jeudi 25 mai 2017

► RODIN (Cannes 2017)

Écrit et réalisé par Jacques Doillon


... La beauté du geste


A l’occasion du centenaire de sa disparition, le sculpteur Auguste Rodin est célébré : outre une rétrospective au Grand Palais, il y a donc ce film de Jacques Doillon, présenté en compétition à Cannes. Ce qui constitue en soi un événement puisqu’il n’avait plus concouru dans cette catégorie depuis 1984 et La Pirate ! Son film est néanmoins incarné par un acteur qui lui a eu récemment les honneurs du festival cannois : Vincent Lindon y a en effet obtenu le prix d’interprétation masculine en 2015 pour son rôle dans La loi du marché. Ce n’est pas la première fois que Jacques Doillon s’intéresse à des personnages faisant partie du patrimoine culturel : on se souvient qu’il avait mis en scène la relation entre les écrivains Benjamin Constant et Germaine de Staël dans Du fond du cœur (1994). Mais cela reste néanmoins une exception dans sa filmographie, à laquelle s’ajoute désormais ce portrait du sculpteur aux œuvres iconiques. Vincent Lindon avait en revanche déjà eu l’occasion d’interpréter un personnage historique, en l’occurrence le docteur Charcot, dans Augustine (2012). Et qui dit Rodin dit Camille Claudel : l’élève devenue sa maîtresse dans une relation aussi stimulante qu’orageuse, cette histoire de passion amoureuse et créatrice qui s’entremêle avait tout pour séduire un cinéaste qui depuis plus de 40 ans déjà dépeint les amours troublées et troublantes de couples à tous les âges de la vie : que ce soit les adolescents de La fille de 15 ans (1989), les adultes polyamoureux du Mariage à trois (2010) ou encore de la jeune Camille qui veut donner son amour au Premier venu (2008). Les sentiments dans tous leurs états, ça le connaît, et il fallait bien la finesse de son approche pour s’immiscer dans l’intimité de ces deux artistes qui ont un temps lié leur art et leur cœur. Comme l’indique le carton liminaire : le film commence avec un Rodin qui, à 40 ans, va enfin acquérir la reconnaissance. L’état vient de lui commander ce qui restera son œuvre la plus monumentale, bien qu’inachevée, sa Porte de l’Enfer, d’après La Divine Comédie de Dante. Le film va suivre ces années fructueuses qui verront éclore certaines de ses œuvres les plus emblématiques comme se faner sa relation avec Camille Claudel avec, tel un fil rouge, la création de sa statue de Balzac qu’il lui faudra imposer comme on impose un style. C’est avec la beauté d’un geste gracile que Doillon réalise un portrait d’une douceur passionnée où l’image est comme la main qui palpe la matière.


L’artiste face à son œuvre : ainsi s’ouvre Rodin dans un subtil plan séquence, une image en continue comme une masse de terre, un bloc, qui deviendra sculpture, qui deviendra film. La séquence opère d’ailleurs un signifiant retournement de posture puisqu’elle s’achève par un Rodin qui nous fait désormais face : la silhouette anonyme s’est muée en figure adoubée. « Je n’étais personne avant » confesse-t-il plus tard à un Cézanne en manque de reconnaissance. Doillon installe par la même occasion l’indissociable Camille Claudel (Izïa Higelin, confirmant avec aplomb son césar du meilleur espoir féminin obtenu en 2013) qui par sa perspicacité et son caractère enjouée se fait un exégète séduisant et réconfortant. Leur relation est au cœur du film qui peut être vu comme le contre-champ de celui de Bruno Nuytten (Camille Claudel, 1988, avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu) qui suivait le parcours spécifique, en dehors de l’atelier de Rodin, de l’artiste au destin tragique. Le cinéaste instaure à ce propos une approche formelle qui réunit à l’écran le trio qui les constitue : lui, elle et la sculpture. En effet, de nombreuses scènes s’organisent avec ce principe comme disposition géographique : les deux protagonistes dialoguent longuement avec au centre de l’image, et entre eux, une œuvre. A deux reprises, il y a d’ailleurs une analogie entre la statue et le corps à corps entre les amants : tout d’abord avec « Je suis belle », qui voit un homme porter la femme accroupie, qui devient Rodin faisant corps avec Camille au lit dans la scène qui suit ; puis « La valse » de Claudel qui conduit les amoureux a esquissé un pas de danse. Ce mimétisme de la mise en scène explore délicatement la liaison tant artistique que physique entre les deux créateurs et comment cela les influence et les marque. Rodin ne s’adressera-t-il pas seul face au visage de plâtre de son amante (L’Adieu) à la lueur d’une bougie mélancolique ? De même, L’implorante de Camille Claudel, dont il découvre dans le film une version primitive, prend-elle une valeur tristement sentimentale à l’aune de leur histoire, tel un dialogue artistique à distance. 


L’homme aimant (mais pas exclusif, ce qui précipitera sa rupture avec Camille) va ainsi de pair avec l’artiste qui fait preuve de la même détermination dans son travail même s’il se heurte parfois à l’incompréhension de ses contemporains : Les Bourgeois de Calais en sont un exemple frappant alors qu’ils sont exactement ce que recherchait Rodin. Il fait presque s’animer les personnages en demandant à ses modèles de tournoyer autour, inscrivant son œuvre dans le vivant tel qu’il le conçoit. Sa représentation de Balzac, qui lui vaut les critiques acerbes des commanditaires, lui fait dire : « Je ne cherche pas à plaire, je cherche le vrai », et la conception en trois dimensions que permet la sculpture insuffle effectivement à ses personnages une chair, quelle qu’en soit la matière. D’où l’importance des modèles, nécessaire à l’acte créateur, Rodin n’hésitant pas à ruser quand ce dernier se montre récalcitrant : il fera ainsi Victor Hugo de mémoire, allant du modèle à la tête sculptée. Pour le fameux Balzac, il cherche un profil approchant pour scruter et reproduire le vivant qu’il a  besoin de contempler. Ce rapport au corps, Jacques Doillon l’avait admirablement travaillé avec Mes séances de lutte (2013), hypnotique joute physique où, lors d’une scène, la chair rose devenait boueuse, transformant le couple luttant en statue en mouvement.  Le film prend le parti de plans longs pour accompagner dans son geste un Vincent Lindon époustouflant, habité par la figure du maitre et qui, discrètement, prendra au détour d’un plan, l’attitude de son mythique Penseur. Rythmé par des fondus au noir qui confère au film son aspect de velours, Rodin est un film passionnant sur un dompteur de matière qui donne vie à l’inerte.

25/05/2017    

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