vendredi 21 novembre 2014

► MARIE HEURTIN (2014)

Réalisé par Jean-Pierre Améris ; écrit par Jean-Pierre Améris et Philippe Blasband 


 ... La pulsion de la connaissance


Le cinéma de Jean-Pierre Améris est celui de la rencontre, les personnages qu’il filme se découvrent, s’affrontent, s’aiment ou se quittent mais ils vont au moins emprunter une route commune face à l’adversité, et faire front, ensemble. Ainsi, Dimitri va-t-il accepter la mort grâce à Suzanne et sa joie de vivre dans C’est la vie (2010), tandis que la petite Élisabeth fera son voyage initiatique avec Yvon, échappé d’un asile dans Je m’appelle Élisabeth (2006). Marie Heurtin s’inscrit dans cette lignée à travers deux personnages, Sœur Marguerite et la jeune Marie, que la vie va mettre sur un même chemin. Inspiré d’une histoire vraie se déroulant à la fin du XIXème siècle, le film est le récit d’un apprentissage, celui d’une sourde et aveugle de naissance qu’une bonne sœur va prendre sous son aile. Jean-Pierre Améris sait traiter la particularité physique ou sentimentale, il l’a déjà fait dans Les Émotifs anonymes (2010) et dans son film précédent, L’homme qui rit (2012). Nombre de ses personnages ont ainsi un handicap, qu’il soit visible ou psychologique, qui complexifie en apparence leur rapport aux autres et au monde. Marie est donc de cette famille-là : n’ayant jamais quitté ses parents, son arrivée dans une congrégation religieuse qui s’occupent des sourdes est des plus compliquée. D’ailleurs, la mère supérieur n’en veut pas. Il faudra toute la détermination et l’enthousiasme de Sœur Marguerite pour que Marie devienne une pensionnaire. Mais, sans expérience, saura-t-elle s’occuper de cette enfant ? Jusqu’à quel point est-elle prête à s’engager ? Cette épreuve commune ne sera pas sans conséquences sur le ressenti profond de ces deux êtres que le réalisateur filme avec une belle délicatesse.


« Aujourd’hui, j’ai rencontré une âme ». C’est ainsi que Sœur Marguerite narre sa première rencontre avec Marie dans son journal. Par cette phrase, elle met l’accent sur une intériorité, sur ce qui vit dans ce corps sourd et aveugle et qu’elle souhaite vivement faire émerger. Il y a bien sûr une démarche proche de celle de la foi religieuse : elle croit à la possibilité d’amener la petite dans le monde de l’échange et du partage avec autrui alors même que cette dernière n’est que bruit et fureur. Sa croyance passe outre cette apparence : elle est déjà dans l’affect. Leur première rencontre est d’ailleurs symbolique puisqu’elle se passe par le toucher. Véritable « sauvageonne » comme Marguerite le dit elle-même, Marie s’échappe tel un animal effrayé et trouve refuge dans un arbre, faisant corps avec cette nature dont elle a l’habitude. La main de Marguerite (impeccable Isabelle Carré, toute en sobriété et empathie) ira alors chercher celle de l’enfant. Le contact est établi, la sœur a acquis sa certitude. Les sens sont ainsi au cœur du film comme de la vie de Marie, privée de deux, c'est grâce à l’olfactif et au toucher qu'elle appréhende le monde, d’une autre façon. C’est en palpant les visages et en sentant les mains qu’elle fait connaissance avec l’ensemble des sœurs, conférant une intimité certaine à cette interaction puisque toujours basée sur la proximité, ce que réussit bien à rendre Jean-Pierre Améris à travers le jeu d’Ariana Rivoire, elle-même sourde. Elle impressionne dans ce rôle, entre colère et apaisement, et rend prégnant les tourments de son personnage par ses gestes, ses expressions et sa manière de se mouvoir comme cela pouvait être le cas dans le film choc The Tribe (2014) avec uniquement des acteurs sourds.


Cette relation naît sous les coups : du refus de quitter la maisonnée parentale (scène du débattement) au rejet de conventions sociales dont elle ignore la pratique (scène du réfectoire). Le réalisateur choisit de faire durer ces scènes tendues et de les inscrire dans un temps qui est celui de la douleur : Marguerite effectue là son chemin de croix et elle en souffre physiquement (son état de santé est fragile) et moralement (à bout, elle envisage de renoncer). Ces scènes et cette histoire se regardent en miroir du remarquable  et incontournable Miracle en Alabama (Arthur Penn, 1962) qui s’inspirait également d’un cas réel similaire. Dans ces deux films, la figure de la femme dévouée émeut. Marguerite fait don de soi dans cet apprentissage long et difficile où elle est liée viscéralement à Marie. N’est-elle pas attachée, littéralement, à elle lors du trajet inaugural ? La ceinture qui les retient l’une à l’autre est un cordon de vie, un lien physique d’abord subit qui devient émotionnel et sensitif.


Comme dans L’enfant sauvage de Truffaut (1970), Marguerite va enseigner, par la répétition des attitudes à avoir dans la société (s’assoir à table, s’habiller, se coiffer, tenir une fourchette), une conduite que Marie se doit de suivre. Tout est à apprendre pour cette enfant qui n’a jamais été obligée à rien. La démarche de la bonne sœur est de pousser celle qui est aveugle et sourde à comprendre les choses en leur donnant un sens. Une des scènes les plus emblématiques est celle du couteau. L’objet préféré de Marie qu’elle hume et touche sans avoir conscience de sa définition et de sa fonction. Il fait sens pour elle, à Marie de lui faire comprendre le sens commun. L’enseignement du langage étant l’étape suivante et déterminante. Investie de tout son être, Marguerite se met d’ailleurs brièvement dans la situation physique de Marie en se bandant les yeux et en se bouchant les oreilles pour éprouver ce qu’elle ne connaît pas. Dans Peindre ou faire l’amour (2005), les frères Larrieu faisait d’ailleurs de même avec le spectateur en proposant momentanément un écran noir pour épouser la vision du personnage aveugle. Ainsi, ces partages de sensations (Marguerite dira de Marie qu’elle lui fait découvrir « un monde où tout ce qui est vivant palpite sous les doigts ») font du film de Jean-Pierre Améris un accomplissement ; d’une légèreté grave, il est une leçon de persévérance qui mène à la pulsion de la connaissance.

Publié par Le Plus du NouvelObs.com

15/11/14     

mercredi 12 novembre 2014

► INTERSTELLAR (2014)

Réalisé par Christopher Nolan ; écrit par Christopher et Jonathan Nolan


... Aux confins de l'être

Après avoir achevé avec succès sa trilogie consacrée au Chevalier Noir, le désormais très attendu Christopher Nolan nous fait quitter les bas-fonds de Gotham pour nous proposer avec Interstellar un voyage spatial des plus métaphysique. Inception (2010) lui avait déjà permis de mettre en scène les tourbillons de la conscience à travers l’attrait séduisant mais dangereux des possibilités du rêve. Sa nouvelle réalisation l’amène à étendre son propos au sort de l’humanité qui, précisément, a renoncé à l’éventualité d’un ailleurs. La Terre ne permet plus à ses habitants de vivre correctement, l’agriculture a décliné au fil du temps et seule la culture du maïs est encore envisageable. L’air est balayé de tempêtes de poussière qui empoisonnent lentement des humains résignés. Ancien pilote et ingénieur, Joseph Cooper (Matthew McConaughey) survit dans sa ferme avec son père et ses deux enfants, sa fille Murphy et son fils Tom. De mystérieux messages vont le conduire à découvrir avec sa fille une base secrète de la NASA qui, à l’insu de tous, poursuit un programme spatial des plus ambitieux : découvrir une autre planète hors du système solaire pouvant accueillir une humanité à bout de souffle. Première incursion remarquable dans la science-fiction spatiale pour Christopher Nolan qui trouve dans cette aventure sensible et épique une nouvelle dimension pour sa thématique récurrente du rapport à l’autre et à soi-même.  


Largement couvert par la littérature et le cinéma (à peine né, ce dernier emmenait déjà ses spectateurs au-delà de la Terre avec le fameux Voyage dans la lune de Méliès en 1902 alors que plus tard, le monumental 2001 de Kubrick (1968) ouvrait la voie matricielle qu’emprunte aujourd’hui Christopher Nolan), le thème de la conquête spatiale a ses figures et ses motifs. La singularité première d’Interstellar est précisément d’instaurer un monde qui a renoncé à sa volonté conquérante et donc savante. En effet, les politiques ont abandonné ces programmes trop couteux pour se concentrer sur le développement d’une agriculture moribonde. Éloquente séquence de l’école où on s’aperçoit que les manuels ont soit fait disparaître les exploits astronautiques, soit les ont fait passer pour de la propagande ennemie. Ce que déplore Cooper : « Par le passé, nous levions les yeux pour nous interroger sur notre place dans les étoiles ». La terre poussiéreuse est à présent le seul horizon.  


C’est donc par un renoncement que débute  l’histoire pour mieux bifurquer sur un commencement. Dans la lignée d’un Bruce Wayne, contraint au retour héroïque dont a besoin le peuple dans The Dark Knight Rises (2012), Christopher Nolan fait de Cooper son héros stellaire de façon assumée : « Vous avez besoin de moi pour sauver le monde alors » peut-on l’entendre répliquer au professeur chargé de la mission (Michael Caine). Derrière cette phrase volontairement grandiloquente figure en filigrane la mission de Cooper : se mettre au service des autres et donc faire des choix profonds. Dont celui de quitter son foyer. Pour que la philosophie du Magicien d’Oz (Fleming, 1939) : « Il n’y a pas de meilleur endroit que chez soi » perdure, il y a nécessité à se trouver un nouveau cocon. Car le réalisateur est resté fidèle à sa vision, celle où s’entremêle le destin d’un individu avec celui des autres et en particulier des proches. Ainsi, l’intime sera au cœur de ce voyage dans l’univers, l’astronaute Amelia Brand (Anne Hathaway), qui l’accompagne, a le souvenir d’un homme aimé qu’elle espère retrouver tandis que Cooper est affecté d’avoir dû laisser sa famille, en particulier sa fille qu’il a quittée fâchée (jouée adulte par Jessica Chastain). Comme dans Sunshine (Danny Boyle, 2007) qui voyait un équipage chargé de réanimer un soleil mourant, ils vont être amenés à prendre des décisions cruciales au risque de leur entente. Se mettre en péril, c’est mettre l’humanité en danger.


L’exploration des mondes censés pouvoir accueillir l’être humain leur rappellera douloureusement le poids des résolutions. L’une d’elle illustrera de façon émouvante cette donnée sur laquelle ces explorateurs n’ont pas prise : le Temps, dont la notion devient relative au sein de l’espace. Le visionnage des messages transmis depuis la Terre devient la projection concrète d’un éloignement temporel irréversible. En un instant Cooper éprouve une myriade de sensations, celles d’une vie, celle de son fils, témoin éloigné d’une humanité qu’il s’est promis de sauver. De simples bribes de voix entendues à la radio offraient au personnage de Sandra Bullock, perdue en orbite autour de la Terre dans Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), cette présence émotivement salvatrice de l’Autre. Chez Christopher Nolan, la force de continuer vient de cette réalité réduite au souvenir, ne pas céder à l’abattement et enlacer le vivant encore et encore, jusqu’au bout. Tel est le sens du célèbre poème Do not go gentle into that good night (1951) du poète gallois Dylan Thomas, lu à deux reprises dans le film et qui exhorte tout un chacun à « Hurler à l’agonie de la lumière ». Interstellar, servi par une esthétique qui privilégie les échanges au spectaculaire, est une ode galactique aux sentiments humains, même dans l’espace sidéral, ils sont ce qui confère à l’existence son plus bel espoir. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com    

08/11/14

► UNE NOUVELLE AMIE (2014)

Écrit et réalisé par François Ozon, d'après une nouvelle de Ruth Rendell


... Comme une évidence

Le Ozon nouveau est arrivé ! Avec la régularité qu’on lui connaît (pratiquement un film par an), le réalisateur revient avec un film singulier, dans la veine d’une thématique qui lui tient à cœur, celle de l’expression d’une différence avec ses choix et ses conséquences. Son film précédent, Jeune et jolie (2013), accompagnait déjà les désirs particuliers d’une étudiante ayant décidé de se prostituer, par envie, et amenée à faire face à l’incompréhension de son entourage. Une nouvelle amie (librement adapté d’une nouvelle de Ruth Rendell) poursuit cette démarche à travers un bouleversement, celui qui se produit dans la vie de David qui vient de perdre  Laura, son épouse et mère de sa toute petite fille. Ce drame est vécu tout aussi profondément  par Claire, l’amie d’enfance de Laura qu’elle n’a jamais quittée. Inconsolable, chacun vit de son côté son deuil jusqu’au jour où Claire reprend contact avec David, ce qu’elle découvre alors va modifier sa vision de l’existence. 

En effet, elle s’aperçoit que David a pris l’habitude, chez lui, de s’habiller en femme, avec les vêtements de la défunte. Mais point ici d’aliénation mentale comme un Norman Bates qui se glissait dans la peau de sa mère pour commettre ses crimes dans Psychose (Hitchcock, 1960) mais plutôt une version adulte de Ma vie en rose (Alain Berliner, 1997). L’effet de surprise passée, une nouvelle relation émerge alors entre David et Claire, qui accepte étrangement rapidement cette situation inédite. Si Ozon choisit le drame sentimental, il le traite avec une certaine naïveté assumée dans une réalité idéalisée, comme dans Angel (2006) où il choisissait une esthétique grandiloquente pour faire corps avec son héroïne. Une nouvelle amie joue avec les apparences pour soulever les jupes de l’ambivalence et permettre l’expression d’un autre sens.


« C’est peut-être parce que je les désire que je veux leur ressembler ». David (Romain Duris) aussi s’interroge sur cette envie de devenir femme qui semble être naturelle pour lui, il en a même acquis les manières et les attitudes (intonation de voix, gestuel…) et puis n’est-ce pas également un moyen, certes particulier, d’offrir une mère à sa petite fille ? Les justifications ne sont cependant pas ce qui préoccupe David, il préfère montrer à Claire (Anaïs Demoustier) sa garde-robe et envisager des retouches ici et là. D’abord choquée, Claire va commencer à trouver son compte en celui qui est en train de devenir sa nouvelle amie. Mais cela est-il bien sain ? N’est-ce pas dans le souvenir de Laura que tous les deux s’enferment à travers ce mimétisme d’une histoire passée (le portrait peint de Laura les toise lors de la scène à la campagne)? 

S’il emprunte parfois le ton de la comédie (la visite de la belle-mère, la scène de l’ascenseur), Ozon n’est cependant pas dans le registre de Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959) avec les mythiques transformations en femmes de Tony Curtis et Jack Lemmon. Le travestissement à l’œuvre n’est pas une farce, il y a quelque chose de profond à l’œuvre dont ni David ni Claire ne maitrisent complétement l’évolution. Le film se situe d’avantage du côté de La fausse suivante (Benoît Jacquot, 2000) où Isabelle Hupert s’éprenait d’un homme qui était en réalité une femme (Sandrine Kiberlain) ou du cinéma de Polanski dans le trouble et le malaise que provoque le changement d’apparence comme dans La Vénus à la fourrure (2013) où Mathieu Amalric se paraît d’attributs féminins. Car David n’en reste pas moins attiré par les femmes et l’ambiguïté devient forte entre lui, Claire et Virginia (prénom donné à David par Claire à la consonance loin d’être innocente). 


Ozon n’a pas décidé de faire un film qui montrerait la difficulté d’un homme travesti en femme à s’intégrer dans la société. Il passe rapidement sur l’épreuve que représente la sortie de la maison vêtu en Virginia puis préfère la focalisation sur la relation naissante et équivoque entre les deux amies alors même que Claire est mariée à Gilles (Raphaël Personnaz). Ainsi, la séquence du shopping montre une complicité bien plus que les quelques regards en biais. Comme si le fait d’être accepté tel quel par Claire était gage d’existence épanouie pour Virginia. Lawrence Anyways (Xavier Dolan, 2012) était du même ressort et pointait la sensation viscérale d’être autre, mettre ce qu’il y avait au fond de soi en avant, rendre visuel son ressenti intérieur. Et la performance de Romain Duris est à souligner car il incarne avec une sensibilité certaine un rôle exigeant qui demande un travail d’interprétation fort afin que Virginia ne soit pas qu’un corps transformé mais bien une personne. Une fois acquis cette personnalité, l’importance de l’habillage est tout aussi soigné, pomponnée comme ses consœurs de 8 femmes (2001), Virginia est d’abord dans une certaine outrance (robe rose bonbon) que double la mise en scène par la descente de l’escalier façon diva. 

C’est qu’il y a un côté conte de fée revendiqué dans Une nouvelle amie, la demeure de Claire dans une campagne sublimée en étant le château rêvé. La ritournelle au piano en étant la parure musicale. Claire est cependant celle qui brise cette bulle enchantée forcément éphémère et tente de se raccrocher à la réalité : « Tu es malade ! » assène-t-elle comme pour se convaincre de quelque chose qui ne cesse de la troubler, l’amenant à la confusion mentale et à la spirale du mensonge envers son mari et elle-même. Ainsi, dans l’horizon du cinéma d’Almodóvar, Ozon filme l’éclosion d’un homme à une nature qui lui devient intensément évidente, comme lors de la scène du cabaret où le spectacle qui s’offre à lui est cette émotion vive qui transforme une supposition en affirmation. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

09/11/14    

dimanche 9 novembre 2014

► VIE SAUVAGE (2014)

Réalisé par Cédric Kahn ; écrit par Cédric Kahn et Nathalie Najem


... La norme et la marge

Comme souvent, Cédric Kahn puise sa matière cinématographique dans un ouvrage, et celui dont il s’inspire cette fois relate une affaire familiale dont nous n’avons eu qu’une vision parcellaire pendant longtemps puisque ses protagonistes vivaient cachés.  Leur récit (Hors système sorti en 2010) nous fait partager le quotidien d’un père et de ses deux fils qu’il a soustrait à leur mère suite à une séparation. Ce qui était devenu l’affaire Fortin a défrayé la chronique il y a plusieurs années à travers le combat judiciaire d’une mère qui a duré une décennie. Une des singularités de cette histoire vraie est que le père est resté avec les enfants sur le territoire français durant toute cette longue escapade (11 ans). Pour éviter d’être retrouvés, ils débutent alors une vie loin de l’urbanité et de ses lois, privilégiant la nature, ses fermes ou ses abris de fortune. Séparés de leur mère, les enfants vont se construire une autre existence où toutes les routes sont bonnes sauf celle qui les ramènerait à un foyer appartenant au passé. C’est avec une grande sobriété que Cédric Kahn traite ce sujet délicat, sans manichéisme, toujours proche des personnages qu’il accompagne sur un chemin où l’adolescence suivra l’enfance, où à la robinsonnade inaugurale succédera les remises en questions. Se dissimuler et mentir sans cesse n’est-il pas un obstacle pour se construire ?


C’est dans l’urgence que s’ouvre le film, la caméra mouvante fait corps avec une situation qu’on comprend rapidement : Nora (Céline Sallette) fuit la caravane familiale avec ses trois enfants, bagages sous les bras, alors que son mari, Paco (Mathieu Kassovitz), vient de s’absenter. Marche à pied, voiture, train : les modes de transports se multiplient dans la précipitation d’une fuite préméditée. La brusquerie de ce début in medias res nous rappelle les frères Dardenne (qui sont d’ailleurs co-producteurs). Et déjà des dissensions apparaissent chez les enfants (l’échappée de l’un d’eux chez les beaux-parents) tout comme l’instauration d’une rupture brutale amenant une mise à distance qui sera celle à venir. En effet, la multiplication des obstacles (portes, fenêtres, portail…) sont autant d’éléments qui marquent une frontière qui s’abat, un dehors et un dedans, une vie recadrée et une vie hors cadre. Enfermée dans la maison de ses parents, Nora (qui ne veut plus d’une existence  nomade) en refuse l’accès à Paco qui ne peut que crier le nom de ses enfants. La déchirure est physique entre deux adultes qui ont cessé d’avoir la même vision mais qui ont en commun des enfants, malgré eux entre deux camps. La scène au commissariat où le couple se dispute est éloquente : filmée en champ / contre-champ, chacun est isolé et la communication est impossible, le dialogue se heurte à l’arbitrage de la loi, favorable à la mère. Le plan fixe sur Paco renforce sa détresse et son incompréhension face à une décision judiciaire qu’il vit comme un couperet.


La réinsertion des enfants dans une vie sédentaire passe par un acte symbolique : la tonte de leurs chevelures fournies. Pris entre deux feux, ils subissent. « Vous déciderez quand vous serez plus grand » leur rétorque le gendarme. Ne voir ses enfants que quelques jours dans l’année n’est pas acceptable pour un Paco épris de liberté, à l’enlèvement de leur mère répond donc celui du père. Voilà Tsali (David Gastou puis Romain Depretet) et Okyesa (Sofiane Neveu puis Jules Ritmanic) lancés sur les routes de campagne. Le réalisateur fait le choix de privilégier les relations entre ces trois personnages (avec une caméra souvent proche des visages) et laisse le soin à la lecture en voix off de lettres succinctes pour expliquer le geste. La mère disparaît de la vie des enfants comme de l’écran : elle ne sera plus qu’un souvenir, aussi bien pour Tsali qui pense à elle dans un rêve ensoleillé, que pour Okyesa qui entend sa voix dans une aurore brumeuse. Paco n’a pas oublié non plus sa rencontre avec leur mère, leur amour et leur désir d’une vie différente dans la nature. A ce retour à la vie nomade répond une nouvelle action symbolique : le perçage des oreilles des enfants : « On est pareil maintenant » leur sourit Paco. Commence alors le quotidien fait de leçons en prise directe avec la faune et la flore. « On n’a plus rien. Ne reste que les amis, le ciel et la providence », le discours du père ne manque jamais d’exprimer son rejet d’une société conformiste et de consommation. Allant de campements en communautés, la vie est douce et agréable pour les enfants. La séquence de la fête dans la nuit, avec son cracheur de feu et sa dame au cerceau enflammé a quelque chose de magique et de merveilleux mais ces instants suspendus cachent en creux l’éphémère.


Car cette vie qui reste clandestine oblige les enfants à changer d’identité régulièrement, et ce qui pouvait s’apparenter à un jeu quand ils étaient enfants devient plus lourd à porter une fois l’adolescence venue. Tsali connait ses premiers émois sous la contrainte du mensonge. C’est alors moins le désir de revoir leur mère que de celui de choisir leur existence qui éclate, en particulier pour l’ainé Tsali qui entre en conflit avec son père. Quant à Okysea, son passage chez le coiffeur (écho à la tonte du début) déclenche la fureur d’un père qui voit ses enfants, élevés loin de la société et de ses codes, s’éloigner de lui et de son idéal. Paco n’accepte ainsi pas l’émergence d’envies différentes alors qu’il a pourtant lui-même imposé à ses enfants son mode de vie dans la nature. Jamais dans l’excès dramatique, Cédric Kahn filme avec justesse le portrait d’un père et de ses fils, celui d’un choix radical qui a laissé désemparé une mère mais qui a soudé de façon indéfectible trois êtres. Le temps perdu ne se revit pas, reste à envisager l’avenir, quelque part entre la norme et la marge.

Publié par Le Plus de L'Obs.com

01/11/14