mercredi 4 octobre 2017

► BLADE RUNNER 2049 (2017)

Réalisé par Denis Villeneuve ; écrit par Michael Green et Hampton Fancher


... Vestiges futuristes


Forcément attendue entre crainte et jubilation, la suite du cultissime Blade Runner (1982, d’après un roman de Philip K. Dick) se dévoile enfin, 35 ans après un film qui marqua toute une génération de spectateurs, et pas seulement les amateurs de science-fiction. Son réalisateur, Ridley Scott, qui a ces dernières années repris le flambeau d’un autre mythe qu’il avait également initié, à savoir Alien, laisse cette fois la place convoitée au très bon Denis Villeneuve (l’américain restant néanmoins producteur exécutif). Le canadien enchaine donc avec un projet conséquent mais sous les meilleurs auspices : il sort en effet de la réalisation de Premier contact (2016), un succès public et critique qui l’a fait s’immerger avec talent et originalité dans le genre fantastique. Ce qui ne pouvait que lui permettre d’aborder au mieux l’univers de Blade Runner. Souvenons- nous : Los Angeles, 2019, dans une ville terne et humide, Rick Deckard, est contraint de reprendre du service. Il est chasseur de « replicants », ces êtres humanoïdes, difficilement différentiable des humains, créés par la Tyrell Corporation pour en faire des sujets corvéables dans leurs colonies. Jusqu’au jour où une poignée d’entre eux, parmi les plus évolués, se révoltent, s’enfuient et se cachent au sein de la ville. La traque commence pour Deckard mais cette mission n’aura rien d’habituel, troublé par Rachel, une replicant qui ignore son statut, l’agent éliminateur devra faire des choix qui changeront sa destinée… 30 ans se sont écoulés depuis les événements du film précédent, si Los Angeles est toujours là, sa densification a explosé, la Tyrell Corporation a disparu mais pas ses ambitions. Neander Wallace, un puissant entrepreneur, continue de fabriquer ces humains alternatifs tandis que la police de L.A poursuit l’éradication des anciens modèles. K est un blade runner et un androïde chargé d’éliminer certains de ses semblables moins récents. Ses certitudes vont être bouleversées par la découverte d’un secret qui pourrait renverser la hiérarchie et l’idéologie établies : une replicant aurait donné naissance à un enfant… S’il conserve l’esthétique cyberpunk du premier opus, Denis Villeneuve s’émancipe du film noir et de l’influence du cinéma expressionniste allemand, éléments chers au film précédent, pour s’approprier admirablement cet avenir anxiogène. Thriller futuriste de grande tenue, ce Blade Runner nouvelle génération réussit la continuité tout en développant, artistiquement et scénaristiquement, un univers riche qui donne une véritable consistance à cette suite au suspense mystérieux et attractif.

La tâche n’était pas aisée et pourtant Denis Villeneuve s’en sort donc avec les honneurs, il parvient à avancer tout en regardant en arrière et en fait même le principe fondateur de ce nouveau film : les allusions au passé ne sont ainsi pas qu’un prétexte à d’artificiels clins d’œil, elles sont des éléments constitutifs forts de l’intrigue. K (Ryan Gosling, impeccable) va devoir remonter le fil du temps mais avec sa vision et sa situation personnelle : la question du regard, sur soi, sur autrui, demeure, n’est-ce pas d’ailleurs à l’aide de l’un des motifs récurent du film de 1982 que s’ouvre celui de 2017 (la pupille) ? K exerce son métier sans état d’âme, solitaire, il occupe une place ambigüe dans cette société chaotique : avoir l’apparence de l’humain sans en être un, être un replicant qui en fait disparaître d’autres ; il est honni des deux côtés. L’humanoïde fermier du début lui reproche son acte tandis que ses voisins, comme ses collègues policiers humains, le désigne par une périphrase méprisante : « peau de robot ». Son seul réconfort et son unique distraction réside dans la liaison qu’il entretient avec…un hologramme (Ana de Armas). La réalisation ménage d’ailleurs son apparition (voix hors champ) pour un effet de surprise qui joue sur le décalage entre la normalité attendue et la situation singulière de K, acculé au robotique même dans sa vie privée. Et pourtant, c’est une véritable relation qu’ils entretiennent, loin de l’impersonnelle publicité qui tapisse numériquement les façades. Leurs sentiments, eux, n’ont rien de virtuels, comme c’était le cas dans l’excellent Her (2013). C’est d’ailleurs elle qui va le baptiser, le faisant passer du K désincarné, simple lettre de matricule comme une négation de l’individu, maintenu dans l’aliénation (comment ne pas penser au personnage homonyme de Kafka dans Le château) au Joe humanisant. Plus son présent dévoile sa complexité, plus le passé qu’il traque le fait devenir plus qu’une copie d’être humain…

Comme dans le récent Alien Convenant, il est question du créateur et de ses créatures à travers le personnage de Wallace (Jared Leto) qui, dans une même scène, s’octroie le droit de vie ou de mort, sur sa progéniture humanoïde. Son assistante, ironiquement nommée Luv (Sylvia Hoeks), et qui sera lancée aux trousses de K, malgré sa froideur, laisse couler une larme devant ce spectacle démiurgique. A la manière d’un Citizen Kane (1941), Blade Runner 2049, fait du vestige et de l’enfance la clé de tout : un petit cheval de bois hante les souvenirs de K, réelle réminiscence ou mémoire implantée (thématique qu’on retrouve évidemment dans Total Recall (1990), toujours inspiré de Philip K. Dick) ? Les retrouvailles du spectateur avec  Deckard (Harrison Ford) ont ainsi lieu dans les ruines métaphoriques d’un hôtel suranné, dans une atmosphère ocre qui tranche avec le bleu nuit qui étouffe sans fin L.A depuis le premier film et qui perdure ici. Cette colorimétrie de la mélancolie, associée aux nappes sonores jadis émises par Vangelis et désormais confiées au fameux Hans Zimmer, colle parfaitement au personnage de K qui traine son désenchantement comme une âme en peine, mais encore faudrait-il qu’il est une âme, précisément. La question existentielle posée par le premier film, en particulier à travers le personnage de Roy, rebondit et se prolonge en ouvrant une nouvelle voie qui est celle de la filiation. Citant habilement un dialogue de L’île au trésor de Stevenson qui met en parallèle Jim et Ben Gunn / K et Deckard, Denis Villeneuve inscrit son film dans le sillon de la quête initiatique dont la figurine de bois sera le symbole. Malgré d’importants effets spéciaux numériques, le film a su conserver cette attention aux personnages et aux situations, suscitant une émotion bien humaine, jouant, à l’instar des protagonistes, sur le souvenir du spectateur. Nourri du passé, Blade Runner 2049 grandit dans le présent et tisse le futur avec la même élégance que ces flocons de neige tournoyants au-dessus de Joe.  

04/10/2017

mercredi 30 août 2017

► 120 BATTEMENTS PAR MINUTE (Cannes 2017)

Écrit et réalisé par Robin Campillo


... Brins de vies et grains de poussières

Plus habitué à la Mostra de Venise qu’au festival de Cannes (ses deux premiers films : Les revenants en 2004 et Eastern Boys en 2013 y ont été remarqués), c’est une entrée par la grande porte qu’effectue le réalisateur français Robin Campillo dans le palmarès Cannois. Il y a en effet obtenu le prestigieux prix du jury, présidé cette année par Pedro Almodóvar, pour son vibrant 120 battements par minutes qui relate l’agitation humaine et politique qui anime la section parisienne d’Act Up, au début des années 90. Cette association de lutte contre le SIDA, née aux États-Unis, s’est fait connaître à travers des actions parfois radicales, afin de dénoncer une certaine inertie des pouvoirs publics et mettre en cause des laboratoires sur leurs méthodes de recherches. Ce n’est pas la première fois que le cinéma français aborde frontalement la question de la maladie mais ce n’était pas du point de vue associatif. Il y a ainsi eu bien sûr les emblématiques Nuits fauves (1992) et Jeanne et le garçon formidable  (1997) puis plus récemment Les témoins (2006), qui faisait intervenir un personnage de médecin, joué par Michel Blanc, face à l’émergence de l’épidémie. Et dans le souvenir collectif au-delà de l’hexagone, on retrouve évidemment le Philadelphia (1993) de l’américain Jonathan Demme avec Tom Hanks. Dans Eastern boys, le réalisateur, qui, déjà, mettait en scène des personnages homosexuels, faisait à ce propos une brève allusion au test de dépistage. Mais force est de constater que le cinéma s’est moins intéressé à cette thématique au fur et à mesure des progrès médicaux qui, sans apporter encore un vaccin malgré des décennies de recherches, permettent désormais aux malades de mieux vivre et surtout bien plus longtemps. Le film de Robin Campillo est celui d’une époque qui n’a pourtant rien de révolu : les autorités sanitaires s’inquiétant d’ailleurs d’une recrudescence dans un monde où le SIDA n’est plus, en particulier pour la jeunesse, l’épouvantail qu’il était. 120 battements par minute est ainsi une puissante claque de rappel, narrant formidablement bien les combats d’hier avec ses coups de gueules, ses coups d’éclats et ses coups de cœurs. De l’euphorie militante jusqu’au drame intimiste, Robin Campillo oscille entre grâce et sensibilité avec ferveur et conviction dans un mouvement humain poignant qui secoue le corps, remue l’esprit et fait battre le cœur.


Si son premier film avait un tout autre sujet (des morts revenaient à la vie), il se distinguait déjà : loin d’en faire un film de genre, il prenait au contraire le contre-pied des codes habituels des films de zombies pour en faire une question sociale étonnante et insolite. Comment réintégrer ces revenants dans la société ? Puisqu’ils n’étaient ni agressifs ni dégénérés, il fallait bien leur faire une place…qu’ils n’avaient plus. 120 battements par minutes trouve un vrai écho avec ce film dans la problématique même de l’association Act Up : comment exister dans la sphère politique et médiatique, quelle place prendre dans le débat, comment être vivant quand vous êtes porteur de mort ? Dans un amphi bouillonnant où s’expriment toutes les sensibilités, le réalisateur n’élude pas les contradictions du mouvement, qui se définit lui-même comme « un groupe activiste », ni les dissensions au sein des membres. Cela donne lieu à de vifs échanges, souvent dans la bonne humeur (voir la séquence sur les slogans), que Robin Campillo sait capter dans toute leur exaltation, en agençant les plans comme se distribue la parole (il est d’ailleurs son propre monteur). L’impression d’authenticité de ces joutes tient également à des acteurs formidables, investis et habités, par leur rôle parmi lesquels on retrouve la désormais installée Adèle Haenel (Sophie) qui côtoie des nouveaux venus comme   Antoine Reinartz (Thibault). Tous sont dans une dynamique qui a pour but de franchir le rideau qui sépare la scène de la coulisse : c’est la métaphore qui ouvre habilement le film, cantonnés dans l’ombre, les militants veulent être vus et entendus, arracher une parole, quitte à choquer, qu’ils estiment d’utilité publique. Ils sont, littéralement, dans le contre-champ des autorités et tendent à rentrer, de façon fracassante, dans le champ, par des actions allant du collage d’affiches pour les plus sages à l’irruption sanguine (la couleur rouge sang étant l’un des motifs du film) au siège d’un laboratoire contesté.


Le film se divise clairement en deux parties, l’une étant centrée sur l’activisme et ceux qui l’anime: l’arrivée de nouveaux dès la réunion inaugurale permet précisément au spectateur d’entrer avec eux dans l’assemblée et dans l’histoire en cours. L’autre, qui nous mènera à la fin, emprunte volontairement un ton plus sombre et un rythme plus posé : au mouvement frénétique (voir les pom-pom girls) succède l’inhibition, celle de Sean (Nahuel Pérez Biscayart, qui, s’il ne s’agit pas de son premier rôle, explose véritablement dans son interprétation drôle, émouvante et décomplexée), un des piliers de l’association, rattrapé par le mal contre lequel il lutte haut et fort. Le groupe fait alors place à l’individualité, la bataille collective devient un affrontement solitaire. C’est avec toute la délicatesse et la justesse dont avait déjà fait preuve Robin Campillo dans Eastern Boys que 120 battements par minute se meut en une tragédie intime : celle d’un jeune homme qui dépérit et celle d’un autre, Nathan (Arnaud Valois), son compagnon, qui l’accompagne de toute sa tendresse amoureuse. Des corps qui revendiquent en corps qui jouissent puis en corps qui souffrent, le film scande ces étapes avec une même intensité et une fluidité entrainante (jamais le film ne fait ressentir sa durée de 2h15). La séquence de la veillée dans l’appartement de Sean et Nathan est bouleversante car elle marque le retour du groupe après l’isolement contraint de la maladie : la solidarité, malgré les querelles, est belle à voir et donne à l’amitié une place fondamentale. En cherchant à faire réagir les autres et la société, ils se seront au moins trouvés entre eux. Film de bande énergique, ce prix du jury à Cannes est un hymne à la lutte et à la chaleur humaine où ces brins de vies sont comme ces grains de poussières en suspension isolés par la caméra, aussi bien l’infiniment petit des cellules, que l’infiniment grande  secousse d’une transe vitale. 

26/08/2017

mardi 6 juin 2017

► L'AMANT DOUBLE (Cannes 2017)

Écrit et réalisé par François Ozon, d'après l’œuvre de Joyce Carol Oates


... La peur au ventre


François Ozon est le mal aimé des récompenses et les Césars puis le festival de Cannes de cette année l’ont confirmé : l’élégant et original Frantz (nommé 11 fois !) n’a reçu que le césar de la meilleure photographie tandis que son nouveau film L’amant double est reparti bredouille du festival cannois qui fêtait ses 70 ans. On pensait pourtant que la malédiction du cinéaste avait culminé en 2003 et ce qui fut une soirée cauchemardesque pour le réalisateur de 8 femmes (12 nominations et…rien) mais la suite ne fut pas plus fructueuse. Seul le festival de San Sebastian a su le gratifier de prix à plusieurs reprises dont deux Coquillages d’or pour Le refuge et Dans la maison, mais point de récompenses françaises majeures. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir du talent et une audace certaine même si cela ne lui réussit pas toujours (voir l’atypique Ricky). Le prolifique réalisateur (pratiquement un long-métrage par an) revient donc avec un film très différent du précédent et un genre qu’il n’a pas tant abordé que cela, à savoir le thriller. Il y a bien eu à ses débuts Les amants criminels puis le fameux Swimming pool mais depuis les comédies dramatiques avaient été de mise. Avec L’amant double, Ozon, sans abandonner ses thèmes fétiches (amour, sexualité, introspection), les enveloppe d’une angoissante noirceur qu’on lui connait peu. Adapté de l’ouvrage Lives of the twins (1987), de l’américaine Joyce Carol Oates (que Laurent Cantet avait déjà adapté en 2013 avec Foxfire), l’histoire de L’amant double, comme le suggère son titre, va s’articuler autour de la duplicité. Chloé est une jeune femme mal dans sa peau, victime de maux de ventre depuis son enfance sans raisons cliniques, elle finit par se sentir prête à consulter un psychiatre. C’est Paul Meyer qui la reçoit en consultation : se sentant en confiance avec lui, elle se livre sur sa vie et ses névroses. Plus les séances passent, plus elle retrouve un équilibre jusqu’à ce que Paul décide de mettre un terme aux séances : il ne peut rester son psychiatre car il lui avoue ses sentiments, qui s’avèrent réciproques. Désormais en couple, Chloé fait un jour une découverte qui va bouleverser cette nouvelle existence : Paul a un jumeau caché, Louis, également psychiatre, mais là où l’homme qu’elle aime est un professionnel conventionnel, l’autre a des méthodes bien différentes. Chloé s’engage alors dans des séances moins psychologiques que physiques avec ce trouble double… Même s’il se laisse parfois emporter par la tentation de l’excès, Ozon livre néanmoins un film gémellaire anxiogène à l’ambiguïté baroque.

Frantz avait fait la part belle au formalisme de la mise en scène avec un travail sur une colorimétrie alternant le noir et blanc et la couleur, L’amant double et son thème se prête à une réalisation qui fait du reflet et de la dualité des motifs récurrents qui habillent les images. Les séances entre Chloé et Paul sont assez finement traitées sur un mode elliptique où ce qui se passe dans le cadre en dit plus que les quelques mots échangés. Les fondus enchaînés abolissent la distance entre l’écoutant et la patiente, concrétisant un rapprochement qui n’a pas encore eu lieu et instaurant dans cette relation intime une proximité rythmée par la duplicité (usage du split-screen). La dernière séance est d’ailleurs éloquente quant à la rupture qu’elle opère : la caméra change de point de vue et de l’intérieur bascule à l’extérieur pour filmer ceux qui sont sur le point de devenir un couple et donc de changer de statut (ce passage intérieur/ extérieur sera d’ailleurs le mouvement du film, qui, comme une psychanalyse, va drainer le refoulé pour le mener à la surface). Cet inversement est doublé par l’attitude de Paul qui, avare de mots, se laisse aller à parler tandis que c’est Chloé qui pose les questions. Un retournement qui annonce celui de l’histoire : c’est la patiente qui devient l’enquêtrice, cherchant à percer le mystère de celui qui a mis son âme à nue. Les premières scènes installent de grands motifs hitchcockiens (l’œil, le sexe, la spirale), tous connectés à Chloé qui est comme happée par eux. Le gros plan sur l’œil n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui, mythique, de Catherine Deneuve qui ouvrait magistralement le Répulsion de Polanski, et où il était, précisément, question de dérèglement psychique et de désir. Car Chloé elle-même n’est-elle pas en train, au contact du pervers Louis, de devenir autre ? N’est-ce pas sur ses cheveux coupés que s’ouvre le film : un changement externe, prélude à celui, interne, en gestation.

Chloé (Marine Vacth, qu’Ozon à révéler dans Jeune & Jolie, tour à tour provocante, fragile, en perdition) se meut en une silhouette androgyne qui ajoute à sa curiosité, frêle jeune femme prise entre un feu rassurant et un autre dévorant. Paul est aussi mesuré que Louis est bestial (il va de pair avec son animal fétiche, un chat singulier). « Nous n’avons pas du tout les mêmes méthodes » assure-t-il à une Chloé qui devient secrètement la patiente du frère jumeau de son amant (Jérémie Renier, qui retrouve le réalisateur pour la troisième fois). Et en effet : exploitant une fascination qu’elle arrive mal à dissimuler, il fait d’elle une victime consentante d’un jeu pervers entre dominant et dominée, attraction et répulsion.  L’objet de la découverte devient objet de fantasmes aussi dérangeants que malsains : la scène d’amour où le duo se métamorphose en quatuor, sur une musique angoissante qui sert particulièrement le propos, est un climax qui pointe l’agitation psychologique dont souffre la jeune femme depuis sa rencontre avec Louis. La duplicité de ses hommes semble la contaminer et son environnement ne fait qu’entretenir l’étrange. Ozon exploite avantageusement le Palais de Tokyo et ses installations d’art moderne (où Chloé travaille comme gardienne) pour distiller une atmosphère qui est comme la projection de ce qui la ronge. De la même façon, la question de la filiation ne se cantonne pas à celle des frères : elle est entretenue par la présence d’une voisine de palier intrusive et bizarre (Myriam Boyer), vivant dans le souvenir de sa fille internée. S’inspirant d’un cinéma a priori éloigné du sien (De Palma « Sœurs de sang », Cronenberg « Faux- semblants »), le cinéaste surprend encore et propose un film étonnant, une maïeutique crue à l’ambiance affolée soignée.

05/06/2017

jeudi 25 mai 2017

► RODIN (Cannes 2017)

Écrit et réalisé par Jacques Doillon


... La beauté du geste


A l’occasion du centenaire de sa disparition, le sculpteur Auguste Rodin est célébré : outre une rétrospective au Grand Palais, il y a donc ce film de Jacques Doillon, présenté en compétition à Cannes. Ce qui constitue en soi un événement puisqu’il n’avait plus concouru dans cette catégorie depuis 1984 et La Pirate ! Son film est néanmoins incarné par un acteur qui lui a eu récemment les honneurs du festival cannois : Vincent Lindon y a en effet obtenu le prix d’interprétation masculine en 2015 pour son rôle dans La loi du marché. Ce n’est pas la première fois que Jacques Doillon s’intéresse à des personnages faisant partie du patrimoine culturel : on se souvient qu’il avait mis en scène la relation entre les écrivains Benjamin Constant et Germaine de Staël dans Du fond du cœur (1994). Mais cela reste néanmoins une exception dans sa filmographie, à laquelle s’ajoute désormais ce portrait du sculpteur aux œuvres iconiques. Vincent Lindon avait en revanche déjà eu l’occasion d’interpréter un personnage historique, en l’occurrence le docteur Charcot, dans Augustine (2012). Et qui dit Rodin dit Camille Claudel : l’élève devenue sa maîtresse dans une relation aussi stimulante qu’orageuse, cette histoire de passion amoureuse et créatrice qui s’entremêle avait tout pour séduire un cinéaste qui depuis plus de 40 ans déjà dépeint les amours troublées et troublantes de couples à tous les âges de la vie : que ce soit les adolescents de La fille de 15 ans (1989), les adultes polyamoureux du Mariage à trois (2010) ou encore de la jeune Camille qui veut donner son amour au Premier venu (2008). Les sentiments dans tous leurs états, ça le connaît, et il fallait bien la finesse de son approche pour s’immiscer dans l’intimité de ces deux artistes qui ont un temps lié leur art et leur cœur. Comme l’indique le carton liminaire : le film commence avec un Rodin qui, à 40 ans, va enfin acquérir la reconnaissance. L’état vient de lui commander ce qui restera son œuvre la plus monumentale, bien qu’inachevée, sa Porte de l’Enfer, d’après La Divine Comédie de Dante. Le film va suivre ces années fructueuses qui verront éclore certaines de ses œuvres les plus emblématiques comme se faner sa relation avec Camille Claudel avec, tel un fil rouge, la création de sa statue de Balzac qu’il lui faudra imposer comme on impose un style. C’est avec la beauté d’un geste gracile que Doillon réalise un portrait d’une douceur passionnée où l’image est comme la main qui palpe la matière.


L’artiste face à son œuvre : ainsi s’ouvre Rodin dans un subtil plan séquence, une image en continue comme une masse de terre, un bloc, qui deviendra sculpture, qui deviendra film. La séquence opère d’ailleurs un signifiant retournement de posture puisqu’elle s’achève par un Rodin qui nous fait désormais face : la silhouette anonyme s’est muée en figure adoubée. « Je n’étais personne avant » confesse-t-il plus tard à un Cézanne en manque de reconnaissance. Doillon installe par la même occasion l’indissociable Camille Claudel (Izïa Higelin, confirmant avec aplomb son césar du meilleur espoir féminin obtenu en 2013) qui par sa perspicacité et son caractère enjouée se fait un exégète séduisant et réconfortant. Leur relation est au cœur du film qui peut être vu comme le contre-champ de celui de Bruno Nuytten (Camille Claudel, 1988, avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu) qui suivait le parcours spécifique, en dehors de l’atelier de Rodin, de l’artiste au destin tragique. Le cinéaste instaure à ce propos une approche formelle qui réunit à l’écran le trio qui les constitue : lui, elle et la sculpture. En effet, de nombreuses scènes s’organisent avec ce principe comme disposition géographique : les deux protagonistes dialoguent longuement avec au centre de l’image, et entre eux, une œuvre. A deux reprises, il y a d’ailleurs une analogie entre la statue et le corps à corps entre les amants : tout d’abord avec « Je suis belle », qui voit un homme porter la femme accroupie, qui devient Rodin faisant corps avec Camille au lit dans la scène qui suit ; puis « La valse » de Claudel qui conduit les amoureux a esquissé un pas de danse. Ce mimétisme de la mise en scène explore délicatement la liaison tant artistique que physique entre les deux créateurs et comment cela les influence et les marque. Rodin ne s’adressera-t-il pas seul face au visage de plâtre de son amante (L’Adieu) à la lueur d’une bougie mélancolique ? De même, L’implorante de Camille Claudel, dont il découvre dans le film une version primitive, prend-elle une valeur tristement sentimentale à l’aune de leur histoire, tel un dialogue artistique à distance. 


L’homme aimant (mais pas exclusif, ce qui précipitera sa rupture avec Camille) va ainsi de pair avec l’artiste qui fait preuve de la même détermination dans son travail même s’il se heurte parfois à l’incompréhension de ses contemporains : Les Bourgeois de Calais en sont un exemple frappant alors qu’ils sont exactement ce que recherchait Rodin. Il fait presque s’animer les personnages en demandant à ses modèles de tournoyer autour, inscrivant son œuvre dans le vivant tel qu’il le conçoit. Sa représentation de Balzac, qui lui vaut les critiques acerbes des commanditaires, lui fait dire : « Je ne cherche pas à plaire, je cherche le vrai », et la conception en trois dimensions que permet la sculpture insuffle effectivement à ses personnages une chair, quelle qu’en soit la matière. D’où l’importance des modèles, nécessaire à l’acte créateur, Rodin n’hésitant pas à ruser quand ce dernier se montre récalcitrant : il fera ainsi Victor Hugo de mémoire, allant du modèle à la tête sculptée. Pour le fameux Balzac, il cherche un profil approchant pour scruter et reproduire le vivant qu’il a  besoin de contempler. Ce rapport au corps, Jacques Doillon l’avait admirablement travaillé avec Mes séances de lutte (2013), hypnotique joute physique où, lors d’une scène, la chair rose devenait boueuse, transformant le couple luttant en statue en mouvement.  Le film prend le parti de plans longs pour accompagner dans son geste un Vincent Lindon époustouflant, habité par la figure du maitre et qui, discrètement, prendra au détour d’un plan, l’attitude de son mythique Penseur. Rythmé par des fondus au noir qui confère au film son aspect de velours, Rodin est un film passionnant sur un dompteur de matière qui donne vie à l’inerte.

25/05/2017