, entre ces périodes de vie contrastées :
Emma Suárez est donc la Julieta du présent (nouvelle venue chez Almodóvar, elle
a été l’actrice fétiche d’un autre réalisateur espagnol, Julio Medem) tandis qu’Adriana
Ugarte incarne la Julieta d’hier (première fois aussi chez Almodóvar pour cette
jeune actrice pétillante). Un duo d’actrices inédit donc qui sied parfaitement
à l’univers du réalisateur, l’aînée donne au rôle toute la fragilité d’une
femme qui se craquelle et la seconde apporte sa fraîcheur et sa vivacité tout
en sachant prendre le tournant de la gravité. Car c’est à une palette de
sentiments que nous convie le film. A travers ce récit, il est question
d’amour, de perte et d’incompréhension : pourquoi et comment une femme en
arrive-t-elle à effacer de sa vie sa fille chérie ? « Se souvenir, c’est s’écorcher »
écrivait Françoise Giroud (Gais-z-et
contents): le destin se charge de confronter Julieta à une blessure
faussement cicatrisée. Almodóvar orchestre la mise en scène de la rencontre
avec l’ancienne amie d’Antía dans cette optique : la brusquerie est de
mise à ce coin de rue qui laisse apparaître en évidence un reluisant panneau
« Sens interdit ». Motif symbolique qui désigne une voie sur laquelle
Julieta avait tiré un trait et qu’elle se refusait à emprunter, pour son bien.
Braver l’interdit devient alors plus fort et l’écriture libère ce qui était
refoulé, voire pourrait apporter des réponses à des questions oubliées.
De sa fille, Julieta n’a conservé
qu’une photo déchirée qu’elle recolle morceaux par morceaux, faisant d’un
portrait souriant, le puzzle d’une mémoire blessée, à l’image du film qui
remonte le fil d’événements dont on ne perçoit pas la tragédie. Et c’est bien cet
éclairage qui manque à une mère dépossédée d’une partie d’elle-même : elle
ne voit pas ce qui les conduiront, elle et sa fille, à n’être plus que des
souvenirs désincarnés. De la rencontre avec Xoan, qui deviendra le père d’Antía,
jusqu’au vide d’un appartement, relique du passé, Julieta se livre et se
délivre dans ce qui est un voyage mouvementé en elle-même. Philologue de
métier, elle ne se doute pas que cette mer qui a porté Ulysse vers l’île de
Calypso et dont elle étudie l’histoire avec ses élèves, lui apportera ses
propres remous. Ce paysage maritime idyllique qui s’observe depuis la fenêtre
de la maison qu’elle occupe avec Xoan et leur fille participe de ce regard qui
voit sans voir : le calme ne laisse pas présager la tempête. La profession
de Julieta est donc loin d’être anodine : comme avec un texte antique,
elle va finalement se pencher sur son passé et ce qui est un pénible effort lui
permettra alors peut-être d’entrevoir des convergences qu’elle n’avait pas
soupçonnées. Si Julieta est la figure féminine principale, elles sont
nombreuses à peupler ce passé : outre Antía, il y a sa meilleure amie Bea,
Ava, l’amie d’enfance de Xoan et Marian la gouvernante (la fidèle Rossy de
Palma). Chacune porte en elle un morceau d’une histoire aux souvenirs communs. Almodóvar
ajoute à sa galerie le portrait touchant d’une mère ayant dû se résoudre à
l’oubli pour vivre et ne plus subir, Julieta
est un film sur l’héritage humain et sur ce qui subsiste envers et contre tout
à l’intérieur de nous.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
18/05/2016
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